19

L’été de mes dix ans, nous avions passé les vacances à Filey Bay, sur la côte Est. Je n’y suis jamais retournée ; il ne m’en est resté que le souvenir de dunes de sable et d’un vent féroce et sale, un vent qui soufflait en rafales sur le front de mer le soir venu et qui envoyait voler des paquets de chips comme autant de petits cerfs-volants miteux. Je me souviens aussi que mon père m’avait emmenée avec lui faire une promenade en pédalo. Mes pieds atteignaient à peine les pédales et j’avais dû m’asseoir bien en avant sur le siège tandis que mon père, confortablement adossé au sien, laissait traîner ses jambes dans l’eau, ses jambes maigres d’un blanc éclatant qui émergeaient d’un short incongru sur lui. J’avais regardé dans l’eau et tout à coup je m’étais rendu compte que je n’en voyais plus le fond, perdu dans les profondeurs brunâtres de la mer. J’éprouve encore aujourd’hui comme si c’était hier la vague de panique qui m’avait submergée à cet instant, engloutissant le moindre recoin de mon esprit. Je m’étais mise à hurler et m’étais agrippée au bras de mon père éberlué, à tel point que ma mère, sur la berge, avait cru qu’il s’était produit une catastrophe, même si notre petit bateau rouge paraissait flotter tranquillement à quelques mètres du rivage. Je n’aime pas l’eau, je ne m’y sens pas en sécurité, et même si je sais nager, j’évite de le faire dans la mesure du possible. Quand j’emmène Elsie à la piscine, je passe le plus clair du temps au bord du petit bassin, de l’eau aux genoux mais pas plus, et je la regarde barboter autour de moi. La mer ne représente pas à mes yeux un endroit où l’on s’amuse ; je ne la conçois pas comme un gigantesque parc d’attractions mais comme une étendue d’eau terrifiante qui avale les bateaux, les corps, et les déchets radioactifs. Parfois, surtout le soir quand le gris dégradé de la mer se fond dans le gris sombre du ciel, il m’arrive de me mettre devant ma porte d’entrée et de regarder le vaste miroir d’eau en imaginant le monde sous-marin qui grouille sous la surface placide, et cette perspective me donne le vertige.

À quoi avais-je donc pensé quand j’avais accepté une sortie en bateau avec Michael Daley ? Quand il m’avait appelée pour convenir d’une date, j’avais répondu d’une voix enthousiaste que je serais ravie de faire du bateau en sa compagnie. J’aime que les gens me croient courageuse, intrépide. Je n’ai plus hurlé de terreur depuis mon enfance.

« Que faut-il que j’emporte ? avais-je demandé.

— Rien. J’ai une combinaison de plongée qui devrait vous aller, et bien sûr un gilet de sauvetage. N’oubliez pas de prendre des gants.

— Une combinaison de plongée ?

— Vous savez, la combinaison en caoutchouc que mettent les plongeurs. Je suis sûr que ça vous ira à merveille. Si par hasard nous chavirons, vous risquez de geler si vous n’en portez pas en cette saison.

— Chavirer ?

— Il y a un écho dans le téléphone ou c’est vous ? »

 

« Je n’arriverai jamais à rentrer là-dedans. »

J’avais devant les yeux une chose qui ressemblait à un assemblage de chambres à air noires et vert tilleul.

« Il faudra d’abord vous déshabiller. » Nous nous trouvions dans mon salon. Danny était parti à Stamford acheter de la peinture, Finn était allée chercher du lait et du pain chez l’épicier du coin, et Elsie était à l’école. Michael avait déjà mis sa combinaison, sur laquelle il avait enfilé un ciré jaune. Cette tenue soulignait sa haute silhouette mince mais lui donnait l’air un peu incongru d’un astronaute sans son vaisseau, ou d’un poisson hors de l’eau.

« Oh.

— Enfilez un maillot de bain en dessous.

