28
Il y a six ans, mon amant, le père de l’enfant que j’attendais, s’était donné la mort. Bien entendu, tout le monde m’avait conjurée de ne pas me sentir coupable, jamais. Je me l’étais moi-même répété, sur mon ton de médecin professionnel. C’était un homme dépressif. Il avait déjà fait plusieurs tentatives. Tu avais pensé que tu réussirais à le sauver mais on ne peut que se sauver soi-même. Et cetera.
Il y a une semaine, mon amant – le seul autre homme que j’aie jamais vraiment aimé – s’était donné la mort. Les conjurations à ne pas me tenir pour responsable qu’on m’assenait de toutes parts commençaient à friser légèrement l’hystérie. Les funérailles de Danny étaient prévues pour le lendemain mais je n’allais pas y assister. Il était mort dans les bras d’une autre femme, non ? À la pensée de Danny et de Finn ensemble je me sentis envahie de chaleur, liquéfiée : quelque part entre l’excitation et le désespoir. L’espace d’un instant je me retrouvai malade de jalousie et de désir vain.
« J’y vais à présent, Sally, annonçai-je quelques minutes plus tard. Je ne serai pas de retour avant que tu sois partie, alors j’ai laissé l’argent sur la cheminée. Merci d’avoir donné un coup de propre à la maison.
— Vous n’allez pas travailler ? demanda Sally en jetant un œil à mon vieux jean délavé, déchiré à un genou, et à ma veste en cuir fatiguée.
— Je vais faire du bateau. »
Elle fit la moue. Était-ce en signe de désapprobation ?
« Bonne idée », dit-elle.
Les deux médecins de Finn, son protecteur supposé et le seul bénéficiaire de son testament, n’avaient apparemment pas grand-chose à se dire pendant le court trajet qui les conduisait jusqu’à la mer. Michael semblait préoccupé ; je regardais par la vitre sans rien voir. Quand la voiture ralentit, il se tourna vers moi.
« Vous avez oublié de mettre votre combinaison de plongée. »
Elle se trouvait dans un sac en plastique entre mes pieds.
« Vous avez oublié de me dire de la mettre. »
Nous continuâmes en silence. Je cherchai la mer du regard. Il faisait trop gris. La voiture s’engagea sur un étroit chemin qui se faufilait entre deux hautes haies. Je l’interrogeai du regard.
« J’ai remonté le bateau près du hangar. »
On se serait cru dans un tunnel, et j’éprouvai un soulagement au moment où nous ressortîmes à l’air libre. J’aperçus quelques bateaux. Quand la voiture s’arrêta, je les entendis battre au vent. Il y avait quelques baraques en bois, recouvertes d’une couche de peinture qui partait en lambeaux. L’une d’entre elles était abandonnée, le toit défoncé. Il n’y avait pas âme qui vive aux alentours.
« Vous pouvez vous changer dans la voiture, dit Michael avec brusquerie.
— Je veux un vestiaire, répondis-je d’un ton renfrogné avant de sortir de la voiture. Laquelle de ces cabanes est la vôtre ?
— Je n’ai pas vraiment envie d’avoir à l’ouvrir. La voiture serait plus confortable, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Justement, j’en vois. »
Michael s’extirpa avec difficulté de la voiture. Grand, luisant et noir, il avait déjà enfilé sa combinaison.
« D’accord, concéda-t-il avec mauvaise grâce. Par ici. »
Il me conduisit jusqu’à une baraque en bois à deux portes qui faisait face à la mer, abîmée par les intempéries, et me remit un trousseau de clés.
