23

Je ne suis pas de celles qui se font larguer. C’est moi qui pars. Je ne suis pas de celles qui se laissent humilier. Ça, c’est l’affaire des autres. Quand j’étais adolescente, c’était toujours moi qui prenais l’initiative de m’asseoir près du garçon, de le regarder dans les yeux – à moins que je ne l’eusse appelé quand je ne voulais pas m’embêter – pour lui annoncer que le moment était venu d’arrêter de nous voir, et tout le tralala. Les yeux rouges, la souffrance, le sentiment de rejet, je laissais ça à mes petits amis, à mes ex. Et je n’ai jamais été victime d’insomnies. Même dans les moments les plus durs de ma vie, tout du moins jusqu’à ce que je déménage à la campagne, j’ai toujours eu le sommeil solide. Mais cette fois, après le départ de Danny et de Finn, voilà soudain que je me retrouvai bien éveillée au beau milieu de la nuit, la peau parcourue de frissons, l’esprit bourdonnant comme un moteur électrique qu’on aurait oublié d’éteindre et qui continuerait à fonctionner à vide, au bord du court-circuit. Je sentis une pression familière contre mon bras droit. Ce n’était pas Danny. C’était Elsie, qui respirait doucement, plongée dans un profond sommeil. Elle avait dû monter dans le lit sans me réveiller. Je lui embrassai les cheveux et le bout du nez. D’un coin de la housse de couette j’essuyai son front sur lequel avait glissé une larme brûlante. Je cherchai la fenêtre des yeux. Les rideaux étaient noirs. Il m’était impossible de lire l’heure à ma montre. Je ne voyais pas le cadran du radio-réveil et si je bougeais, j’allais la réveiller et elle n’arriverait pas à se rendormir par la suite.

J’aurais aimé prendre un scalpel et pratiquer un millier d’incisions dans le corps de Danny, doucement, une par une. Je n’arrivais pas à croire qu’il ait pu me faire une chose pareille. J’aurais voulu le traquer, le retrouver où qu’il soit et lui demander s’il se rendait compte de ce qu’il avait fait à Elsie, qui avait tellement confiance en lui ? Se rendait-il compte de ce qu’il m’avait fait à moi ? Je voulais qu’il me revienne, désespérément. Je voulais le retrouver pour lui dire que s’il revenait nous pourrions tout arranger entre nous. Nous trouverions une solution, je retournerais à Londres s’il le fallait, nous pourrions nous marier, je ferais n’importe quoi, du moment que tout redevienne comme avant.

Et Finn. J’aurais aimé revoir son joli petit visage et le bourrer de coups de poing. Non. Le piétiner. Le réduire en purée. Je l’avais laissée entrer chez moi, je lui avais ouvert les coins les plus intimes de ma vie, je lui avais confessé des secrets que je n’avais jamais révélés à personne, je lui avais confié Elsie. J’avais été plus proche d’elle que de ma propre sœur et elle avait pris sa respiration, elle avait soufflé un grand coup et détruit mon univers. Puis je me souvins de certains détails dans le rapport de l’autopsie que le docteur Kale avait pratiquée sur ses parents et du bandage autour de son cou la première fois que je l’avais aperçue, assise, craintive et silencieuse, sur mon canapé. On aurait dit alors une poupée de porcelaine dont j’avais eu peur qu’elle ne tombe et ne se brise en mille morceaux. J’avais vu mollir sa carapace, j’avais assisté à son retour parmi les hommes, et voilà ce qu’elle avait fait. Ou alors s’agissait-il simplement d’un symptôme supplémentaire de son bouleversement ? Était-ce un appel à l’aide de la part d’une enfant triste et esseulée ? Et la fuite de Danny, n’était-elle pas tout simplement révélatrice de la faiblesse masculine ? N’était-ce pas exactement ce que font les hommes quand ils se sentent flattés de l’attention que leur porte une jolie jeune fille ? Des larmes dégringolaient le long de mes joues. Même mes oreilles étaient mouillées.

