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Le téléphone sonnait tandis que je montais les escaliers en courant, une pile de dossiers sous un bras et deux sacs contenant le repas de ce soir à la main. Je trébuchai sur Anatoly, lâchai un juron, laissai tomber les sacs et attrapai le combiné juste au moment où le répondeur se mettait en marche.
« Une seconde, dis-je d’une voix essoufflée par-dessus le message courtois que j’avais enregistré, ça va s’arrêter dans un instant.
— Sam, c’est Miriam. J’appelais juste pour vérifier le programme de ce soir. Tu viens toujours ?
— Bien sûr. Le film commence à huit heures et demie et j’ai dit aux autres qu’on se retrouvait devant le cinéma à huit heures vingt. J’ai acheté des plats préparés qu’on pourra manger ici après la séance. Je suis contente de te revoir. »
Je rangeai les barquettes dans le frigo. Elsie et Sophie seraient sans doute de retour du parc d’ici une heure ou deux. Elles seraient surprises de me voir rentrée avant elles. Je me dirigeai jusqu’à ma chambre (même si à mes yeux le terme « placard » aurait décrit avec plus de précision un espace dans lequel il me fallait me coller contre une petite commode pour parvenir jusqu’à mon lit une place). J’attrapai le tas de linge sale dans le coin et le fourrai dans la machine à laver.
Une pile de factures trônait sur la table de la cuisine, des assiettes s’amoncelaient en équilibre précaire dans le petit évier, des livres et des CD formaient des tours instables le long de toutes les plinthes. La poubelle débordait. La porte de la chambre d’Elsie s’ouvrait sur le spectacle d’un foutoir invraisemblable. Les plantes que de nombreux amis m’avaient offertes au moment de mon emménagement se desséchaient dans leurs pots. Je les aspergeai d’eau à l’aveuglette, tout en fredonnant une des petites comptines absurdes d’Elsie et en établissant mentalement une liste. Appeler l’agence de voyages. Appeler la banque. Ne pas oublier de parler à la maîtresse d’Elsie demain. Appeler l’agent immobilier demain matin. Trouver un cadeau pour les quarante ans d’Olivia. Lire le rapport sur le désastre ferroviaire d’Harrogate. Écrire cet article que j’avais promis au Lancet. Faire venir quelqu’un pour installer une chatière pour Anatoly.
La clé tourna dans la serrure et Sophie entra d’un pas incertain, les bras chargés du sac de pique-nique d’Elsie et d’une corde à sauter.
« Salut, dis-je tout en continuant de fouiller le tas de lettres éparpillées sur la table à la recherche de la note envoyée par la compagnie de ferry. Tu rentres tôt. Mais où est Elsie ?
— Il est arrivé un truc dingue ! » Elle posa ses affaires sur la table et s’assit, ronde et luisante dans son caleçon en imitation peau de léopard et son tee-shirt étriqué et brillant. « On est tombé sur votre sœur au moment d’entrer dans Clissold Park. Elsie a eu l’air vraiment ravie de la voir, elle s’est précipitée dans ses bras. Elle a dit qu’elle la ramènerait dans un petit moment. Quand je suis partie, elles entraient dans le parc main dans la main. Bobbie – c’est bien comme ça qu’elle s’appelle ? – allait lui acheter une glace.
— Je ne savais pas qu’elle venait dans le coin, m’exclamai-je, surprise. A-t-elle dit ce qu’elle faisait là ?
— Ouais. Elle a dit que son mari l’avait déposée en allant à une réunion et qu’elle était allée choisir des rideaux dans ce magasin de tissus vraiment classe sur Church Street. De toute façon, elle vous racontera tout ça plus tard. Vous voulez que je vous fasse une tasse de thé ?
— Faire tout le trajet jusqu’à Londres pour acheter des rideaux. C’est bien ma sœur. Du coup, maintenant que nous avons du temps et pas d’enfant, nous pourrions commencer à trier les livres et les CD. Je veux que tout soit mis par ordre alphabétique. »
Nous en étions à G et j’étais couverte de poussière et de sueur quand le téléphone se mit à sonner. C’était ma sœur.
