8

Le plus pénible quand on reçoit un invité – ou dans le cas présent un pseudo-invité –, c’est la tradition selon laquelle on doit faire le ménage en son honneur. Fiona Mackenzie devait arriver au milieu de la matinée. Ce qui me laissait environ deux heures pour m’affairer dans la maison une fois Elsie à l’école. Des choix tactiques s’imposaient. Il n’était à l’évidence pas question d’opérer un véritable rangement, vu l’étendue de la tâche. Établir un début d’ordre représentait une perspective encore plus désespérée, qu’il me faudrait un jour explorer en détail avec Sally. Mais Sally était très lente, et parce que sa vie sentimentale était très compliquée, la moindre conversation avec elle se perdait dans des labyrinthes. Pour l’instant, je n’avais que le temps nécessaire pour dégager quelques cartons du chemin de manière que l’on puisse entrer dans les pièces, circuler dans les couloirs et s’asseoir sur les chaises.

Le dessus de la table de la cuisine était totalement invisible, mais il me suffit de transvaser le bol et la tasse d’Elsie dans l’évier, de ranger ses paquets de céréales dans un placard, de jeter à la poubelle le tas d’enveloppes ouvertes accumulées en quelques jours, pour en libérer au moins une moitié redevenue utilisable. Je remontai légèrement la fenêtre au-dessus de l’évier et j’ouvris la porte du jardin. Au moins la maison sentirait un peu le propre. Puis je fis des aller et retour entre l’étage et le rez-de-chaussée à la recherche d’autres coins à arranger. Un des radiateurs coulait, imprégnant le sol d’un liquide rouillé, et je posai une tasse sous la fuite. Je jetai un œil dans les toilettes et me dis qu’il serait bon de les laver. Il m’aurait fallu pour cela de l’eau de Javel et une de ces bouteilles pourvues d’un bec recourbé conçu pour passer sous le rebord de la cuvette. Je me contentai de tirer la chasse. J’avais bien assez travaillé pour une journée.

Par une fenêtre du premier étage j’observai les rayons du soleil qui striaient la pelouse et j’entendis un oiseau siffloter une mélodie rapide. Des petits détails comme ceux-là devaient constituer un des avantages qu’il y avait à vivre dans ce trou perdu en rase campagne. On était censé apprécier le chant des oiseaux. S’agissait-il d’une alouette ? D’un rossignol ? Mais ces oiseaux ne chantent-ils pas uniquement la nuit ? Un rouge-gorge alors ? Un pigeon ? Sauf que je savais que les pigeons roucoulent, ils ne chantent pas. J’arrivais au bout de mes connaissances en la matière. Il faudrait que j’achète un livre sur les chants d’oiseaux. Ou un CD peut-être.

Tout cela était une erreur. Ma curiosité était piquée, cependant plus que tout je m’en voulais d’avoir accepté un arrangement sur lequel je n’avais aucun contrôle. Je m’en voulais pour Danny ; pire, j’étais profondément mal à l’aise. Je savais qu’il me faudrait l’appeler et admettre que j’avais eu tort, mais je ne cessais de remettre ça à plus tard. Je me préparai une tasse de café instantané et j’établis intérieurement une liste d’arguments pour et contre la prise en charge de Fiona Mackenzie : cela représenterait une distraction pour moi, mais aussi une perte de temps ; c’était une façon peu professionnelle de traiter quelqu’un qui avait besoin d’aide ; cela pourrait même s’avérer dangereux ; ce ne serait pas très bon pour Elsie ; je n’aimais pas l’idée de voir quelqu’un d’autre occuper mon espace ; et je n’aimais pas l’idée d’un engagement ouvert, à l’issue imprécise. Je me sentais exploitée et ça me rendait grognon. J’allai pêcher une vieille enveloppe dans la poubelle et dressai une véritable liste.