Après une heure de lourds sanglots qui me soulevaient la poitrine, je retombai dans un immobilisme plus serein. Je pus observer mes réactions avec objectivité, ou du moins c’est l’impression que j’avais. Je sentis la douleur s’installer en couches successives. Au centre, il y avait le fait que Finn ait pu trahir ma confiance et que Danny ait pu nous abandonner, Elsie et moi. Ces deux événements me faisaient l’effet d’une vive brûlure, comme si rien d’autre ne pourrait jamais avoir d’importance, mais la sensation s’atténua petit à petit et je me mis à penser à d’autres éléments. Il y avait la sensation d’avoir subi un échec professionnel. J’avais répété maintes et maintes fois que Finn n’était pas ma patiente, j’avais résisté à cet arrangement imbécile. Mais même en tenant compte de tout cela, le résultat était le même et il ne restait qu’un désastre complet. On avait placé sous ma protection la victime traumatisée d’une attaque meurtrière et l’épisode s’était soldé non pas par une guérison mais par une farce monstrueuse. Elle s’était enfuie avec mon amant. Je m’enorgueillissais d’être un chasseur solitaire peu soucieux de ce que les autres pensaient, mais à présent il m’était impossible de jouer l’indifférence. Les visages de rivaux et d’ennemis dans le métier se dessinaient dans mon esprit. Je songeais à Chris Madison à Newcastle ou à Paul Mastronarde à l’hôpital de Londres, qui ne manqueraient pas de trouver l’incident cocasse et de raconter à l’envi que bien sûr c’était affreux mais que, pour être honnête, c’était bien fait pour moi, que ça me punirait de mon arrogance. Je pensais à Thelma, qui était à l’origine de tout. Je pensais à Baird, qui avait paru se méfier de moi dès le début, et à toute la fine équipe du commissariat. Ils devaient s’en payer une bonne tranche.

Et puis – ô mon Dieu – je me mis à penser à mes parents et à Bobbie. Je ne sais pas ce qui serait le plus dur à supporter, le silence choqué d’abord, mélange de honte et de désapprobation, qui accueillerait la nouvelle, ou les démonstrations de commisération affectueuse qui allaient suivre, les bras grands ouverts pour accueillir Samantha, la fille prodigue. L’espace d’un très court instant j’envisageai la possibilité de me rendormir et de ne jamais plus me réveiller, plutôt que d’affronter l’horreur de ce que la lumière du jour proche me réservait. Ça allait être si horrible et si pesant que je ne me sentais pas la force de résister.

C’était un signe d’hypoglycémie, à coup sûr. Le résultat du ralentissement des fonctions métaboliques caractéristique du réveil, que l’activité et l’alimentation matinale allaient effacer. Les rideaux étaient gris à présent et Elsie commençait à remuer sur mon bras. Elle ouvrit les yeux et s’assit d’un bond, comme poussée par un ressort. Mon bras s’était engourdi ; je le frottai vigoureusement et le sang se remit à circuler dans mes veines parcourues de picotements. Et merde à la terre entière. Je survivrais à tout ça et je n’allais pas me préoccuper de ce que tout le monde pensait. Il était hors de question qu’on me surprenne à trahir la moindre faiblesse. Je saisis Elsie sous les aisselles, l’envoyai voler en l’air et la laissai retomber. Elle s’affala sur la couverture en poussant un cri de plaisir terrifié.

« Oh, refais-le, maman. Encore une fois. »

 

De notre petit déjeuner entre filles, je fis toute une aventure. Œufs au bacon, toasts, confiture, et un demi-pamplemousse chacune. Elsie mangea sa part, ainsi que des morceaux chapardés à grand renfort de rires dans mon assiette. Je bus du café. À huit heures et demie je la conduisis à l’école.

« À quoi ressemble cet arbre ?

— À un homme avec des cheveux verts et une barbe verte. Et cet arbre-là ?

— J’ai déjà fait l’arbre. Tu dois trouver autre chose.

— Non, c’est moi qui ai trouvé l’arbre, c’est moi qui l’ai trouvé.

— D’accord, Elsie. On dirait… Avec ce vent on dirait un nuage vert.

— Non.

— Si.

— Non.

— Si.

— Non. »

Le jeu s’acheva dans un crescendo de rires.

 

