24

« Je sais compter jusqu’à cent.

— Non ? Vas-y alors.

— Un, deux, trois, patati-patata, quatre-vingt-dix-neuf, cent. »

J’émis un gloussement d’appréciation, les mains sur le volant, le regard rivé sur la route, caché derrière des lunettes noires qui masquaient mes yeux rougis.

« Et écoute. Toc, toc, toc.

— Qui est là ?

— Léa.

— Léa quoi ?

— L’est allé se coucher ! Et écoute, écoute. Comment la maman de Batman elle l’appelle pour qu’il vienne dîner ?

— Je ne sais pas. Comment la maman de Batman l’appelle-t-elle pour qu’il vienne dîner ?

— Batman, à taaaaaaaaaable !

— Qui t’a appris celle-là ?

— C’est Joshua qui est amoureux de moi et qui m’embrasse en douce quand la maîtresse ne regarde pas et quand on sera grands on se mariera. Et tu connais l’histoire de Paf le chien ?

— Non. Qu’est-ce que c’est l’histoire de Paf le chien ?

— C’est un chien, il traverse la route, et vlam, il se fait écraser. Mais je ne comprends pas bien cette histoire.

— Eh bien, je crois que c’est parce qu’il faut dire que c’est l’histoire d’un chien, il traverse la route, et alors paf le chien. Paf, c’est le bruit qu’il fait quand il se fait écraser. Qui est-ce qui te l’a racontée ?

— C’est Danny. L’autre jour Danny il racontait cette histoire et il a beaucoup ri.

— Regarde, m’écriai-je d’une voix enjouée. Voilà la maison de Kirsty. »

Kirsty accourut à la porte, parée de chaussettes blanches remontées bien droit jusqu’à ses petits genoux ronds, d’une robe à smocks bleue agrémentée d’un col blanc apprêté. Elle traînait un manteau rouge derrière elle. Des barrettes étincelaient dans la masse soyeuse de ses cheveux châtains.

« Fing ne vient pas avec nous ? » demanda-t-elle quand elle me vit apparaître seule avec Elsie. Derrière elle, Mrs Langley grimaçait : « Je-n’ai-pas-encore-eu-le-temps-de-lui-dire !

— Fing est… commença Elsie d’un air important.

— Pas-aujourd’hui-Kirsty-mais-nous-allons-bien-nous-amuser-et-où-sont-tes-affaires-de-piscine-monte-dans-la-voiture-oh-ce-que-tu-es-belle-et-hop-nous-y-voilà. » Les mots sortaient à toute vitesse de ma bouche, comme si en parlant assez vite et assez longtemps je pourrais noyer la question, la remplacer par des rêves d’eau chlorée suivie de chips, et puis d’un après-midi passé dans la pénombre douillette du vieux cinéma, où les sièges recouverts de velours râpé remontaient d’un coup sec et où des grains de pop-corn roulaient sur le sol, tandis que des personnages de dessins animés se faisaient battre, écraser, précipiter dans de l’huile bouillante, et en sortaient pourtant indemnes à chaque fois.

Mrs Langley se pencha à la fenêtre de la voiture, le visage transpirant la commisération. Elle posa une main douce sur la mienne, crevassée, agrippée au volant. Elle se polit les ongles, me dis-je.

« S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire…

— Merci. Je ramènerai Kirsty dans l’après-midi. » Je dégageai ma main de la sienne et fis tourner la clé. « Vous avez bien attaché vos ceintures, les filles ?

— Oui », me répondirent-elles en chœur. Assises côte à côte, les pieds battant l’air dans leurs bonnes petites chaussures de cuir, elles présentaient deux visages ravis.

« OK, on y va. »

Elsie et Kirsty flottaient gracieusement dans leur bouée de caoutchouc et leurs bracelets gonflés, tellement bien soutenues qu’elles ne se mouillaient presque pas le torse. Leurs petites jambes blanches faisaient des moulinets dans l’eau et elles avaient les joues roses, enflammées par le sentiment de leur propre culot.