— D’accord. Je ferais mieux d’aller mettre ça dans ma chambre. Faites-vous un café si ça vous dit. »

Une fois dans ma chambre, je me déshabillai et revêtis mon maillot une pièce. Puis j’entrepris de glisser les jambes dans l’épais caoutchouc noir. Dieu, que c’était serré ! La combinaison élastique épousait fermement mes cuisses tandis que je la tirai pour la faire remonter sur mes hanches. J’avais l’impression de sentir ma peau suffoquer. Le pire fut d’enfiler mes bras dans les manches : on aurait dit que mon corps allait se déchirer sous la pression du caoutchouc. La fermeture Éclair se fermait dans le dos, mais il m’était impossible de l’attraper ; en vérité, il m’était presque impossible de lever les bras au-delà de l’horizontale.

« Tout se passe bien ? demanda Michael d’en bas.

— Oui, oui.

— Vous avez besoin d’aide ?

— Oui. »

Il entra dans la chambre et je nous aperçus tous les deux dans la glace, tels deux astronautes à longues jambes.

« J’avais raison, ça vous va bien », dit-il. Gênée, je rentrai mon ventre alors qu’il remontait la fermeture ; ses doigts chauds et le métal froid coururent le long des vertèbres saillantes de ma colonne. Je sentis son souffle dans mes cheveux.

« Mettez vos chaussons – il me tendit une paire de chaussons de caoutchouc – et nous pourrons y aller. »

 

Le bateau de Michael était aligné au côté d’autres petites embarcations, sur une plage de galets caressée par de longues rafales de vent glacé. Il avait aussi un petit garage à bateau où il rangeait apparemment ses voiles et son matériel de rechange ; en revanche, les bateaux eux-mêmes pouvaient passer toute l’année à l’air libre. Les coques dénudées émettaient un étrange sifflement, proche du rugissement du vent dans la forêt la nuit ; tous les cordages (« les haubans », rectifia Michael) qui retenaient les mâts tintaient les uns contre les autres. Au large, les petites vagues se soulevaient, frangées de blanc. Je voyais des bourrasques de vent agiter l’eau couleur d’ardoise. Michael rejeta la tête en arrière.

« Mmmm. Joli temps pour sortir en mer. »

La remarque me fit tiquer : ça n’augurait rien de bon. Au-delà de la bouche de l’estuaire, j’aperçus la petite forme solitaire d’un bateau aux voiles blanches qui versait de façon alarmante, au point qu’on voyait le fond (« la coque ») se soulever sur l’eau. Il n’y avait personne alentour. L’horizon disparaissait dans une brume grise. C’était le genre de temps où la nuit le dispute constamment au jour. Une gaze humide et froide recouvrait la surface des flots.

Michael retira l’épaisse toile cirée verte qui protégeait son bateau (il portait le nom de Belladonna, me dit-il, à cause de son spinnaker noir ; je ne pris pas la peine de demander ce que c’était). Il se pencha par-dessus bord et tira du fond de la coque un gilet de sauvetage.

« Enfilez ça. J’installe le gréement et nous pourrons y aller. »

Il étala d’un coup une grande voile couleur rouille et se mit à introduire de longues baguettes plates dans des poches pratiquées dans le tissu.

« Sans ces tiges, expliqua-t-il, les voiles battraient à tort et à travers. »

Puis il détacha un filin de la base du mât et le passa dans un taquet au sommet de la voile. Il enfila l’autre bout de la corde dans le gui – ça, j’en connaissais le nom – et l’attacha d’un nœud ferme.

« Ça, c’est la grand-voile. Nous ne la hisserons pas avant d’être à flot. »

Il suspendit une autre voile au moyen d’un autre filin qu’il décrocha du mât. Il en fixa la pointe au hauban de devant par une série de petites manilles et laissa la voile entassée sur le pont. Puis il enfila une longue corde dans un trou à la base du triangle formé par la toile ; il prit l’une après l’autre chacune des extrémités de cette corde et leur fit faire le tour du bateau, avant de les introduire dans une poignée et d’y faire un nœud en forme de huit pour les empêcher de lâcher. Enfin, il sortit un petit drapeau noir, l’attacha à une corde fixée au mât et le hissa jusqu’à ce qu’il s’imbrique dans l’encoche prévue au sommet.