À mesure qu’on approchait des onze heures et demie, je me mis à traîner à proximité de la fenêtre qui donnait sur la route menant à la maison. Une autre matinée de gâchée. J’essayai de me persuader que j’aurais dû savourer ces minutes absolument inutiles où il n’y a rien d’autre à faire que voir passer le temps. Après des années où je n’avais pas eu une seconde à moi je me retrouvais à errer de pièce en pièce, incapable de trouver la moindre énergie. Bientôt, heureusement, je finis par entendre une voiture s’arrêter près de la porte d’entrée. Je regardai par la fenêtre en restant suffisamment en retrait pour ne pas être vue d’en bas. La voiture était une quatre-portes des plus banales, en forme de coin, comme un morceau de Cheddar prédécoupé du supermarché. Elle ne comportait ni gyrophare ni bande fluorescente orange. Trois portes s’ouvrirent au même moment. Baird et un autre homme en costume en sortirent à l’avant. Un homme vêtu d’un long pardessus noir descendit de l’arrière de la voiture. Il se redressa avec un soulagement évident, parce qu’il était très grand. Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui, et je vis pivoter des mèches blond foncé et un visage mince et aquilin. Puis il se pencha et rentra la tête dans la voiture. Je me rappelai combien, il y avait à peine un an, j’avais maudit les courroies du siège arrière d’Elsie, les positions gauches et tordues qu’il me fallait prendre pour la sortir de ma vieille Fiat. Une jambe émergea de la voiture et bientôt une jeune fille en sortit. Le grain grossier de la vitre ancienne brouillait ses traits. J’apercevais un jean, une veste bleu marine, des cheveux foncés, une peau pâle, rien de plus. J’entendis frapper à la porte et descendis ouvrir.

Baird entra chez moi en me gratifiant d’un regard paternaliste et possessif qui me déplut beaucoup. Je soupçonnai que toute cette histoire n’était pas à son goût, ou tout du moins qu’il aurait préféré quelqu’un d’autre que moi pour s’occuper de Fiona, mais qu’il allait jouer le maître de la situation. Il s’effaça pour laisser passer les autres. L’homme au long pardessus guidait doucement la jeune fille par le bras.

« Je vous présente le détective Angeloglou, dit Baird. Et le docteur Daley. » L’homme m’adressa un petit signe de tête. Il n’était pas rasé, mais ça lui allait bien. Il regarda autour de lui en plissant les yeux. Il semblait soupçonneux, et on l’aurait été à moins. « Et voici Miss Fiona Mackenzie. Finn Mackenzie. »

Je lui tendis la main mais, comme elle ne regardait pas dans ma direction, elle ne remarqua pas mon geste, que je transformai alors en petit battement de main imbécile. Je les invitai à entrer dans le salon où se trouvait un canapé et nous nous assîmes, un peu gênés. Je leur proposai du thé. Baird déclara qu’Angeloglou allait le préparer. Angeloglou se leva, l’air agacé. Je le suivis dans la cuisine, laissant planer derrière nous un silence profond.

« Vous pensez que c’est une si bonne idée que ça ? » murmurai-je en rinçant quelques tasses.

Il haussa les épaules.

« Ça ne peut pas faire de mal, répondit-il. Nous n’avons même pas le début du commencement d’une piste, mais ne le dites à personne. »

Quand nous retournâmes au salon, la pièce était toujours aussi silencieuse. Baird avait ramassé un vieux magazine par terre et le feuilletait d’un œil absent. Le docteur Daley avait ôté son manteau et s’était assis à côté de Finn sur le canapé. Il portait une chemise jaune assez surprenante, qui aurait tout aussi bien pu sortir de chez un designer italien que d’une boutique de fripes. Je tendis deux tasses de thé dont il se saisit pour les poser sur la table. Il tâtonna les poches de son pantalon, comme s’il avait perdu quelque chose sans savoir quoi.

« Je peux fumer ? » Il avait une voix presque anormalement profonde, qu’il laissait traîner légèrement dans les voyelles. Cela me rappelait des phrases entendues à l’université. C’était la marque du type plein d’assurance en société, sentiment qui m’était totalement étranger.

« Je vais vous apporter un cendrier, répondis-je. Ou quelque chose qui puisse en faire office. »