Sur le chemin du retour, des nuages étaient apparus. Les bâtiments se découpaient avec plus de netteté contre le ciel. J’étais pleine de résolutions fermes. J’allais m’occuper d’Elsie et me mettre au travail. Le reste n’était que gâchis. Je me fis un nouveau café et me rendis dans mon bureau. Une fois l’ordinateur allumé, je jetai tout ce que j’avais écrit jusqu’à présent. Il n’y avait là que des phrases sans intérêt, le produit inutilisable d’un travail accompli sans grand enthousiasme. Je consultai un fichier pour me remettre en mémoire certains chiffres, mais je le fermai et me mis à rédiger. J’avais tout en tête de toute façon. Il me serait toujours possible de vérifier les références plus tard. Je passai presque deux heures à écrire sans même quitter l’écran des yeux. Les phrases couraient sous mes doigts et je sentais qu’elles étaient bonnes. Dieu en créant le monde n’était pas plus sûr de lui. Juste avant onze heures j’entendis la porte s’ouvrir. Sally. Il était temps que je me refasse un café. Tandis que la bouilloire chauffait, je lui présentai un compte rendu bref et aseptisé de ce qui s’était passé. Ma voix demeura calme, mes mains ne tremblèrent pas, je ne rougis pas. Elle n’avait pas grand-chose à faire de mes histoires, et je me fichais de savoir ce qu’elle en pensait. Sam Laschen contrôlait à nouveau la situation. Sally se mit en peine de nettoyer la maison et je retournai à l’étage. À l’heure du déjeuner je m’accordai une pause de cinq minutes et descendis à la cuisine. Il restait une demi-barquette de lasagnes précuites dans le réfrigérateur. Je la mangeai sans prendre la peine de la réchauffer. Le temps des nourritures saines était passé. Une heure plus tard, j’avais fini un chapitre. Je cliquai deux fois sur la souris. Quatre mille cinq cents mots. À ce train-là, le livre serait achevé en deux semaines. J’ouvris mon armoire de classement et en sortis deux chemises d’informations déjà traitées. Je les parcourus très rapidement pour me les remettre en tête. À peine quelques minutes plus tard, les deux chemises avaient réintégré l’armoire. J’ouvris un nouveau dossier : Chapitre deux. « Pour une typologie de la guérison. »

Un mouvement attira mon regard. Ça venait de dehors. Une voiture. Baird et Angeloglou en sortirent. L’espace d’un instant, quelque chose en moi crut qu’il s’agissait d’une sorte de souvenir ou d’une hallucination. Cela s’était passé hier. Étais-je en train de me rejouer un rêve horrible que je gardais prisonnier dans un coin de mon crâne ? Il était impossible que les choses se répètent à nouveau. Quelqu’un frappa à la porte. C’était uniquement un point de détail, un formulaire qu’il me fallait signer, quelque chose dans le genre.

Quand j’ouvris la porte, je trouvai Baird et Angeloglou en train de se jeter des coups d’œil gênés.

« Oui ? demandai-je.

— Nous avons pensé que vous aviez peut-être eu des nouvelles, répondit Baird.

— Danny n’a pas appelé, et si jamais ça lui prenait… »

Les deux officiers échangèrent un nouveau regard. Que se passait-il ?

« Ce n’est pas ce que nous voulions dire. Pouvons-nous entrer ? » Baird parvenait mal à simuler la désinvolture. Il n’accompagna ses mots d’aucun des sourires ni des clins d’œil habituels. On aurait dit qu’il imitait le comportement d’un policier en service. Des gouttelettes de sueur perlaient à son front, quoiqu’il fasse froid et humide.

« Qu’est-ce que c’est que ces manigances ?

— S’il vous plaît, Sam. »

Je les conduisis au salon et ils s’assirent côte à côte sur mon canapé, tels Dupont et Dupond. Baird caressait le dos velu de sa main gauche avec les doigts de sa main droite. Il avait la nervosité d’un homme qui doit faire un discours. Angeloglou ne bougeait pas, évitant soigneusement mon regard. Il s’efforçait de rester impassible, serrant fort les mâchoires, ce qui accentuait ses pommettes saillantes.

« Asseyez-vous, Sam, s’il vous plaît, commença Baird. Nous avons de mauvaises nouvelles. » Il continuait de se frotter la main. Ses poils étaient roux vif, encore plus que ses cheveux. Je n’arrivais pas à en détacher les yeux. « Hier matin nous avons reçu un appel signalant une voiture carbonisée juste à la sortie de Bayle Street, à une vingtaine de miles d’ici par la côte. Nous avons vite établi qu’il s’agissait de la camionnette Renault enregistrée au nom de Daniel Rees.

— Ô mon Dieu ! A-t-il eu un accident… ?

— Il y avait deux corps sévèrement brûlés dans la voiture. Deux cadavres. Le feu a provoqué de très gros dégâts et il reste des tests d’identification à pratiquer. Mais je dois vous préparer à la quasi-certitude qu’il s’agit des corps de Mr Rees et de Miss Mackenzie. »

Je tentai de m’accrocher à l’instant présent, de saisir l’impression de choc et de confusion que je ressentais comme s’il s’agissait d’un précieux état d’esprit. Rien ne pourrait jamais être pire que cela.