« La porte sera peut-être un peu dure, remarqua-t-il. Elle est fermée depuis le printemps dernier. Il y a un gilet de sauvetage pendu à un crochet. » Il s’éloigna en fendant l’herbe jaune et drue pour aller rejoindre le bateau sur la plage de galets. « Restez près de la porte, sinon vous risquez de marcher sur une pointe ou de vous faire tomber quelque chose sur la tête. »
Je regardai le rivage. Il n’y avait personne, et ce n’était pas étonnant : le ciel arborait toutes les teintes de gris et l’eau était fouettée par de mauvaises bourrasques. De l’écume blanche s’envolait des vagues. Je devinais à peine la pointe de l’endroit où je me trouvais et le vent sur mon visage était glacé. D’une main tremblante, je fis pénétrer la clé dans la serrure, puis la tournai non sans difficulté et entrouvris à peine une des portes. À l’intérieur se trouvait un fatras d’objets : des gilets de sauvetage orange et jaunes pendaient à un gros crochet sur ma gauche, deux cannes à pêche étaient appuyées contre le mur opposé, tandis que le sol était jonché de gros sacs de nylon qui, interrogés par mon pied curieux, révélèrent des voiles. Au fond de l’abri, j’aperçus une planche à voile. Il y avait des seaux, des écopes, des boîtes contenant des clous, des crochets, ainsi que de petits instruments dont je ne connaissais pas l’utilité, quelques bouteilles de bière vides, une vieille toile cirée verte, quelques pots de peinture, du papier de verre, une boîte à outils, un pied de biche, un balai. Il flottait dans l’air une odeur douceâtre d’huile, de sel, de moisi et de pourriture. Il y avait sans doute un rat mort caché quelque part.
Je posai la combinaison sur un vieux banc de bois brut et commençai à me déshabiller. L’air glacé et stagnant me fit frissonner. Puis je m’employai à me débattre avec le caoutchouc froid. Il se refermait sans merci autour de mes membres. Mon Dieu, qu’est-ce que je faisais ici ?
J’avais laissé tomber les chaussons de caoutchouc en m’approchant du banc. Il me fallut donc retraverser le garage d’un pas chancelant pour aller les chercher, en essayant d’éviter de poser mes pieds nus sur les copeaux de bois et les gravillons, avant de retourner m’asseoir. Une fois de retour sur le banc je me frottai la plante des pieds pour ôter les débris qui s’y étaient collés. Un truc – au toucher, on aurait dit un brin de paille – s’était coincé entre deux orteils. Je les écartai pour en dégager l’intrus. J’avais dans la main un bout de papier rose, plié de façon à représenter un animal à quatre pattes agrémenté d’une sorte de tête et d’une drôle de petite queue. Je le fis tourner entre mes doigts. C’était le petit cousin des six créatures posées sur la table de ma cuisine.
Danny était venu ici. Se pouvait-il que ce soit Michael qui ait apporté le bout de papier jusqu’à cette cabane ? Était-il resté accroché à ses vêtements ? « Elle est fermée depuis le printemps dernier. » Au printemps dernier, Danny et moi nous baladions dans Londres. Danny était venu ici. Je fus prise de fièvre. Je savais que je devais réfléchir clairement mais les objets dans la pièce changeaient de forme et me donnaient le vertige. Mon estomac se contracta violemment. Je sentis chaque poil de mon corps se dresser sous ma deuxième peau de caoutchouc. Une lueur de clarté se profilait à l’horizon dans mon esprit et je devais bien calculer mon chemin pour venir l’attraper, mais tout ce dont j’avais été sûre jusque-là se trouvait à présent tordu, méconnaissable. Danny était venu ici.
« N’oubliez pas votre gilet de sauvetage, Sam. »
Je me tournai vers la porte dans l’embrasure de laquelle la silhouette de Michael se dessinait contre le gris du ciel. Je refermai mon poing autour de la petite créature de papier. Il se dirigea vers moi.
« Laissez-moi vous donner un coup de main », dit-il. Il remonta la fermeture Éclair dans mon dos, si vite que j’en eus le souffle coupé. J’avais conscience de sa présence physique imposante. « Et à présent les chaussons. » Il s’agenouilla devant moi. Je m’assis et il me prit les pieds l’un après l’autre pour les glisser doucement dans le caoutchouc. Il leva vers moi un visage souriant. « La pantoufle est à votre taille, Cendrillon. » Danny était venu ici. Il descendit un gilet de sauvetage jaune du crochet et le posa sur mes épaules. « Et pour finir les gants. » Je regardai mon poing serré. Je pris les gants dans ma main gauche.
« Je les mettrai dans une minute.