« Regarde-moi », dit Kirsty. Elle s’enfonça le nez et le menton dans l’eau un millième de seconde et se releva, l’air triomphant, une mèche de cheveux collée au front. « Je mets la tête sous l’eau. Je parie que t’en es pas capable. »

Elsie me regarda un instant. Mon cher petit marin d’eau douce. Je crus qu’elle allait se mettre à pleurer. Puis elle plongea la tête dans la piscine, se débattant maladroitement parmi ses bouées orange vif.

« J’ai réussi, s’exclama-t-elle. Maman, tu as vu ? »

J’aurais voulu la prendre dans mes bras et la serrer contre moi.

« Vous êtes mes deux petits poissons, pas vrai ? Et si j’étais un requin ? »

Sous l’eau, je ne pesais plus rien. J’étais aveugle, obligée de plisser les yeux pour tenter de percer l’épaisse onde verte et d’apercevoir les jambes lumineuses qui tourbillonnaient comme des algues. Je tendis les mains pour attraper des chevilles agiles. Les carreaux de céramique ne se trouvaient heureusement qu’à quelques centimètres de mon corps submergé. J’entendais les deux gamines pousser des cris et glousser tandis que je glissais sans grâce entre leurs jambes. Je ne suis pas un poisson, loin de là. Je n’aime que la terre ferme.

Dans les vestiaires, une adolescente donna des petits coups de coude à son amie pendant que je m’employais à enfiler des pulls par-dessus des têtes mouillées, à faire entrer de force des pieds butés dans des chaussures récalcitrantes et à fixer des languettes rigides dans les boucles appropriées. Elle me désigna des yeux.

 

Beignets de poulet, frites, esquimaux d’un violet pétant pour le déjeuner. Du pop-corn, un mélange de sucré et de parfumé, et une boisson gazeuse à l’orange dans un grand verre en carton d’où sortaient deux pailles rayées suivirent pendant le cinéma. Assises de part et d’autre de moi, chacune me serrant la main, elles regardèrent un dessin animé et je laissai l’écran se brouiller tandis que je fixai mon regard au-delà. Elles avaient les doigts collants et la tête penchée vers mes épaules. L’air autour de nous sentait le vieux, l’usure. Je tentai d’aligner ma respiration sur la leur sans y parvenir. Mon souffle sortait par à-coups désordonnés et asymétriques de poumons douloureux. Je remis mes lunettes noires dès que nous nous retrouvâmes dans le hall du cinéma.

« Maman.

— Oui, mon amour. » Kirsty avait été rendue au giron protecteur de sa mère et nous rentrions dans un brouillard laiteux.

« Tu te souviens de la cassette vidéo – à ceci près qu’Elsie prononçait ça “vidio”, une survivance de ses premiers balbutiements d’enfant, comme la dernière feuille brune encore accrochée à l’arbre –, celle qui s’appelait Le Lion, la sorcière et l’armoire ?

— Oui.

— Tu te souviens du moment où la méchante sorcière le tue et où il est allongé à côté des souris ?

— Oui.

— Et alors il revient à la vie, il y arrive. Eh ben…

— Non. Danny et Finn ne vont pas revenir à la vie. Ils vont nous manquer, et nous devons nous souvenir d’eux et parler d’eux ensemble. Tu dois me parler à chaque fois que tu en as envie, comme ça ils ne mourront jamais ici. » Je posai une main contre mon cœur qui battait à tout rompre. « Mais nous ne les reverrons plus jamais.

— Mais où sont-ils ? Est-ce qu’ils sont au ciel maintenant ? »

Des morceaux de chair carbonisée, des crânes fendus de rires hilares, des yeux brûlés, des traits dégoulinant en une rivière monstrueuse sur leurs visages décomposés, des membres fondus, déposés sur une plaque de métal dans un frigo à quelques kilomètres de l’endroit où nous nous rendions.