« Voilà, il ne reste plus qu’à le mettre à l’eau à présent. »

J’étais frappée par l’autorité qu’il manifestait. Il avait les mains fortes et méticuleuses, et toute son attention se concentrait sur ses gestes. Il m’apparut soudain qu’il devait être un bon médecin, et je me demandai combien de ses patientes tombaient amoureuses de lui. Ensemble nous poussâmes Belladonna, qui se trouvait encore sur sa remorque, jusqu’au bord de l’eau. Puis Michael l’introduisit dans les flots mouvementés tandis que je tenais la corde.

« N’ayez pas peur de vous mouiller », me cria-t-il tout en escaladant le flanc du bateau. Il commença à enfoncer la quille dans sa fente et à hisser les métrages de voile qui claquaient au vent. « En fait, vous aurez plus chaud une fois qu’un peu d’eau aura pénétré dans votre combinaison et formé une pellicule contre votre peau.

— D’accord », répondis-je d’une voix tremblotante en m’enfonçant dans l’eau. J’avais les mains bleues, meurtries par l’amarre aux rares endroits où elles n’étaient pas engourdies par le froid, parce que j’avais oublié mes gants. « Quand ? criai-je.

— Comment ?

— Quand est-ce que je vais me réchauffer ? Je suis assiégée par les glaces, docteur Daley. »

Il rit, découvrant une belle rangée de dents blanches ; autour de lui les voiles déchaînées tire-bouchonnaient dans le vent. Tout à coup, tandis que la voile avant, puis la voile arrière se tendaient contre le mât, le bateau cessa de ballotter ; les voiles se gonflèrent, prêtes à partir. Je n’eus plus l’impression de tenir un cerf-volant secoué par les vents, mais plutôt un chien impatient qu’on le lâche.

« Poussez encore un peu, dit Michael. C’est ça. Maintenant, sautez à l’intérieur. Je vous ai dit de sauter, pas de tomber. »

J’atterris au fond du bateau et dus me tortiller comme un poisson pour me redresser, ce qui fait que je me heurtai le genou contre la dérive. Le bateau s’inclina vers moi. De l’eau passa par-dessus bord. Je me retrouvai le visage à vingt centimètres de l’eau.

« Venez vous mettre à côté de moi, me dit Michael, qui ne semblait pas autrement inquiet de la situation. Asseyez-vous là, à côté de moi, et glissez vos orteils sous cette sangle-là. On appelle ça la courroie de sécurité. Grâce à elle, vous pouvez vous pencher en arrière sans tomber à l’eau. »

La barre dans une main, il avança le buste pour enfoncer la dérive, attraper la corde attachée à la petite voile et la tendre. Les voiles se raidirent ; je sentis le bateau cesser de cahoter mollement de droite et de gauche et prendre de la vitesse. À vrai dire, il se mit à accélérer beaucoup trop à mon goût.

« Bien, Sam. Le temps que nous couvrions cette bordée, et tant que le vent reste modéré…

— Modéré !

— Il ne va pas vraiment se lever tant que nous n’aurons pas dépassé la pointe. Nous serons alors en pleine mer.

— Oh.

— Tout ce dont vous avez besoin de vous souvenir, c’est que nous utilisons le vent pour nous emmener où nous voulons aller. Il viendra parfois de côté, et on parle alors de louvoyer ; quand il se trouve juste derrière nous, on dit courir vent arrière. Et il nous arrivera aussi parfois de naviguer complètement contre le vent…

— Et c’est ce qu’on appelle dessaler, j’imagine », croassai-je.

Il me lança un petit sourire narquois.

« Tout ce que vous avez à faire, c’est de tenir l’écoute du foc – il me fit atterrir sur les genoux la corde attachée à la petite voile – et de la diriger. Plus nous serrons le vent, plus vous tirez sur sa corde. Quand nous courrons vent arrière, vous lâcherez complètement la voile. Quand il s’agira de virer de bord, vous n’aurez qu’à donner du mou à la voile puis la ramener de l’autre côté. Je m’occuperai de tout le reste. D’accord ?

— D’accord.

— Il y a des gants supplémentaires dans la poupe. »

Je m’avançai pour les attraper mais le bateau se dressa dangereusement sur le côté.

