14

« Est-ce que je suis votre patiente ? »

Je me sentais aussi à l’aise qu’une mère à qui son enfant demande comment on fait les bébés. J’avais déjà réfléchi aux différentes réponses que je pourrais proposer au moment où Finn me poserait la question. L’espace d’un instant je me sentis déchirée entre le désir de la rassurer et la responsabilité qui m’incombait de lui dire clairement la vérité.

« Non. Tu es la patiente du docteur Daley, si tu veux voir les choses sous cet angle. Mais il vaudrait mieux que tu ne te considères pas comme une patiente.

— Je ne parle pas de moi, mais de vous.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je ne sais pas ce que je fais chez vous. Je me cache ? Je suis en fuite ? Je suis votre locataire ? Une amie ? Une malade ? »

Nous étions assises dans un établissement à la décoration faussement traditionnelle près du vieux port de Goldswan Green, à une demi-heure de la maison, un endroit presque vide par ce lundi froid de février. J’avais commandé une assiette de pâtes et Finn picorait sans conviction une petite salade verte dont elle avait fait son plat principal. Elle piqua de sa fourchette une feuille de laitue d’une variété amère, immangeable à mon goût, et la fit pivoter dans son assiette.

« Tu es un peu tout ça, j’imagine, répondis-je. À l’exception de la malade.

— Je me sens pourtant bien malade. Tout le temps.

— Sans doute.

— C’est vous l’experte en la matière, Sam, reprit-elle en repoussant les feuilles de salade vers les bords de son assiette. À votre avis, comment devrais-je me sentir ?

— Finn, dans mon métier, je me refuse d’habitude catégoriquement à dire aux gens ce qu’ils devraient faire ou comment ils devraient se sentir. Mais dans ton cas je vais faire une exception. »

L’expression de Finn se durcit, trahissant son inquiétude.

« Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— En tant qu’autorité en matière de désordres post-traumatiques, je te conseillerais fermement d’arrêter de jouer avec ta salade et de faire crisser ta fourchette dans ton assiette, parce que ça m’agace. »

Finn sursauta et baissa les yeux, mais son visage se décontracta bientôt et elle esquissa un sourire.

« En revanche, continuai-je, tu pourrais en faire transiter quelques feuilles de ton assiette jusqu’à ta bouche. »

Finn haussa les épaules, introduisit une grande feuille de salade tout entière entre ses lèvres, et la croqua. Un sentiment de triomphe sardonique se manifesta.

« Et voilà, conclus-je. Ce n’était pas si difficile.

— J’ai faim, annonça Finn d’un ton dégagé, comme si elle examinait le comportement d’une créature exotique.

— C’est parfait.

— Je devrais peut-être commander des pâtes comme les vôtres.

— Tiens, j’ai fini. »

Je poussai l’assiette vers elle et elle y plongea la fourchette, presque excitée par la nouveauté de son geste. Durant quelques minutes nous n’échangeâmes pas un mot. La voir manger me suffisait.

« J’en ai peut-être pris trop d’un coup, s’inquiéta Finn une fois les deux assiettes nettoyées.

— Il n’y en avait pas tant que ça. Il ne restait que ce que j’avais laissé. Tu veux du café ?

— Oui, avec du lait.

— C’est bien, Finn. Des protéines et du calcium. On va pouvoir commencer à te retaper. »

Elle commença à rire puis s’arrêta net.

« Pourquoi elle a fait ça ?

— Qui ? Mrs Ferrer ? » Je haussai vaguement les épaules, avant de tenter une explication. « Elle voulait venir te voir, tu sais. Elle était sur le point de repartir en Espagne, mais elle voulait te voir avant. » Je me rappelai son désir frénétique de rendre visite à « la petite », puis je la revis morte, allongée sur le lit dans son pull bigarré.

Le visage de Finn s’assombrit. Ses yeux me fixaient sans me voir, comme si elle regardait quelque chose derrière moi.