Il ne ressemblait pas à l’idée que je me faisais du médecin de campagne, de sorte que je me sentis immédiatement plus à l’aise avec lui qu’avec Baird ou Angeloglou. De haute stature, il mesurait au moins un mètre quatre-vingts ; le paquet de cigarettes paraissait un peu trop petit entre ses doigts trop longs. Il alluma immédiatement une cigarette et en fit bientôt tomber la cendre dans la soucoupe que je lui avais apportée. Il devait avoir autour de quarante-cinq ans, mais c’était difficile à établir au premier abord parce qu’il avait l’air fatigué, ailleurs. Des cercles sombres s’étalaient sous ses yeux gris et ses cheveux raides étaient un peu gras. Son visage présentait un drôle d’aspect surchargé, avec des sourcils féroces, de hautes pommettes et une grande bouche sardonique. À côté de lui, Finn paraissait petite, fragile et assez insipide. La pâleur de son visage ressortait davantage encore en contraste avec ses épais cheveux noirs et ses vêtements sombres. À l’évidence, elle n’avait pas mangé depuis plusieurs jours : elle était très maigre et ses pommettes saillaient. Ses yeux étaient agités de légers soubresauts mais ne se fixaient jamais sur rien ; à part cela, elle se montrait d’une immobilité inhabituelle, presque inquiétante. Elle avait le cou bandé et les doigts de sa main droite venaient constamment se poser à la lisière du pansement qu’elle tiraillait.

Je devrais sans doute dire que je ressentais de la compassion envers cette pauvre enfant victime de cruels abus, mais je me sentais trop impliquée et trop embrouillée pour éprouver de tels sentiments. C’étaient là des circonstances absurdes pour accueillir une nouvelle patiente, seulement elle n’était pas là en qualité de patiente, pas vrai ? Mais alors, qu’était-elle donc vis-à-vis de moi ? Et moi, j’étais quoi dans tout cela ? Son médecin ? Sa grande sœur ? Sa meilleure amie ? Sa surveillante ? Une espèce de psychologue légiste amateur à l’affût d’indices ?

« Vous appréciez la vie à la campagne, docteur Laschen ? » lança Baird sur le ton de la conversation.

J’ignorai la question.

« Docteur Daley, commençai-je. Je crois que ce serait une bonne idée que Finn et vous montiez à l’étage voir la chambre qu’elle va occuper. Une fois en haut, c’est la pièce au fond à gauche, qui donne sur le jardin. Prenez votre temps et dites-moi si j’ai oublié quoi que ce soit. »

Le docteur Daley lança un regard interrogateur à Baird.

« Oui, tout de suite », insistai-je.

Il entraîna Finn vers l’escalier et je les entendis monter lentement à l’étage. Je me tournai vers Baird et Angeloglou.

« Cela vous dirait-il de sortir un peu voir cette campagne que je suis censée tant apprécier. Vous n’avez qu’à apporter votre tasse de thé. »

Baird secoua une tête affligée en découvrant l’état de mon potager.

« Je sais, admis-je, en repoussant du pied une babiole en plastique rose qu’Elsie avait dû laisser tomber. J’aurais voulu pouvoir vivre en autarcie.

— Ce ne sera pas pour cette année, répliqua Angeloglou.

— Non. On dirait que j’ai maintenant d’autres soucis en vue. Écoutez, inspecteur…

— Appelez-moi Rupert. »

Je ne pus m’empêcher de rire.

« Vous êtes sérieux ? D’accord, Rupert. Avant de commencer quoi que ce soit, il y a un certain nombre de choses dont j’aimerais discuter. »

Je tirai la vieille enveloppe de la poche de mon jean.

« C’est officiel ? » demanda Baird.

Je fis non de la tête.

« Je me fous bien de savoir si c’est officiel ou non. On vous a dit que j’étais une autorité en matière de traumatismes.

— Une autorité en matière de traumatismes qui vit dans une maison isolée à la campagne à deux pas de Stamford.

— Bien, je dois alors commencer par vous signaler, même si ça reste entre nous trois, qu’en qualité de spécialiste je n’aime pas beaucoup ce que vous me demandez de faire.

— Ça a l’avantage d’être une solution pratique.

— Je ne sais pas pour qui. Quoi qu’il en soit, Finn devrait se trouver dans un environnement familier, entourée de gens qu’elle connaît et en qui elle a confiance.

— Les gens qu’elle connaît et en qui elle a confiance sont morts. En dehors de ça, elle a catégoriquement refusé de voir qui que ce soit. À l’exception du docteur Daley, bien entendu.

— Ainsi qu’on vous l’a certainement appris, il s’agit là d’une réaction classique pour quelqu’un qui a vécu ce qu’elle a vécu. Ça ne justifie pas en soi qu’on la projette dans un environnement totalement nouveau.

— Et nous avons des raisons de penser que sa vie pourrait être en danger.