« Penchez-vous en arrière ; non, Sam, mettez-vous en arrière pour maintenir le bateau en équilibre. En arrière, Sam. »

Je fis ce qu’il dit et j’eus l’impression de me retrouver suspendue au-dessus de l’eau, retenue uniquement par mes fragiles orteils. Mes mains glacées cherchaient l’équilibre dans l’air froid, mes reins cambrés me faisaient mal, et je tendis le cou, de sorte qu’en levant les yeux je pouvais apercevoir l’eau derrière moi, à une distance alarmante du bateau. La dérive sortait des flots. Si je pliais le menton pour voir de l’autre côté du bateau, devant moi, je voyais le spectacle des vagues s’engouffrant dans la coque. Je fermai les yeux.

« Nous allons virer de bord. Quand je crierai : “Paré à virer”, vous lâcherez la corde et vous laisserez la voile battre au vent. Ensuite vous vous précipiterez de l’autre côté du bateau pendant que la bôme pivotera. Vous suivez ?

— Non. Si je bouge, le bateau va faire un tonneau.

— Chavirer.

— Dites chavirer si ça vous chante ; moi, j’appelle ça faire un tonneau.

— Ne vous inquiétez pas, nous n’allons pas chavirer ; le vent n’est pas si fort que ça. » Je n’aimais pas son intonation patiente, condescendante, supérieure.

« D’accord, on y va », criai-je en sortant la corde de son taquet. La voile se mit à claquer férocement au vent et le bateau fit une brusque embardée, dans un vacarme assourdissant. Je plongeai vers le fond du bateau et me pris les pieds dans la dérive. Michael repoussa la barre et alla tranquillement s’asseoir de l’autre côté du banc ; ce faisant, il me fit baisser la tête de la main. La bôme me frôla les cheveux dans un sifflement. Michael ramena son écoute, puis la mienne. Le bruit se fit moins fort, le battement de la voile prit fin, et le bateau se retrouva bien à plat sur l’eau grise. J’allai m’asseoir à côté de lui. Si je n’avais pas eu les mains paralysées de froid, elles auraient tremblé.

« La prochaine fois, attendez donc que je donne le signal, dit-il d’une voix douce.

— Désolée.

— Vous vous ferez bientôt aux manœuvres. Nous sommes bien, non ? » Le bateau était en équilibre à présent, il filait tranquillement toutes voiles dehors, gonflées, bien tendues. « Relaxez-vous et ne boudez pas votre plaisir. Regardez, un héron ! J’en vois souvent quand je sors en mer. Là-bas – il indiquait du doigt une avancée de rochers qui sortaient des eaux noires – se trouve Needle Point. Deux courants s’y rencontrent. C’est une zone très délicate, particulièrement par grande marée.

— Ce n’est pas par là que nous nous dirigeons, n’est-ce pas ? demandai-je, inquiète.

— Je crois, répondit-il gravement tout en ramenant sa voile, que nous garderons ça pour un autre jour. »

Quelques minutes durant, Belladonna maintint sa direction et je n’eus rien d’autre à faire que rester assise sans bouger. Je regardai tantôt filer l’eau, tantôt le profil immobile de Michael, son haut front calme dont s’écartaient ses cheveux blonds, et je me sentis presque bien. Les vagues battaient sous la coque à un rythme régulier, un rayon de soleil perçait le ciel de plomb. Une autre embarcation passa derrière nous ; les deux marins nous saluèrent amicalement d’une main gantée et je parvins à leur rendre leur salut, un sourire presque enjoué aux lèvres. À un moment nous entamâmes même un début de conversation.

« Vous supportez mal de vous retrouver prise en charge par quelqu’un, il me semble.

— C’est que je ne fais pas confiance à tant de gens que ça.

— J’espère que vous avez confiance en moi. »

Était-il en train de flirter avec moi ? En ce cas, il n’avait pas très bien choisi son moment.

« J’essaie.

— Vous ne devez pas être très facile à vivre, docteur Laschen. Qu’en dit Danny ? »

Je ne répondis pas ; un vent humide me piquait les joues et les flots gris filaient au galop.