« J’aurais aimé qu’elle vienne ; je crois que ça m’aurait fait plaisir. J’aurais aimé la voir. J’imagine que c’est à cause de la scène horrible sur laquelle elle était tombée.

— Il doit bien y avoir une raison, dis-je, absente.

— Vous avez l’air de soupçonner quelque chose.

— Ce n’était pas ce que je voulais dire.

— Vous trouvez que j’ai été bête ? Avec le feu ? »

 

Le samedi précédent, ce samedi catastrophique, Danny s’en était allé dans l’après-midi peu de temps après le départ de Rupert et de Bobbie. Il avait ramassé son sac fourre-tout et sa sacoche, ignoré Michael et Finn, et m’avait adressé un petit signe de tête très sec. Quand j’avais tenté de le retenir (« Je sais que ce n’est pas l’idéal, mais nous pourrions en discuter plus tard »), il avait répondu d’un ton las que cela faisait trois jours qu’il essayait de me parler mais que je n’avais cessé d’agir avec irritation et hostilité à son égard, et est-ce que je ne m’étais pas rendu compte depuis le temps que mes « plus tard » n’arrivaient jamais et puis de toute façon il avait des choses à faire à Londres. En réponse de quoi j’avais jappé, comme une vraie gamine, qu’il se comportait comme un bébé. Il était alors parti en trombe dans un nuage de fumées d’échappement. Cela devenait une habitude. Ni Finn ni Michael n’y avaient fait la moindre allusion et Elsie sembla à peine se rendre compte qu’il nous avait quittées. Pour ma part, la mort de Mrs Ferrer et l’attention que je portais à Finn l’avaient écarté de mes préoccupations immédiates.

Puis, le lendemain matin, Michael Daley était arrivé sans prévenir. J’étais dans le jardin occupée à échafauder un gros tas de planches, de tiges de rotin et de vieilles branches que je voulais brûler, quand son Audi avait surgi dans l’allée. Il ne vint pas tout de suite à ma rencontre ; au lieu de cela, je le vis extraire de son coffre une dizaine de sacs en plastique de chez Waitrose. Il nous apportait des provisions à présent ? Malheureusement non. En fait, il apportait des vêtements appartenant à Finn que la police l’avait autorisé à sortir de la maison.

« Où voulez-vous que je mette tout ça ? » protestai-je alors que nous transportions les sacs jusqu’à l’entrée de la maison.

— Je me suis dit que ça pourrait constituer un premier pas vers le retour à la normale, répondit-il.

— Je m’étais demandé combien de temps Finn allait devoir se promener dans la maison affublée de mes jeans roulés aux chevilles.

— Désolé, mais je ne peux pas rester. Vous lui présenterez mes respects ?

— Vos respects. Je me suis toujours demandé ce que ça voulait dire.

— Vous trouverez bien quelque chose.

— Tout va bien ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Vous venez de perdre un nouveau patient.

— J’espère que vous plaisantez », rétorqua-t-il d’un ton cassant. Il repartit sans rien ajouter et sans voir Finn. Je l’appelai pour qu’elle descende.

« Regarde ce que le docteur t’a apporté. »

La vue des sacs la troubla, à l’évidence. Elle tira de l’un d’eux une chemise de velours fripé bordeaux qu’elle déplia.

« J’ai encore du travail dehors, lui annonçai-je. Je vais brûler presque tout ce dont je dois me débarrasser dans le jardin. Je te laisse t’occuper de tes affaires, si ça ne t’ennuie pas. »

Elle acquiesça sans rien dire et je la laissai. Avant de fermer la porte je me retournai pour l’apercevoir agenouillée dans l’entrée. Elle pressait le velours contre sa joue, comme un petit enfant perdu.