« Je ne sais pas, ma chérie. Mais ils sont en paix à présent.

— Maman.

— Oui.

— J’ai été courageuse quand j’ai mis la tête sous l’eau ?

— Très courageuse. J’étais très fière de toi.

— Aussi courageuse qu’un lion ?

— Encore plus. »

 

Sur le chemin qui menait à la maison, on aurait dit qu’une fête se préparait, surgissant du brouillard. Un nuage de lumières blanches, une marée de voitures. J’arrêtai la mienne et posai doucement l’index sur le bout du nez d’Elsie.

« Bip-bip, lançai-je. Nous allons traverser en courant la masse de ces méchants bonshommes avec leurs appareils photo et leurs magnétophones. Pose la tête sur mon épaule, et on va voir si j’arrive à atteindre la porte avant que tu ne comptes jusqu’à cent.

— Un, deux trois, patati… »

 

« Ton père et moi pensons que tu devrais venir passer quelques jours à la maison. En attendant que l’attention retombe.

— Maman, c’est… » Je marquai une pause, cherchant une réponse adéquate. « C’est très gentil de votre part, mais je vais bien. Il faut que nous restions ici. »

Mes parents étaient arrivés à peine quelques minutes après notre retour. Ils s’étaient avancés vers la maison d’un pas ferme et rigide de militaire, gauche-droite, menton en l’air, regard droit devant. Je leur étais reconnaissante de leur constance. Je savais à quel point ils devaient haïr tout ce remue-ménage. Ils avaient apporté un cake aux fruits dans une grande boîte en fer bordeaux, un bouquet de fleurs enveloppé de cellophane, ainsi que des Smarties et un livre de coloriage pour Elsie, qui déteste les coloriages mais adore les Smarties. Elle les emporta dans la cuisine pour les manger, minutieusement, par ordre de couleur, en gardant les oranges pour la fin. Mon père fit du feu. Il forma un petit bûcher bien net à l’aide de brindilles empilées par-dessus une demi-briquette allume-feu, sur lequel il disposa quatre bûches. L’air très affairé, ma mère prépara le thé et posa une tranche de cake devant moi d’un geste autoritaire.

« Laisse-nous au moins rester ici, dans ce cas.

— Ne t’inquiète pas pour moi.

— Tu ne peux pas tout faire dans ton coin. »

Quelque chose dans le ton de sa voix me fit lever les yeux. Derrière ses lunettes, ses yeux étaient noyés de larmes. Elle serrait les lèvres pour contenir son émoi. Quand avais-je vu ma mère pleurer pour la dernière fois ? Je me penchai en avant dans mon fauteuil et lui touchai le genou, sous son épaisse jupe de laine, d’un geste gauche. Quand l’avais-je touchée pour la dernière fois, à l’exception de ces baisers secs posés trop vite sur la joue ?

« N’insiste pas, Joan. Tu ne vois pas que Samantha est bouleversée ?

— Non ! Non, justement, je ne le vois pas. C’est ce que je veux dire, Bill. Elle devrait être bouleversée, elle devrait être – enfin – prostrée. Son amie, j’ai toujours pensé qu’elle était fausse, cette petite, et je te l’ai dit le jour où nous l’avons rencontrée, son amie et son petit ami se sont enfuis ensemble, ils se sont tués en voiture, et tous les journaux en parlent. Et il y a le reste. » Elle fit un geste vague en direction de la fenêtre, du monde extérieur. « Et Samantha est assise là comme si de rien n’était, alors que tout ce que je désire, tout ce que je désire, c’est l’aider. » Elle s’arrêta, et je me serais peut-être avancée pour la prendre dans mes bras à ce moment-là, mais je la vis se contracter et elle lâcha son dernier mot, la chose qu’elle avait dû se promettre de ne pas dire. « Ce n’est pas comme si c’était la première fois que ça arrivait à Samantha.