— Je suis d’accord, et ce n’est pas le propos. Je voulais seulement vous présenter mon opinion objective en tant que médecin. » Je regardai à nouveau mon enveloppe. « Deuxièmement, je voulais savoir si vous envisagiez de me voir jouer un rôle officieux dans votre enquête, parce que si c’est le cas…

— Rien de tout cela, docteur Laschen, interrompit Baird d’un ton rassurant qui me mit en rage. Bien au contraire. Comme vous le savez, Miss Mackenzie n’a rien déclaré au sujet des meurtriers. Mais nous n’attendons absolument pas de vous que vous tentiez de faire resurgir en elle des souvenirs enfouis ou que vous partiez en quête d’indices. Cela risquerait de créer plus de dégâts qu’autre chose. Et de toute façon, je crois comprendre que ce n’est pas votre style thérapeutique.

— C’est juste.

— Miss Mackenzie est une citoyenne comme les autres. Si elle désire faire une déclaration, contactez-moi et nous serons très heureux d’entendre ce qu’elle a à dire. Nous-mêmes, de notre côté, nous viendrons peut-être lui rendre visite dans le cadre de notre enquête.

— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’elle est menacée ? »

Baird fit deux fois le geste de prendre une photo, d’un air moqueur.

« Vous avez vu sa gorge ?

— Arrive-t-il souvent que des meurtriers reviennent quand ils ont manqué leur coup une première fois ?

— Il s’agit ici d’un cas inhabituel. Ils voulaient tuer toute la famille.

— Je me fiche des détails de votre enquête. Mais si vous me faites suffisamment confiance pour me laisser la garde de Finn, vous devez également me confier toutes les informations importantes relatives à ce que vous savez.

— Ça me paraît normal. Chris ? »

Angeloglou, pris en flagrant délit de boire une gorgée de thé, manqua s’étouffer.

« Excusez-moi, finit-il par répondre. Il est possible que cela ait un rapport avec les groupes de protection des animaux. En tout cas, c’est une de nos pistes.

— Pourquoi s’en prendre à Finn ?

— Pour éviter à des petits cochons de se voir administrer des lotions ou des potions sur des blessures délibérément entretenues. Elle est coupable par association familiale. »

Il me vint une idée soudaine.

« Quand j’étais à l’université, j’ai appartenu à un groupe de saboteurs opposés à la chasse. Quelque temps. J’ai été arrêtée et on m’a donné un avertissement.

— Oui, nous sommes au courant.

— Dans ces conditions, comment pourrait-elle être en sécurité avec moi ?

— Vous avez prêté le serment d’Hippocrate, non ?

— Les médecins ne prêtent pas le serment d’Hippocrate. C’est un mythe.

— Oh, lâcha Baird, déconcerté. Alors dans ce cas-là, ne la tuez pas, s’il vous plaît, docteur Laschen. L’enquête est suffisamment lente comme ça. »

Je jetai un nouveau coup d’œil à mon enveloppe.

« J’ai des amis, une fille, et des gens viennent me rendre visite. Qu’est-ce que je suis censée leur raconter ? J’ai déjà mis Danny au courant de l’identité de Fiona – c’est mon… enfin… mon compagnon.

— Le mieux c’est de faire simple. Les histoires compliquées finissent toujours par créer des ennuis. Est-ce qu’on ne pourrait pas dire qu’elle est étudiante et qu’elle passe quelque temps chez vous ? Qu’en dites-vous ? »

Je restai silencieuse un instant. Tout cela était beaucoup trop compliqué pour moi.

« Écoutez, je ne veux pas être mêlée à ces jeux de cache-cache. Je n’y arriverai pas et je ne pourrai pas être d’une grande aide à Finn.

— C’est la raison pour laquelle nous essayons de tout simplifier au possible. Je sais que rien n’est idéal là-dedans. Mais d’autres arrangements ne feraient qu’empirer les choses.

— D’accord, et puis de toute façon j’ai bien peur d’avoir déjà accepté.

— Elle pourra peut-être vous aider pour votre livre.

— J’en serais ravie mais ça m’étonnerait.

— Et puis vous n’aurez pas beaucoup à transformer son nom. Vous n’avez qu’à l’appeler Fiona Jones. Ça ne devrait pas être trop dur à se rappeler.

— D’accord. Mais écoutez-moi, Rupert. Je me réserve le droit de mettre fin à cet arrangement à tout moment. Si vous n’êtes pas d’accord, vous n’avez qu’à la remmener avec vous tout de suite. S’il m’arrive à n’importe quel moment de considérer que ce petit jeu est mauvais pour moi, pour ma fille, ou même pour Finn, j’y mettrai fin. Nous sommes d’accord ?