Le jardinage a toujours été un mystère pour moi, mais j’ai toujours aimé faire du feu. Il avait plu, ce qui me compliquait la tâche tout en promettant d’augmenter d’autant la satisfaction que j’allais éprouver si le feu prenait. J’avais froissé des feuilles de journal en boule que j’avais disposées à différents endroits stratégiques dans mon tas de déchets, du côté exposé au vent. J’y mis le feu ; elles commencèrent par craquer, avant de rougeoyer et de s’éteindre. Je partis farfouiller dans la remise où je dégottai une boîte d’allume-feu presque vide et une bouteille de détergent qui ne sentait plus le produit. J’emballai la boîte tout entière dans du papier journal avant de l’introduire profondément dans un interstice du tas à brûler. Puis j’aspergeai le tout du reste de liquide huileux. J’avais ainsi créé une espèce de petit détonateur dont je n’étais pas sûre qu’il allait fonctionner, tout en craignant qu’il ne le fasse exploser. Je craquai une allumette et l’envoyai sur la pile. Il se produisit un bruit sourd semblable à celui d’un sac de sable qui tombe sur un sol cimenté. J’aperçus une lueur jaune, puis j’entendis des grésillements, et des flammes s’échappèrent enfin de la pile, tandis que je me trouvais doucement poussée en arrière par un invisible oreiller de chaleur qui me battait les joues et le front.

Je sentis grandir en moi l’excitation habituelle qui me prend quand un feu passe du stade où on n’arrive pas à l’allumer à celui où il devient impossible de l’éteindre. Je commençai à nourrir les flammes de choses et d’autres trouvées dans le jardin. Il y avait de vieux panneaux de treillages en bois, une pile de vieilles planches entassées devant le mur de la maison, et tout cela se retrouva bientôt à crépiter au milieu du brasier qui envoyait des étincelles très haut dans le ciel. Il me sembla soudain sentir une présence à mes côtés. C’était Finn. La danse des flammes se réfléchissait dans ses yeux.

« C’est un beau feu, non ? J’aurais dû faire pyromane. Tout bien réfléchi, je suis certainement pyromane. Je ne me vois pas attaquer une banque ou tuer quelqu’un, mais je comprends le plaisir qu’on peut éprouver à mettre le feu à quelque chose de volumineux et à le voir s’effondrer dans les flammes. Mais il faudra que je me contente de ce feu-là. »

Finn s’approcha de moi. Elle me mit une main sur l’épaule et se pencha à mon oreille. Je sentis la caresse de ses lèvres tandis qu’elle me murmurait quelques mots. Une fois qu’elle eut terminé, elle recula la tête mais demeura tout près de moi. Je pouvais distinguer le duvet doré qui lui couvrait les joues.

« Tu es sûre ? » lui demandai-je.

Elle me fit signe que oui.

« Tu ne voudrais pas les laisser plutôt à une œuvre de charité ? »

Elle remua la tête.

« Je ne veux pas que quelqu’un d’autre les porte.

— C’est comme tu veux. »

Elle retourna alors dans la maison et une minute plus tard réapparut les bras chargés de jupes, de robes et de chemises. Elle passa devant moi et les envoya sur la pile. Les étoffes bigarrées se mirent à gonfler, à grésiller puis à éclater. Elle continua ses allées et venues. Il y avait de jolies pièces parmi toutes ses brassées, des choses qu’elle avait dû acheter après avoir perdu du poids, et Finn détecta sans doute une expression peinée sur mon visage parce qu’elle s’interrompit à un moment pour venir me déposer sur la tête un chapeau de feutre et enrouler une écharpe en cachemire prune autour de mon cou. Le chapeau était tout à fait à ma taille.

« Mon loyer », murmura-t-elle dans un sourire.

Elle ne garda rien pour elle. Quand elle eut fini, nous restâmes ensemble à contempler le feu, pour voir se consumer les derniers fragments de tissu et de ruban, et j’éprouvai un léger haut-le-cœur. Je me sentais comme un champion de la ripaille qui aurait trouvé son maître en gourmandise.

« Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ? finit par demander Finn.

— Eh bien, je crois que demain je t’emmènerai faire des courses. »

 

« Je suis désolée, Sam, déclara Finn en avalant son café jusqu’à la dernière goutte. Ouh, c’est amer. Mais c’est bon. C’était un peu théâtral et mélo de tout brûler comme ça. Mais je me suis sentie obligée de le faire.

— Tu n’as pas à te justifier.

— Si. C’est difficile à expliquer, mais je vais essayer de vous dire ce que j’ai ressenti. En un sens, j’ai l’impression d’avoir été contaminée par ces gens qui ont essayé de… enfin, vous savez. Ma vie a été réduite en morceaux et complètement transformée par ce qu’ils ont fait. Vous comprenez ce que je veux dire ? On aime sentir que sa vie a pris une bonne direction. Mais j’ai senti, enfin je sens encore, que le cours de la mienne a été modifié par des gens qui nous haïssaient. Il fallait que je rompe avec tout ça, que je renaisse. Que je me reconstruise. Vous comprenez ?

— Je comprends parfaitement, répondis-je avec une douceur délibérée. Mais tu as l’habitude de ces changements, non ?

— Que voulez-vous dire ?

— Tu as souffert d’anorexie et de boulimie, tu as mis ta vie en danger. Mais tu t’en es sortie. Tu sais comment faire pour te reprendre en main, et c’est quelque chose de merveilleux. » Je marquai une légère pause, tentant d’évaluer jusqu’où je pouvais aller. « C’est assez amusant, tu sais. La première fois que j’ai aperçu ton visage, sur une vieille photo, j’ai vu une gamine rondelette et anxieuse. Et maintenant que tu es là devant moi, je vois quelqu’un de tout à fait différent, tu es sûre de toi, vivante. »

Je regardai Finn. Sa main tremblait tellement qu’elle dut lâcher son couteau.

« Je détestais cette fille. La grosse Fiona Mackenzie. Je m’en sens tout à fait étrangère. Je m’étais fait une nouvelle vie, ou du moins c’est ce que j’avais cru. Mais à présent j’ai du mal à accepter les événements agréables. Comme de vous rencontrer, Elsie et vous. Je me dis parfois que si je vous ai rencontrées toutes les deux c’est à cause de… comment dire… à cause d’eux. Je me demande si je devrais parler de tout ça. Vous croyez que je dois le faire ? »

Mon avis sur la question n’arrêtait pas de changer, et j’avais un peu peur de dire d’une fois sur l’autre une chose et son contraire. Si j’avais discuté de son cas avec un collègue, il aurait été possible d’envisager différentes options thérapeutiques et nous nous serions disputés sur les chances de réussite de chacune d’entre elles. J’aurais pu faire la remarque qu’en matière de traitement des affections post-traumatiques nous en étions encore au Moyen Âge, à l’âge des superstitions, des humeurs, des coups de sang et des saignées. Finn cherchait auprès de moi le genre d’autorité qu’on attend d’un médecin. Et je connaissais si bien le sujet que j’avais depuis longtemps perdu les certitudes qu’entretiennent sur la question de simples amateurs. L’essentiel de ce que les gens croient savoir à propos des traumatismes et de la façon de les traiter s’avère faux. En vérité, selon les cas, la parole constitue un réconfort pour certains patients, mais elle peut aussi aggraver leur état ou n’y rien changer. Et ce n’est pas le genre d’information que les gens aiment recevoir de la part d’un médecin.

J’inspirai profondément avant de me lancer dans une réponse qui s’approche aussi près de la vérité qu’il était possible de le faire dans le cas présent.