« Vous avez entendu ce que j’ai dit, docteur Laschen ? »

Baird me parlait avec une grande douceur, comme s’il s’adressait à un petit enfant assis sur ses genoux. Je hochai la tête. Pas trop. Rien d’hystérique ni de trop insistant.

« Vous avez entendu ce que j’ai dit, docteur Laschen ?

— Oui, bien sûr. Eh bien, merci, Mr Baird, d’être venu m’annoncer la nouvelle. Je ne vous retiendrai pas plus longtemps. »

Chris Angeloglou se pencha en avant.

« Y a-t-il une question que vous aimeriez nous poser ? Ou quelque chose que vous souhaiteriez dire ?

— Je suis désolée, répondis-je, posant le regard sur ma montre. Le problème c’est qu’il est presque l’heure que j’aille chercher ma… euh… ma fille.

— Ce n’est pas Linda qui s’occupe de ça ?

— Ah oui ? Je ne… »

Tant que Baird parlait j’avais gardé l’esprit tout à fait clair. Tout en écoutant l’information j’avais également observé avec un intérêt tout professionnel comment il s’y prenait pour annoncer des nouvelles pénibles. Et j’avais examiné la façon dont je réagissais avec une absolue clarté. Je sentis des larmes dégouliner sur mon visage et me rendis soudain compte que je pleurais, que tout mon corps était secoué de sanglots. Je me laissai envahir par les pleurs au point d’étouffer presque, vaincue par la peine et la douleur accumulées. Je sentis une main sur mon épaule, puis quelqu’un pressa contre mes lèvres une tasse de thé, ce qui me surprit parce qu’il ne s’était pas écoulé suffisamment de temps pour faire du thé, le laisser infuser et le verser. J’avalai un peu du liquide et me brûlai le palais. Je tentai en vain de parler. Je pris quelques profondes inspirations et renouvelai la tentative.

« Un accident ? » demandai-je.

Baird fit non de la tête.

« Quoi ? » C’était à peine distinct d’un croassement.

« On a trouvé une lettre à côté de la voiture.

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Elle vous était adressée.

— À moi ? répétai-je d’une voix inerte.

— La lettre est de la main de Miss Mackenzie. Elle écrit qu’après s’être rendu compte de ce qu’ils ont fait, de ce qu’ils vous ont fait, en particulier, leur vie n’a plus de sens, et qu’ils ont décidé de mourir ensemble.

— Ils se sont suicidés ? demandai-je bêtement.

— C’est l’hypothèse que nous envisageons.

— C’est ridicule. » Les deux hommes gardèrent le silence. « Vous entendez ce que je dis ? C’est ridicule et impossible. Danny ne se serait jamais suicidé. Jamais. Quelles que soient les circonstances. Il… Comment ont-ils fait ? »

Je regardai Baird. Il tenait une paire de gants dans une main quand il était entré, et à présent il les tordait, très fort, comme s’il essayait d’en extraire de l’eau.

« Vous voulez vraiment savoir ?

— Oui.

— Ils se sont servis d’une mèche de tissu insérée dans le réservoir et l’ont allumée. Il semble qu’ils se soient ensuite chacun tiré une balle dans la tête. On a retrouvé un revolver sur place.

— Un revolver ? Où ont-ils bien pu trouver un revolver ? »

Rupert avala avec difficulté et changea de position.

« L’arme était enregistrée au nom de Leopold Mackenzie », murmura-t-il d’une voix faible.

Il me fallut quelques secondes pour prendre toute la mesure de ce qu’il venait de dire, mais quand j’y parvins, je me sentis envahie d’une rage étourdissante.

« Est-ce que vous seriez en train de suggérer que Finn s’était retrouvée en possession de l’arme de son père ? » Baird haussa les épaules d’un air penaud. « Et qu’elle la gardait quelque part dans cette maison ? Vous ne saviez pas que Mackenzie avait un revolver et qu’il avait disparu ?

— Non, répondit Baird. Cela est très difficile pour nous, et je me doute bien que ça doit l’être également pour vous.

— Je ne veux pas de votre condescendance, Rupert, ni de votre jargon psychologique automatique.

— Vous vous méprenez, Sam, reprit Baird d’une voix douce. Ce que je voulais dire, c’est que ça doit être difficile pour vous en particulier. »

Je sursautai.

« Que voulez-vous dire ?

— Que ça vous arrive à nouveau, pour la deuxième fois. »

Je m’enfonçai dans le fauteuil, misérable, battue.

« Salopards. Vous vous êtes renseignés dans votre coin, hein ? »