— Très bien, dit-il. Nous voilà prêts. »
Un bras galamment passé dans mon dos, il m’escorta jusqu’au bateau et nous montâmes à bord. Il me regarda. Avec le vent qui soufflait sur nos visages, il me fut impossible de déchiffrer son expression.
« À présent, c’est parti pour la rigolade. »
J’étais déjà passée par là. La corde mouillée qui me brûlait les paumes quand je la tirais dur, le bateau qui s’élevait fortement à contre-vent, les voiles qui craquaient, secouées par les rafales, une eau gris acier qui passait par-dessus bord, les cris bizarres des mouettes comme nous filions, solitaires, vers la pleine mer, les ordres secs qui fusaient, « Prêt à virer… On vire », tandis que je me précipitais avec désespoir d’un bord à l’autre de la coque, les minutes silencieuses passées à se pencher en arrière pour prévenir la gîte violente du bateau. Danny était venu dans le hangar. J’essayai de penser à une explication innocente. Était-il possible que Danny s’y soit rendu lors d’une promenade en compagnie de Michael ? La porte n’avait pas été ouverte depuis le printemps dernier. C’est Michael qui l’avait dit. La petite créature de papier était toujours emprisonnée fermement dans mon poing glacé.
Nous nous éloignâmes rapidement de la côte et les embruns me piquaient le visage, de sorte qu’il ne pourrait pas savoir si je pleurais. Je ne le savais pas moi-même. Des images me traversaient l’esprit : Finn, au moment de son arrivée, si blanche et si muette. Danny qui l’observait en face de lui à table – et son expression, elle me revenait nettement, trahissait alors le mécontentement, pas le désir. Danny avec Elsie, il la prenait sur ses genoux, il se penchait vers elle au point que ses cheveux bruns s’emmêlaient dans les mèches blondes de ma fille. Je tentais de m’agripper à des volutes de pensée. Danny était venu ici. Danny ne s’était pas enfui avec Finn. Danny ne s’était pas suicidé.
« Vous êtes silencieuse, Sam. Vous vous habituez aux manœuvres ?
— Peut-être. »
À cet instant, une bourrasque nous attrapa de plein fouet et le bateau se souleva presque à la verticale. Je me courbai de tout mon poids vers l’extérieur.
« Nous y voilà, nous avons presque dépassé la pointe. » Michael semblait tout à fait calme. « Après il ne sera plus nécessaire de serrer le vent de si près. Prêt à… »
Et nous virâmes de bord, avec une rotation nette de la bôme et un claquement sec de la voile, pour nous retrouver en pleine mer. Le vent soutenu arrivait par le côté. Je me tournai pour regarder le rivage et il me fut impossible de distinguer la côte d’où nous étions partis. Elle s’était perdue dans le brouillard et une lumière grise.
« Pas mal du tout.
— Merci.
— Vous commencez à vous sentir mieux, Sam ? »
J’essayai de répondre par un haussement d’épaules et un murmure neutre.
« Qu’avez-vous dit ?
— Je ne me sens pas malade », répétai-je. Il m’examina avec attention. Il se tourna. Il tenait la barre et l’écoute d’une seule main, tout en tripotant quelque chose de l’autre. Je le quittai des yeux. Tout à coup il se trouva tout près de moi.
« Qu’est-ce que vous avez trouvé, Sam ? »
J’éprouvai une sensation froide et métallique au creux de l’estomac.
« Rien. »
D’un geste très vif, avant que j’aie pu faire le moindre mouvement, il m’attrapa la main droite et en ouvrit les doigts. Il était fort. Il me prit le petit animal de papier.
« J’imagine, dit-il, qu’il a pu s’être accroché à vos vêtements.
— Oui, répondis-je.
— Ou alors aux miens.
— Oui. »
Il émit un petit gloussement inquiétant et secoua la tête.