« Je ne sais pas, Finn. J’aimerais pouvoir te fournir une réponse facile qui puisse te rassurer, mais c’est impossible. Je veux que tu me considères comme quelqu’un à qui tu peux te confier. Par ailleurs, je ne suis pas la police. Je ne cherche pas à ce que tu me fournisses des preuves. Et je ne saurais assez te répéter que je ne suis pas ton médecin. Il n’est pas question ici d’un quelconque programme de traitement. Mais, quitte à trahir ma grande et belle profession, j’ajouterai que ce n’est peut-être pas mauvais en soi. » J’avançai le bras et lui pris la main. « Il m’arrive de penser que les médecins éprouvent une difficulté particulière à accepter la souffrance. Il t’est arrivé une chose absolument épouvantable, une chose qu’on ne peut pas qualifier. Tout ce que je peux te dire c’est que la douleur s’amenuisera avec le temps. Ça ira sans doute mieux quand les salopards qui ont fait ça auront été arrêtés. Cela dit, si tu ressens des symptômes physiques précis, il faudra que tu m’en fasses part ou que tu en parles au docteur Daley, qui s’en occupera. D’accord ?

— Mouais.

— Parfait.

— Sam ?

— Oui ?

— Ça ne vous arrange pas de m’avoir à la maison ?

— Rien de ce qui m’est arrivé ne m’a jamais “arrangée”. Mais j’ai décidé de te classer dans la catégorie des événements agréables, et c’est tout ce qui compte.

— Ne vous sentez pas obligée d’être gentille avec moi. Pour commencer, je vous empêche d’écrire votre livre.

— Je me débrouillais déjà très bien pour ne pas avancer d’un mot avant ton arrivée.

— Ça traitera de quoi ?

— Oh, eh bien, des phénomènes de traumatisme, de mon travail, enfin, tout ça.

— Non mais, sérieusement, de quoi va-t-il parler ? »

Je plissai les yeux, jouant l’incrédulité. J’appelai la serveuse et commandai deux cafés supplémentaires.

« OK, Finn, tu l’auras voulu. À la base, le livre s’intéressera au statut des affections post-traumatiques en tant que maladie. On se pose toujours la question de savoir si une pathologie, c’est-à-dire une maladie particulière, a existé avant qu’on ne l’identifie et qu’on ne lui attribue un nom latin. Bobbie, le croiras-tu, m’a posé une bonne question un jour. Elle m’a demandé si les hommes de Cro-Magnon souffraient de désordres post-traumatiques après un combat avec un dinosaure. J’ai commencé par lui expliquer qu’il n’y avait plus de dinosaures à l’âge de pierre, mais je n’ai jamais oublié sa question. Nous savons que les hommes de Neandertal ont souffert de fractures des os. Mais leur arrivait-il de faire des cauchemars après des événements terribles, avaient-ils des réactions émotives en chaîne, mettaient-ils en place des stratégies d’évitement ?

— Qu’est-ce que vous pouvez répondre à ça ?

— Que Dieu seul le sait. Ce que je me propose de faire, c’est de présenter un bref historique de la maladie, pour montrer que les descriptions qui en ont été données ont été largement fondées sur des analogies erronées avec des traumatismes physiques reconnaissables. Ensuite j’analyserai les extraordinaires incohérences qui existent en la matière dans les diagnostics et les traitements proposés aujourd’hui en Grande-Bretagne.

— Vous allez analyser mon cas ?

— Non. Et à présent, il serait temps de songer à aller dépenser de l’argent. »

 