« Bobbie, quelle bonne surprise. Où es-tu ? Quand est-ce que tu arrives ?
— Pardon ? » Bobbie eut l’air tout à fait interdite.
« Tu veux que je vienne te rejoindre au parc ?
— Quel parc ? Qu’est-ce que tu racontes, Sam ? J’appelais juste pour savoir si tu avais eu des nouvelles de maman. Elle…
— Attends un peu. » Ma bouche était devenue étrangement sèche. « D’où est-ce que tu m’appelles, Bobbie ?
— Mais enfin, de la maison, d’où veux-tu que ce soit ?
— Tu n’es pas avec Elsie ?
— Bien sûr que non que je ne suis pas avec Elsie. Je n’ai pas la moindre idée de… »
Mais je ne l’écoutais plus. J’avais déjà raccroché sans attendre la fin de ses protestations étonnées et crié à Sophie d’appeler immédiatement la police pour leur dire qu’Elsie avait été kidnappée. Je dégringolai l’étroit escalier, quatre à quatre. Mon cœur se déchaînait dans ma poitrine, pitié qu’il ne lui soit rien arrivé, pitié qu’il ne lui soit rien arrivé. Je me précipitai dehors et me mis à courir, les pieds douloureux sur le trottoir brûlant. En haut de la rue, je bousculai des vieilles dames, des femmes promenant des poussettes et des jeunes garçons accompagnés de gros chiens. Je fendis à contre-courant la colonne molle des citadins qui rentraient du travail. Je traversai la rue sous un tonnerre de klaxons et le regard courroucé de conducteurs qui abaissaient leur vitre pour jurer.
Passé les grilles de Clissold Park, je laissai derrière moi le petit pont et les canards gavés puis les cerfs qui grattaient les hauts grillages de leur museau de velours pour rejoindre l’avenue plantée de marronniers. Sans ralentir je regardai de part et d’autre, mes yeux sautant d’une petite forme à la suivante. Il y avait tant d’enfants et pas un seul qui soit ma fille. Je me précipitai dans le jardin d’enfants. Des garçons et des filles vêtus d’anoraks aux couleurs vives se balançaient, glissaient sur le toboggan, sautaient, grimpaient. Je m’arrêtai entre la balançoire et le bac à sable, là où le mois dernier le gardien avait trouvé des seringues usagées disséminées, et lançai des regards éperdus autour de moi.
« Elsie ! hurlai-je. Elsie ! »
Elle n’était pas là, même s’il me semblait la voir dans chaque enfant et l’entendre dans chaque cri. J’allai vérifier la pataugeoire, bleu turquoise et déserte, puis je me remis à courir jusqu’au café, puis aux larges étangs au fond du parc où nous allions toujours jeter du pain aux canards et aux querelleuses oies du Canada. Je me penchai par-dessus la rambarde pour voir l’endroit où les croûtons et les détritus s’amoncelaient, comme si je craignais d’apercevoir son petit corps sous l’eau huileuse. Puis je rebroussai chemin et me précipitai vers l’autre extrémité du parc. « Elsie ! appelai-je à intervalles réguliers. Elsie, ma chérie, où es-tu ? » Mais c’était sans espoir de réponse, et je n’en reçus aucune. Je commençai à arrêter des gens, une femme accompagnée d’un enfant à peu près du même âge, un groupe d’adolescents qui faisaient du skateboard, un vieux couple qui se tenait par la main.
« Vous n’avez pas vu une petite fille ? Elle porte un manteau bleu foncé, elle a les cheveux blonds. Avec une femme ? »
Un homme crut se rappeler l’avoir aperçue. Il fit un signe vague en direction d’une plate-bande de rosiers ronde qui se trouvait derrière nous. Un petit garçon dont j’avais accosté la mère déclara qu’il avait vu une petite fille en bleu assise sur le banc, celui-là, en désignant un banc vide.