« Remarquez, il a l’air d’être tout à fait en mesure de se débrouiller tout seul, de se défendre. C’est un bonhomme qui a les pieds sur terre, il me semble. »

Si je n’avais pas été si concentrée sur la ligne lointaine de la côte et sur les plongeons et les sursauts du bateau, j’aurais considéré le mot « bonhomme » comme une fausse note. En l’état, je me contentai de hocher la tête et de tripatouiller d’une main absente le nœud glissant de mon écoute qui gisait sur mes genoux.

Après quoi Michael ramena la barre vers lui jusqu’à ce que le vent se trouve tout à fait dans notre dos, il releva la dérive d’un geste agile, lâcha sa voile qui s’ouvrit comme une énorme fleur tropicale, et me dit de mettre ma voile en travers pour qu’elle se gonfle de vent.

« Un petit peu de vent arrière, à présent, dit-il. Allez vous asseoir de l’autre côté, notre poids devrait être distribué de manière égale. »

La proue de l’embarcation se souleva et nous filâmes sur les vagues laiteuses.

« Restez vigilante, Sam. Si le vent tourne, il faudra que nous virions lof pour lof.

— Quoi ? Non, ne m’expliquez rien. Dites-moi seulement comment éviter que ça n’arrive. »

Michael se concentrait. Il jetait des coups d’œil au drapeau pour vérifier la direction du vent, avant d’ajuster un rien la tension des voiles. Le bateau roulait à donner mal au cœur ; il n’arrêtait pas de se lever et de retomber avec une brusquerie qui opérait d’étranges révolutions dans mon estomac. Je commençai à sentir ma langue se faire râpeuse et trop grosse pour ma bouche.

« Hum, Michael.

— Mmmm.

— Vous serait-il possible d’empêcher le bateau de tanguer un peu ? Je ne me sens pas très…

— Le vent tourne, il va falloir virer. Lâchez votre voile. »

Ça ne dut pas durer plus d’une seconde. L’espace d’un très court instant il me sembla que le bateau s’était complètement arrêté sur l’eau, pendant que les voiles pendouillaient mollement contre le mât. Puis je vis avec horreur la bôme, jusqu’alors immobile, pivoter et se précipiter vers nous. Le bateau fit une violente embardée. Mon estomac se contracta et je me levai, ne songeant à rien d’autre qu’à me pencher par-dessus bord pour vomir.

« Sam, asseyez-vous ! » s’écria Michael.

La bôme m’atteignit juste au-dessus de l’oreille avec une telle force que je me retrouvai plongée dans les ténèbres quelques instants. Je fus précipitée de l’autre côté du bateau, qui manqua de se renverser, et la bôme repartit dans l’autre sens. Cette fois elle me manqua (j’étais déjà à terre et presque évanouie) mais elle frappa Michael à la tête au moment où il se levait pour me venir en aide. Nous finîmes tous deux assis tels deux gros insectes noirs dans le fond du bateau, plein d’eau, la bôme virevoltant au-dessus de nos têtes, les deux voiles volant au vent. Je me sentais beaucoup plus en sécurité quand je ne voyais pas ce qui se passait.

« Ne bougez pas, ordonna-t-il.

— Mais… »

Il leva une main et, très doucement, avec beaucoup de soin, il replaça dans son trou une boucle d’oreille que le coup avait délogée.

« C’est bien vous, ça, de porter des pendants aussi insolites pour aller faire du bateau. Vous allez bien ? »

En fait, je me sentais tout à coup très calme, sans la moindre raison. Les nausées s’atténuaient, les pulsations de mon cœur affolé diminuaient ; seule la bosse sur le côté de ma tête me faisait mal. Le bateau continuait de gigoter dans les vagues, mais tant que les voiles n’étaient pas tendues le vent n’avait aucune prise. Michael constituait une présence si solide près de moi, il était si sûr de lui. J’apercevais le grain un peu rugueux de sa joue pas rasée, l’arc prononcé de sa lèvre supérieure, les grandes pupilles de ses yeux gris.

« Je ne vous mettrais jamais en danger », dit-il d’une voix douce, en me regardant.

Je réussis à esquisser un sourire mal assuré.

« La prochaine fois que nous sortirons ensemble, Michael, je pourrais peut-être vous emmener voir un film. »