— Ça va de soi, docteur Laschen. Mais tout se passera bien. Nous avons tous entièrement confiance en vous.

— Si c’est le cas, vous accordez trop facilement votre confiance. »

Une fois de retour à l’intérieur, je demandai au docteur Daley de m’aider à rapporter les tasses à la cuisine. Je voulais lui parler seule à seul. Il n’y avait aucun risque que Finn nous suive. En fait, il n’y avait apparemment aucun risque que cette pauvre gosse démolie fasse quoi que ce soit.

« Désolée de vous attirer ainsi dans la cuisine, m’excusai-je. Il aurait fallu que nous nous rencontrions avant l’arrivée de Finn, mais je n’ai pas l’impression d’avoir grand pouvoir de décision dans cette histoire. Ce qui ne me plaît pas du tout d’ailleurs. »

Le docteur Daley sourit par pure politesse. Je m’approchai de lui pour le regarder.

« Comment allez-vous, vraiment ? »

Il me rendit mon regard inquisiteur. Il avait des yeux très profonds, opaques. Un regard qui me plaisait. Puis son visage se relaxa et il sourit.

« J’ai connu des jours meilleurs, répondit-il.

— Vous dormez correctement ?

— Je vais bien.

— Ne cherchez pas à m’impressionner. Gardez ça pour l’administrateur de votre cabinet. J’aime les hommes vulnérables. »

Il rit puis resta silencieux quelques instants. Il alluma une nouvelle cigarette.

« J’ai le sentiment que j’aurais pu mieux me débrouiller dans cette affaire. Je suis aussi navré que vous de la tournure que prennent les événements, confia-t-il, appuyant ses propos d’un geste à la grâce discrète en forme de commentaire affligé sur la situation dans laquelle nous nous trouvions tous deux. Je n’ai fait qu’obéir aux ordres. »

Je ne répondis pas. Il recommença à parler, comme s’il ne pouvait supporter le silence.

« Tant que j’y suis, je cherchais l’occasion de vous dire que j’avais lu votre article paru dans le British Médical Journal : “L’invention d’un syndrome”, si je me souviens bien du titre. L’article qui a causé tout ce bruit. J’ai été impressionné.

— Merci. Je ne pensais pas que des généralistes tels que vous allaient le lire. »

Son visage se colora légèrement et il plissa un peu les yeux. « Vous voulez dire les petits médecins de campagne.

— Non, ce n’est pas ça. Je voulais simplement dire un médecin qui ne pratique pas ma spécialité. »

Une gêne s’installa, mais bientôt Daley sourit à nouveau.

« Je me souviens d’une expression par cœur : “Le dogme, fondé sur des prémisses qui n’ont pas été examinées et qu’aucune démonstration ne vient étayer.” À mon avis, les spécialistes des problèmes de stress ont dû ressentir le besoin d’aller eux-mêmes consulter après avoir lu ça.

— Et pourquoi donc croyez-vous que je me retrouve ici en pleine cambrousse à monter mon propre service ? Qui voulez-vous qui m’emploie à présent ? Au fait, quand je dis “la cambrousse”, ça n’a rien de péjoratif.

— Je ne vous en veux pas. » Il releva les manches de sa chemise et s’empara des tasses. « Vous lavez les tasses, moi j’essuie.

— Non. Je vais vous laisser les laver, et ensuite vous allez les poser sur le torchon et elles sécheront toutes seules comme des grandes. Comment se porte Finn ?

— Eh bien, les lacérations superficielles…

— Ce n’est pas ce que je veux dire. Vous êtes son médecin. Que pensez-vous de son état ?

— Docteur Laschen…

— Appelez-moi Sam.

— Moi c’est Michael. Si c’est de son humeur qu’il s’agit, si vous voulez mesurer l’étendue du choc qu’elle a subi, alors là je sors de mon domaine de compétence.

— En général ça ne gêne personne. Qu’est-ce que vous pensez de son cas ?

— Je pense qu’elle est très traumatisée par ce qui s’est passé. Et j’ajouterai que c’est très compréhensible.

— Qu’en est-il de sa voix ?

