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Il s’ensuivit un week-end de cartons, entre une gamine intriguée, un chat perturbé, un gros camion, des déménageurs portés sur le baratin, des tasses de thé, des arrangements, des trousseaux de clés, jusqu’au garde-meubles que j’avais loué pour remiser mes affaires, après avoir réservé environ cinq pour cent de mes possessions pour l’appartement temporaire.

Dans l’agitation des corvées à accomplir, il y avait deux choses que je devais absolument faire. En premier lieu, il me restait une liasse de lettres de journalistes qui me demandaient de leur accorder une interview. Je les feuilletai et j’appelai quelques amis qui lisaient la presse pour leur demander leur avis. Le lundi matin, je passai un coup de téléphone à Sally Yates, qui travaillait au Participant. Dans l’heure qui suivit mon coup de téléphone, elle se retrouva assise dans la cuisine d’un type parti travailler un an aux États-Unis, une tasse de café à la main, un carnet et un crayon en équilibre sur les genoux. Yates était une femme dodue, mal attifée, pleine de compassion et très aimable. Elle ménageait de longs silences que j’étais a priori censée remplir de confidences sur ma vie privée. Mais on n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace. J’avais suffisamment interrogé de personnes vulnérables pour pouvoir interpréter de façon crédible une femme digne dans sa souffrance. Je n’étais pas aussi impressionnante que Finn, que X devrais-je dire, mais ça passait. J’avais échafaudé avec précision les révélations involontaires que j’allais laisser échapper dans la conversation – à propos de la douleur de perdre un amant, du fait de tuer et de la peur physique, de l’angoisse et de l’ironie qu’il y avait à être une spécialiste du traumatisme qui se trouve elle-même victime de ce mal : « Il y a une maxime en médecine qui dit qu’on finit toujours par attraper l’affliction dans laquelle on s’est spécialisé », confessai-je, mais avec un sourire triste et un léger reniflement, comme si j’étais sur le point de verser une larme.

Puis, à la fin, je lâchai la déclaration pour laquelle j’avais monté tout l’entretien.

« Et maintenant que vous avez échappé à tout ça… », murmura Sally Yates sur un ton compatissant. Elle laissa sa phrase s’étirer pour me laisser le soin d’en attraper le fil.

« Vous savez, Sally, en tant que médecin et en tant que femme, je ne crois pas qu’on puisse jamais échapper aux expériences simplement en prenant la fuite pour tout laisser derrière soi. » Je marquai une longue pause, trop bouleversée en apparence pour me sentir la force de poursuivre sans perdre tous mes moyens. Sally tendit le bras au-dessus de la table de la cuisine et posa sa main sur la mienne. Au prix de ce qui sembla être un gros effort, je me remis à parler : « Cette histoire a été pour moi une tragédie et, pour ce qui est du nouveau service consacré au traitement du stress post-traumatique, un échec professionnel. Et au cœur de tout ça se trouvaient des gens qui n’étaient pas ce qu’ils paraissaient.

— Vous voulez parler de Michael Daley ? demanda Sally, le front plissé en signe de profonde commisération.

— Non, ce n’est pas ce que je veux dire », répondis-je. Quand elle leva vers moi des yeux interrogateurs, je lui signifiai d’un geste que je n’irais pas plus loin.

Tandis que nous nous disions au revoir sur le pas de la porte, je la serrai dans mes bras.

« Félicitations, soufflai-je. Vous avez réussi à m’en faire dire plus que je ne le voulais. »

Ses joues rougirent d’un plaisir qu’elle s’empressa de cacher.

« Vous rencontrer a été quelque chose de très fort pour moi », dit-elle en me rendant une accolade plus ferme encore.

À l’évidence, sa rédaction se montra très intéressée par l’interview, parce que moins de deux heures plus tard le photographe me rendait visite. Le jeune homme fut déçu de ne pas trouver ma fille ; à défaut, il me plaça à côté d’un bouquet de fleurs. Je posai dessus un regard éloquent, tout en me demandant quel était leur nom. Le lendemain je fus récompensée de mes efforts en découvrant une grande photo de moi sous le titre : « Sam Laschen : une femme héroïque et un mystère persistant ». Ça n’était pas particulièrement accrocheur, mais cela suffirait à faire frémir l’inspecteur principal Baird et ses joyeux compères. La prochaine fois, je me montrerais moins mystérieuse.