Elle n’était nulle part. Je fermai les yeux et fis défiler des cauchemars dans ma tête : Elsie emmenée de force, hurlant, Elsie poussée dans une voiture qui s’éloigne, Elsie martyrisée, Elsie qui m’appelait sans cesse. Cela ne servait à rien. Je me remis à courir jusqu’aux grilles du parc d’une foulée trébuchante, meurtrie par un point de côté, l’estomac rongé par la peur. De temps en temps je l’appelai, et les groupes de badauds s’écartaient pour me laisser passer. Une folle.
Je fonçai jusqu’au cimetière proche du parc, parce que si quelqu’un voulait entraîner une victime à l’écart pour lui faire du mal, ce serait l’endroit qu’il choisirait. Des ronces m’agrippaient les vêtements. Je butai sur de vieilles tombes. J’aperçus des couples, des groupes d’adolescents, mais pas d’enfants. J’appelai, je criai, consciente de la futilité de la chose vu l’immensité du lieu, plein de recoins cachés. Même si Elsie était quelque part dans le cimetière il me serait impossible de la trouver.
Alors je retournai à la maison, l’estomac liquéfié à l’idée que peut-être elle m’y attendait. Mais elle n’y était pas. Sophie m’ouvrit la porte, le visage défait par la peur et la confusion. Deux agents de police étaient aussi présents. L’un d’eux, une femme, était au téléphone. J’expliquai d’une voix haletante ce qui s’était passé – que ce n’était pas ma sœur qui était venue au parc – mais ils avaient déjà entendu le récit fragmentaire de Sophie.
« C’est ma faute, dit-elle, et je perçus une touche d’hystérie dans sa voix d’habitude neutre, tout ça c’est ma faute.
— Non, répondis-je d’une voix lasse. Comment pouvais-tu savoir ?
— Elsie avait l’air si contente de partir avec elle. Je ne comprends pas. Elle ne va pas facilement vers des inconnus.
— Ce n’était pas une inconnue. »
Non, je n’avais pas de photo d’Elsie. Du moins pas ici. Et comme je m’embarquai dans une description détaillée de ma fille, la sonnette retentit. Je dégringolai à nouveau les escaliers et ouvris la porte. Là, mon regard glissa du visage souriant d’un autre agent en uniforme jusqu’à une petite fille dans un manteau bleu marine qui léchait la fin d’un esquimau orange. Je tombai à genoux sur le trottoir et pendant un instant je crus qu’il me serait impossible de retenir mon estomac, que j’allais salir les chaussures rutilantes de l’agent. J’entourai Elsie de mes bras et enfouis ma tête au creux de son ventre rebondi.
« Attention à ma glace », dit-elle. Enfin une note d’inquiétude.
Je me remis debout et la soulevai dans mes bras. L’agent me sourit.
« Une jeune femme l’a trouvée en train de se promener dans le parc et me l’a amenée, dit-il. Et cette petite demoiselle futée se rappelait son adresse. » Il chatouilla Elsie sous le menton. « Soyez plus attentive la prochaine fois. » Il leva les yeux en voyant les deux autres agents descendre les escaliers pour nous rejoindre. « La petite était partie se promener dans le parc. » Ils échangèrent un signe de tête. La femme passa devant moi et dit quelques mots dans son poste radio, pour annuler quelque chose. L’autre gratifia son collègue d’un coup d’œil en l’air. Encore une mère cinglée.
« Enfin, pas exactement… commençai-je, mais j’abandonnai. À quoi ressemblait-elle, la femme qui l’a “trouvée” ? »
L’agent haussa les épaules.
« Elle était jeune. Je lui ai dit que vous voudriez sans doute la remercier en personne mais elle a répondu que ce n’était rien. »
Après m’être répandue en fausses excuses, je parvins à fermer la porte et à me retrouver seule avec ma fille.
« Elsie. Avec qui tu étais ? »
Elle leva les yeux dans ma direction, la bouche barbouillée d’orange. « Tu as menti, répondit-elle. Elle est revenue en vie. Je le savais. »