— Est-ce que ses blessures vont l’empêcher de parler ? C’est difficile à dire. Son larynx a effectivement été atteint et elle souffre d’une légère paralysie. Il peut y avoir eu quelques lésions mineures au niveau des cordes vocales.

— Doit-on craindre un risque de stridor ou de dysphonie ? »

Daley s’arrêta un instant de frotter une tasse.

« C’est votre spécialité ?

— C’est plutôt un passe-temps. C’est un peu plus drôle que de collectionner les timbres. Enfin, à mon avis.

— Peut-être devriez-vous aller voir le docteur Daun à l’hôpital général de Stamford, suggéra Daley en retournant à la vaisselle. Quoi qu’il en soit, elle est à vous à présent.

— Ce n’est pas vrai, répliquai-je. Elle reste votre patiente. J’insiste sur ce point. Cette situation est déjà suffisamment anormale comme ça. Je n’ai là-dedans qu’un rôle informel, un rôle de soutien, j’espère. Mais d’après ce que j’ai compris vous êtes son généraliste depuis des années, et il est absolument essentiel que vous conserviez cette position vis-à-vis d’elle. Est-ce que cela vous paraît acceptable ?

— Tout à fait. Je ferai tout ce que je peux pour vous aider.

— Dans ce cas, j’espère que vous viendrez régulièrement la voir. Vous êtes le seul lien qui lui reste avec le monde dont elle vient.

— Et voilà, c’est terminé, déclara-t-il après avoir lavé non seulement les tasses mais aussi la vaisselle du petit déjeuner et celle du dîner de la veille. Je devrais ajouter que je ne suis pas très content de tout ça. Je veux dire de tout ce projet. Mais à ce que je vois, il me semble que Finn n’aurait pas pu tomber dans de meilleures mains.

— Je souhaite que tout le monde continue de me montrer un soutien aussi inconditionnel une fois que tout aura raté.

— Et pourquoi voulez-vous que ça rate ? » rétorqua Daley en riant, tandis que ses sourcils s’inclinaient pour dessiner un V à l’envers. « La seule chose que je veux dire, c’est que je m’inquiète de voir Finn tellement coupée de son environnement habituel, des gens qu’elle connaît.

— Croyez bien que j’ai les mêmes réticences.

— Vous connaissez le problème, mais si vous me permettez une suggestion, je dirai qu’il faudrait lui faire voir du monde. À condition qu’elle en exprime le souhait et que la police soit d’accord, bien entendu.

— Attention, cependant, à ne pas précipiter les choses.

— C’est vous le médecin, répliqua Daley. Enfin, je suis médecin moi aussi, mais ce que je veux dire c’est que c’est vous le médecin dans ce cas.

— Je ne vois pas ce que vous voulez dire, protestai-je. Je suis médecin. Vous aussi. Et nous allons simplement nous débrouiller pour tirer le meilleur parti possible de cette situation stupide et tragique. En attendant, je vais avoir besoin de tous les détails sur le traitement qu’elle suit, sur son histoire médicale, etc. Et il me faudra aussi votre numéro de téléphone. Je ne veux pas devoir faire appel à Baird à chaque fois que j’ai besoin d’une information.

— J’ai tout ça dans ma sacoche dans la voiture.

— Autre chose encore. Cette situation nage dans un flou ridicule, de sorte que je veux me montrer ferme sur un point. Je tiens à vous signaler, et je vais aussi le dire à Baird, que je veux que nous fixions une limite temporelle stricte à tout cela. »

Daley sembla pris au dépourvu.

« Que voulez-vous dire ?

— Si tout se passe bien, il existe un risque que nous devenions pour Finn une famille de substitution, dans sa nouvelle vie. Et ce n’est pas bon. Quel jour sommes-nous aujourd’hui ? Le 25 janvier, si je ne m’abuse.

— Le 26.

— Je vais être très claire avec Finn et lui faire savoir que quoi qu’il arrive, quel que soit le cours que prennent les événements, cet arrangement prendra fin à la mi-mars – disons le 15 – et pas plus tard. D’accord ?

— D’accord, répondit Daley. Mais je suis persuadé que ça ne durera pas aussi longtemps.

— Bien. Dans ce cas, allons rejoindre ces messieurs-dames.

— Vous prenez ça comme une blague, Sam. Attendez de recevoir les premières invitations à dîner des voisins.

— Vous m’en voyez impatiente. J’ai déjà mon poudrier à portée de main. »