J’avais une seconde tâche à accomplir, plus importante et plus douloureuse. Une amie m’avait vaguement offert les services de sa baby-sitter en cas d’urgence. C’en était un. La maison, au coin de la rue, était au bord du chaos, occupée par une adolescente espagnole et un gamin de cinq ans à l’air renfrogné. Elsie entra en tapant des pieds sans même se retourner pour me dire au revoir. Je m’engouffrai dans ma voiture et pris la direction de l’ouest. J’allais me trouver à contresens de la circulation à l’aller comme au retour.

À Bristol, je trouvai sans difficulté St. Anne’s Church, dans le quartier à l’embouchure de l’Avon. Je passai les grilles et me dirigeai vers le carré vert et paisible du cimetière, mon bouquet de fleurs de printemps à la main. Il était facile de reconnaître la tombe de Danny : au milieu des pierres tombales grises couvertes de lichens, sur lesquelles on pouvait à peine déchiffrer un nom, sa dalle de marbre rose était flambant neuve. Des mains y avaient déposé des fleurs. Je fixai les lettres noires : Daniel Rees, notre fils et frère bien-aimé. Je fis la grimace. Voilà qui m’écartait sans ménagement. 1956-1996 : il ne verrait jamais la fête que nous avions parlé de faire pour son anniversaire. Pour ma part j’allais vieillir, mon visage changerait et se riderait, mon corps finirait par ressentir les maux, les douleurs et les fragilités de l’âge, je me courberais, je souffrirais, tandis qu’il resterait toujours jeune, toujours fort et beau dans ma mémoire.

Je baissai les yeux vers les deux mètres de méchant marbre rose et frémis. Là-dessous son corps magnifique, que j’avais tenu si fort quand il était chaud et plein de désir, son corps maintenant brûlé pourrissait. Son visage, les lèvres qui avaient exploré mon corps, la bouche qui m’avait souri, les yeux qui m’avaient regardée se décomposaient. Je m’assis à côté de la dalle, posai une main sur la tombe comme s’il s’agissait d’un flanc chaud, et la caressai.

« Je sais que tu ne peux pas m’entendre, Danny », dis-je dans le silence dénué du moindre souffle. Rien que de prononcer son nom à voix haute me brûlait la poitrine. « Je sais que tu n’es pas là, que tu n’es nulle part d’ailleurs. Mais il fallait que je vienne. »

Je regardai autour de moi. Il n’y avait pas un chat dans le cimetière. On n’entendait pas même le bruit d’un oiseau. Seules les voitures qui passaient dans la rue quelques centaines de mètres plus bas en troublaient la quiétude. Alors j’ôtai ma veste, je posai mon sac, j’enlevai les fleurs de la dalle et m’y allongeai, la joue contre la pierre froide. Je m’étendis de tout mon long sur Danny, comme je le faisais parfois encore dans mes rêves.

Allongée sur la tombe, je me mis à pleurer sans retenue, m’apitoyant sur mon sort, submergée par un chagrin facile. Mes larmes salées formaient des flaques sur le marbre. Je sanglotai toutes les larmes de mon corps. Je m’autorisai à repenser à notre première rencontre, à la première fois où nous avions fait l’amour, à nos sorties avec Elsie – rien que tous les trois, précieux trio, inconscients de notre chance. Je repensai à sa mort. Je savais que j’allais m’en sortir. Un jour, je rencontrerais sans doute quelqu’un d’autre, et tout le processus par lequel on tombe amoureux se remettrait en marche, mais à l’instant présent je me sentais transie de froid et terriblement seule. Un soupir de vent traversa le cimetière. Tous ces os morts étendus sous leurs inscriptions.

Alors je me remis sur pied, avec raideur. Quand j’ouvris la bouche pour parler, ce fut avec un sentiment d’embarras absurde. J’avais l’impression de jouer le rôle d’une veuve éplorée dans une production d’amateurs guindés : « Eh bien voilà. Je te fais mes adieux. » Et pourtant je ne pus m’empêcher de répéter ces mots, mélodramatiques fussent-ils. Il m’était simplement impossible de les dire pour la toute dernière fois. « Adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu. »

Puis je remis ma veste, j’attrapai mon sac, je reposai les deux bouquets de fleurs sur la dalle, sans autre forme de procès, et quittai le cimetière sans même me retourner à la porte pour regarder l’endroit où il reposait. Et si je roulais assez vite, je serais de retour à temps pour mettre Elsie au lit et lui chanter une chanson avant qu’elle ne s’endorme.