— Joan…

— Ce n’est pas grave, papa. »

Je le pensais vraiment. La douleur provoquée par ces mots que ma mère m’adressait était si intense qu’elle en devenait presque un plaisir tordu, astringent.

« Elsie ne devrait certainement pas rester ici, dit ma mère. Elle devrait venir avec nous. »

Elle commença à se lever, comme si elle allait partir sur-le-champ avec ma fille.

« Non, dis-je. Elsie reste avec moi. » Comme s’il s’agissait d’un signal, Elsie apparut dans le salon, croquant ses derniers Smarties. Je l’attirai sur mes genoux et posai le menton sur ses cheveux.

Quelqu’un frappa à la porte.

« Qui est-ce ? demandai-je.

— C’est moi. Michael. »

Je lui ouvris et refermai vivement la porte derrière lui. Il ôta son manteau ; il portait un vieux jean et une chemise de coton bleu délavé, mais il avait l’air détendu, calme.

« J’ai apporté du saumon fumé, du pain de seigle et une bouteille de Sancerre. Je me suis dit que nous pourrions… oh, bonjour, Mrs Laschen. Mr Laschen.

— Ils étaient sur le point de partir, dis-je.

— Mais Samantha, nous venons tout juste… »

Mon père adressa un signe de tête insistant en direction de ma mère et la prit par le bras. Je les aidai à enfiler leurs manteaux en silence et les reconduisis à la porte. Ma mère se retourna pour nous regarder, Michael et moi. Je ne sais pas ce qui m’ébranla le plus, l’étonnement ou l’approbation qui se lisaient dans ses yeux.

Elsie m’attendait dans mon lit cette nuit-là. Au moment où je me glissai sous la couverture elle se retourna, m’enlaça le cou d’un bras tentaculaire, cala son visage contre mon épaule et soupira. Puis, avec la facilité miraculeuse des enfants, elle referma les yeux et replongea dans un profond sommeil. Je passai un long moment éveillée. Dehors, la nuit était noire, sans lune. Tout le monde était rentré se coucher ; je n’entendais rien d’autre que le vent dans les branches et, à une ou deux reprises, le cri faible d’un oiseau sur la mer. Si je posais la main sur la poitrine d’Elsie, je sentirais son cœur battre. Son souffle chaud me caressait la joue. De temps en temps elle murmurait quelque chose d’incompréhensible.

Michael n’était pas resté longtemps ce soir-là. Il avait débouché la bouteille de vin et m’avait servi un verre que j’avais bu d’un trait sans même le goûter, comme s’il s’agissait de schnaps. Il avait étalé du beurre, qu’il avait également apporté, sur des tartines de pain de seigle et les avait ensuite recouvertes de saumon fumé, dont la vue m’avait fait songer avec horreur à de la chair humaine à vif, de sorte que je n’avais fait que grignoter un petit bout de croûte sans aller plus loin. Nous n’avions pas beaucoup parlé. Il avait mentionné un ou deux détails de la conférence de Belfast dont il pensait qu’ils pourraient m’intéresser. Je n’avais rien répondu, me contentant de fixer les braises mourantes du feu que mon père avait fait. Anatoly avait enveloppé nos jambes de son long manteau noir et s’était mis à ronronner bruyamment.

« Ça semble irréel, non, impossible, avait-il dit. Je connais Finn depuis des années, des années. »

Je n’avais rien répondu. Même hocher la tête semblait au-dessus de mes forces.

« Eh bien. » Il s’était levé et avait remis son manteau. « Je vais y aller, Sam. Croyez-vous que vous allez réussir à dormir ? Je pourrais vous donner quelque chose. »

J’avais refusé d’un signe de la main. Après son départ, j’avais monté les escaliers. Je serrai Elsie contre moi et restai là à regarder dans le noir, les yeux grands ouverts et secs.