« Malheureusement ce n’est pas le cas. Tenez votre foc plus serré, Sam, nous allons louvoyer un peu. »
Le vent se renforçait à nouveau ; je me mordis la joue. Michael tira la dérive de sorte que le bateau fit une embardée qui l’écarta du vent, et il laissa la grand-voile se gonfler. Nous avions contourné la pointe sans dommage et nous naviguions, à nouveau vers la côte, en direction des aiguilles de rocher acérées qu’il m’avait indiquées la dernière fois. Je me tournai et le regardai de près. Son étrange visage était à son meilleur avantage dans le vent et les embruns. Le brouillard dans mon cerveau se dissipait lentement. Finn avait été assassinée. Danny aussi, et à présent c’était mon tour. Il fallait que je parle.
« Vous avez tué Finn. »
Michael me regarda, un demi-sourire toujours accroché aux lèvres, mais sans rien dire. Il avait les pupilles dilatées ; une lueur d’excitation virevoltait sous cette surface composée. Que m’avait-il dit un jour à propos de l’amour du risque ?
« Une pointe de vent arrière. Lâchez votre foc, Sam. »
Obéissante, je laissai filer la corde, et la petite voile se gonfla de vent. Le bateau bascula en arrière, levant la proue ; l’eau sourdait au-dessous de nous.
« Et est-ce que Danny vous a surpris ? C’est ça qui s’est passé ? Alors vous l’avez tué, vous avez camouflé ça en suicide ? Et ce mot, ce mot horrible ? »
Michael fit un modeste haussement d’épaules.
« Malheureusement il a fallu un peu insister pour y arriver. » Il imita la forme d’un revolver avec sa main droite et la posa sur ma tempe. « Mais l’ensemble vous échappe, Sam.
— Et alors… » Je ne me souciais plus de rien. Je me fichais de ma propre vie, je voulais juste savoir. « Finn et vous avez tué ses parents ensemble, j’imagine. » Le Belladonna nous emmenait vers les mauvais courants contraires ; je vis la façon dont il mesurait la distance avec l’œil calculateur du marin. Je baissai les yeux vers l’eau. Mort par noyade.
« Quelque chose dans le genre », répondit-il d’une voix tranquille. Puis il sourit à nouveau comme s’il venait de penser à une bonne blague. Avec ses dents éclatantes, ses yeux gris, ses cheveux tirés en arrière par le vent et l’écume, il avait l’air avide, assez beau, terrifiant.
Et là je pensai à Elsie. Je me souvins de la sensation de son corps contre le mien. Je pouvais presque sentir ses petits bras forts autour de mon cou. Il me revint à l’esprit l’allure qu’elle avait ce matin où je l’avais déposée à l’école, avec ses collants violets, sa robe à carreaux, ses jambes solides et ses taches de rousseur. Les reflets dans ses cheveux. Sa concentration, soulignée par le bout rose de sa langue glissée au coin de ses lèvres, quand elle dessinait. Je n’allais pas mourir ici et faire de ma fille une orpheline. Je tripotai la corde entre mes doigts.
« Alors pourquoi tuer Finn ? »
Il éclata de rire ; il rejeta carrément la tête en arrière et s’esclaffa comme si je venais de faire un mot d’esprit particulièrement fin.
« Pour l’argent, bien sûr. Mais la beauté de l’ensemble vous échappe. »
À ce moment, le bateau versa d’un coup, comme si le vent avait soudain changé de direction. Les voiles se mirent à battre et la bôme menaça de valser. Sans la moindre indication de Michael je serrai le foc au moment où il ramenait la grand-voile, et le bateau se précipita vers le courant violent. Je l’apercevais à présent, ce ruban d’eau étincelant aspiré par le dessous. Les brisants se rapprochaient, on distinguait leurs aspérités et leurs échardes proéminentes. Le vent avait soudain pris de la force et il me fallut crier.
« Needle Point ? »
Il fit oui de la tête.
« Vous allez me tuer. »
Mais j’avais parlé trop bas pour qu’il puisse m’entendre, et il était absorbé par les opérations de navigation. Je scrutai le fond du bateau des yeux. Une écope. Un long pieu de métal. Une voile supplémentaire rangée sous la proue. Une corde enroulée. Une paire de rames. Le bateau semblait un cheval cabré à présent, plongeant sans cesse son nez dans le creux des vagues. Soudain il cessa de remuer, se cala dans ses positions, et je ne sentis plus aucun vent même si je voyais la mer démontée s’agiter tout autour. Les voiles se flétrirent. Nous étions dans l’œil de la tourmente. Je me tournai pour regarder Michael, qui me fixait. Il secoua la tête, comme pour signifier sa déception.