Nous passâmes deux heures de délicieuse folie à arpenter la rue piétonne pavée qui constituait l’artère principale du quartier commerçant de Goldswan Green. J’essayai un minuscule petit chapeau absurde en forme de boîte de médicaments, agrémenté d’une voilette, qui aurait été très seyant accompagné d’une robe noire, de collants noirs et de chaussures de la même couleur, autant d’éléments qui ne figuraient pas dans ma garde-robe. Je m’offris une veste de velours bleu marine et songeai à y ajouter des boucles d’oreilles avant de me souvenir que le but de l’expédition était d’équiper Finn, et non pas moi. Je décidai alors de m’occuper d’elle. Nous découvrîmes une boutique bien fournie en vêtements de base et entreprîmes de l’habiller de pied en cap : chaussettes, culottes, grosses chemises, tee-shirts vinrent s’ajouter à deux jeans, un noir et un bleu. Livrée à moi-même, j’aurais plutôt eu tendance à foncer dans les rayons pour piocher un article ici ou là au hasard, mais je fus surprise de constater la gravité méticuleuse avec laquelle Finn opérait. Il n’y avait rien de frivole ni de léger dans ses choix. Elle sélectionnait ses vêtements avec la précision d’une personne qui se prépare à partir à l’assaut d’une montagne, préoccupée de ne pas emporter un gramme de trop.

Alors que nous déambulions dans le magasin, je remarquai qu’une femme nous dévisageait. Je me demandai si sa curiosité était provoquée par la quantité de nos achats et n’y pensai plus jusqu’au moment où j’entendis une voix dans mon dos.

« Vous êtes bien Sam, n’est-ce pas ? »

Je me tournai vers elle. Je me sentis flancher, incapable de reconnaître mon interlocutrice. Elle me paraissait familière, mais je voyais bien que je n’allais pas parvenir à retrouver son nom dans l’immédiat.

« Bonjour…

— Lucy. Lucy Meyers.

— Oui…

— De Barts. »

À présent je savais de qui il s’agissait. L’université. Elle portait des lunettes à l’époque, mais plus maintenant. Elle s’était orientée vers la pédiatrie.

« Lucy, comment allez-vous ? Désolée, je ne vous ai pas reconnue tout de suite. Ça doit être vos lunettes. Enfin, le fait que vous n’en portez plus.

— Je n’étais pas sûre non plus que ce soit vous. À cause de vos cheveux. Ils sont vraiment… vraiment… – Lucy cherchait le mot juste – très étonnants, termina-t-elle, désespérée de ne pas trouver mieux. Enfin, très intéressants. Mais j’ai bien suivi votre parcours. Vous vous êtes fait muter à l’hôpital général de Stamford.

— C’est juste. C’est là que vous travaillez ?

— Oui, depuis des années. J’ai grandi ici.

— Oh. »

Il y eut un silence. Lucy jeta un regard interrogateur en direction de Finn.

« Oh, repris-je. Je vous présente Fiona. Fiona Jones. Nous travaillons ensemble. »

Elles échangèrent un petit signe de tête. Je ne souhaitais pas prolonger l’entrevue.

« Écoutez, Sam, je suis vraiment ravie de vous revoir. Quand vous serez à l’hôpital, il faudra que nous…

— D’accord.

— Bien. Il faut que je termine mes courses.

— En effet. »

Lucy s’éloigna.

« Vous n’avez pas été très gentille avec elle, murmura Finn, alors que nous inspections des gilets.

— Ce n’était pas vraiment une amie. Nous avons passé une année ensemble à l’université. La dernière chose que je désire c’est de me retrouver à la colle avec elle, ici, au beau milieu de nulle part. »

Fiona gloussa.

« Et je n’aime voir les gens que sur rendez-vous, ajoutai-je. Voilà. » Je brandis un gilet gris devant ses yeux. « Je t’ordonne d’acheter ceci.

— Prenez-le pour vous.

— Si c’est toi qui le dis. »

 

J’étais allongée, les yeux ouverts, dans l’obscurité. Demain, c’était la Saint-Valentin. Est-ce que Danny allait arriver une rose rouge à la main et un sourire sarcastique aux lèvres, atténuant un mot dur par un regard tendre ? Est-ce qu’il reviendrait jamais, ou l’avais-je perdu, par imprudence, sans vraiment le vouloir, parce que je n’avais pas regardé dans sa direction ? Je lui écrirais demain, me promis-je, je remettrais tout dans l’ordre, et c’est sur cette résolution que je m’endormis.