« C’est si agaçant et si inutile, dit-il. Comme cette abrutie de femme de ménage.
— Comme Mrs Ferrer ? C’est vous… ? »
Michael se détourna. Il regarda autour de lui, tentant de deviner d’où le vent allait venir. Il ne dit rien et nous restâmes assis côte à côte – moi et l’homme qui allait me tuer – dans l’accalmie momentanée. L’espace d’un instant Michael parut presque embarrassé par cette pause maladroite. Puis le vent frappa de plein fouet l’arrière du bateau qui fit un bond. Les voiles craquèrent bruyamment, à la manière d’une détonation, et la poupe s’éleva si haut que je fus précipitée au fond de la coque. Je crus qu’il allait effectuer une pirouette et nous retomber dessus. Je relevai la tête, me débattant à toute force. J’aperçus le visage de Michael qui me regardait, perché au-dessus de moi. Il se dégageait de la bourrasque, beau et poli.
« Désolé, Sam », dit-il en se penchant vers moi comme pour une révérence. Il était armé du pieu.
Je me levai, écope à la main, et me jetai sur la bôme. Elle pivota vers Michael mais il évita le coup. Je lui lançai l’écope à la tête et me mis à le frapper de toutes mes forces. Il grogna, lâcha la dérive, la voile et le pieu. De l’eau s’engouffrait à présent dans la coque, la bôme volait dans toutes les directions. Michael plongea sur moi et me précipita à nouveau vers le fond du bateau. Son visage se trouvait à quelques centimètres du mien ; un filet de sang suintait de son front. Je distinguai l’ombre foncée d’une barbe naissante sous la sueur et la bruine. Je dressai mon genou sous l’arceau de son corps qui tentait de se relever et lui assenai un violent coup dans l’entrejambe. Au moment où il sursauta dans un spasme de douleur je mordis le morceau de chair le plus près de ma bouche. Son nez. Il cria et se mit à me marteler la mâchoire, le cou, les seins, le caoutchouc protecteur sur mon ventre. Un doigt me perça l’œil et pendant un instant le monde se réduisit à une boule de douleur écarlate. Je sentais son souffle et les coups qui pleuvaient sur mon corps, ma mâchoire, mes côtes.
Michael se redressa, les genoux appuyés sur mes bras écartés. Il mit ses mains autour de mon cou. Je lui crachai dessus, projetant mon sang sur son visage ensanglanté et grimaçant. C’était la fin. J’allais être étranglée et balancée par-dessus bord comme un vulgaire appât. Il commença à serrer, lentement, avec concentration. Derrière sa tête je vis la forme géante de Needle Point nous foncer dessus, obstruant le ciel. Je me cabrai sous son corps. Je devais vivre, je devais tellement vivre. Je me dis que si je parvenais à dire tout haut le nom d’Elsie je resterais en vie. J’ouvris la bouche et sentis ma langue glisser de côté tandis que mes yeux roulaient dans leurs orbites. Si j’arrivais à dire le nom d’Elsie je continuerais à vivre, même si mon monde s’était obscurci.
Il y eut un coup sous la quille, un crissement strident de bois sur du rocher. Michael fut rejeté en arrière. Des vagues noires, des rochers noirs tout autour. Je m’agenouillai, j’agrippai le pieu, et tandis que Michael se relevait sur le bateau éventré je le projetai de toutes mes forces dans son ventre. Je le vis perdre pied. Ça n’était pas suffisant. Je jetai un regard désespéré, vorace, autour de moi. La barre. Quels conseils de sécurité Michael m’avait-il donnés ? Je la tirai vivement vers moi. La bôme lâchée virevolta et lui assena un coup terrible ; son corps s’écrasa dans les flots.
« Elsie, criai-je. Elsie, je rentre à la maison. » Puis le bateau se brisa contre les rochers et l’eau se referma sur moi.