18

« Sam, Sam, réveillez-vous. »

Un murmure à mon oreille me tira d’un chaos de rêves. Devant moi, un visage très pâle émettait un gémissement terrifié. Je me redressai dans mon lit pour lire les chiffres verts de mon radio-réveil.

« Finn, il est trois heures du matin.

— J’ai entendu du bruit dehors. Il y a quelqu’un. »

Je fronçai des sourcils incrédules, mais bientôt je perçus moi aussi quelque chose. Un crissement. À présent j’étais debout, tout à fait réveillée dans l’air froid de la nuit noire. Je pris Finn par la main et me précipitai dans la chambre d’Elsie. Je soulevai ma fille dans mes bras, emportant avec elle son duvet, son ours, et tout son attirail, et la ramenai dans ma chambre sans qu’elle lâche son pouce, un bras toujours ballant hors des draps. Je l’allongeai sur mon lit où, après un vague bredouillement, elle se remit en boule dans sa couette, étreignit son ours, et reprit sa nuit. Je décrochai le téléphone et composai le 999.

« Bonjour, quel service demandez-vous ? »

Je n’arrivais pas à me souvenir du numéro que Baird m’avait donné. Je faillis hurler de frustration.

« J’habite aux Ormeaux près de Lymne. Il y a un rôdeur. Il faut que la police vienne. S’il vous plaît, prévenez l’inspecteur Baird au commissariat général de Stamford. Mon nom est Samantha Laschen. » Ô mon Dieu ! elle voulait que je l’épelle. Mais pourquoi ne m’appelais-je pas Smith ou Brown ? Elle termina enfin de prendre le message et je raccrochai. Je songeai aux rapports d’autopsie des Mackenzie et j’eus bientôt la sensation que des insectes me couraient partout sur la peau. Finn se serrait fort contre moi. Quelle était la meilleure chose à faire ? Mon cerveau grouillait d’idées. Barricader la porte de la chambre ? Descendre toute seule et essayer de retenir le rôdeur assez longtemps pour que la police ait le temps d’arriver ? Tout à coup je ne pensais plus qu’à Elsie. Elle n’avait rien demandé, rien de tout ça n’était sa faute. Serait-elle plus en sécurité si je parvenais à la séparer de Finn ?

« Suis-moi », chuchotai-je.

Je nourrissais le vague projet de dégotter une arme quelque part mais soudain – trop vite à coup sûr pour succéder à mon appel – je perçus des bruits de moteur, puis le crissement du gravier et les éclairs lancés par des gyrophares. Je regardai par la fenêtre. Il y avait des voitures de police partout, des silhouettes noires se bousculaient. J’aperçus même un chien. Je m’approchai de Finn pour la prendre dans mes bras, en lui susurrant des paroles de réconfort, la bouche collée contre ses cheveux.

« Tout va bien maintenant, Finn. Tu es en sécurité. La police est là. Tu as bien fait, ma chérie, très bien. Tu peux te détendre à présent. »

J’entendis des coups à la porte. Je regardai à nouveau par la fenêtre. Il y avait un groupe d’agents en uniforme dans l’allée et un deuxième plus loin. Une autre voiture se garait devant la maison. Je dévalai les escaliers en nouant la ceinture d’une robe de chambre et j’ouvris la porte.

« Tout le monde va bien ? me demanda l’agent à la porte.

— Oui.

— Où se trouve Fiona Mackenzie ?

— En haut, avec ma fille.

— Nous pouvons entrer ?

— Bien sûr. »

L’homme se tourna.

« Allez vérifier l’étage », ordonna-t-il.

Deux agents, dont une femme, passèrent devant moi et montèrent les escaliers en bois en courant, avec grand fracas.

« Que se passe-t-il ?

— Une minute », répondit le premier agent. Un autre policier se précipita vers lui et lui chuchota quelque chose à l’oreille. « Nous avons appréhendé un homme. Il prétend vous connaître. Pourriez-vous venir l’identifier ?

— Bien sûr.

— Vous voulez vous habiller ?

— Non, ça ira comme ça.

— Dans ces conditions, suivez-moi. Il est assis dans la voiture là-bas. »

Mon cœur battait presque à m’en faire mal tandis que je m’approchais du groupe de silhouettes agglutinées autour de la voiture. En arrivant à son niveau, je ne pus m’empêcher d’éclater de rire en découvrant un Danny échevelé fermement entravé par deux agents.

« Tout va bien, dis-je. C’est un ami. Un ami proche. »

Les agents le lâchèrent un peu à contrecœur. L’un d’eux pressait un mouchoir contre son nez.

« Très bien, monsieur, déclara le second. À l’avenir, vous feriez bien d’éviter de rôder dans les jardins en pleine nuit. »

Danny ne répondit pas. Il leur jeta un regard furieux, auquel j’eus droit moi aussi, et se dirigea vers la maison. Je le rattrapai à la porte.

« Qu’est-ce que tu fabriquais ?

— Ma saloperie de camionnette est tombée en panne dans le village, alors j’ai dû faire le reste à pied. Quelqu’un m’a agrippé par-derrière et je me suis défendu.

— Je suis contente que tu sois venu, oh, si tu savais ce que ça me fait plaisir ! murmurai-je en glissant mes bras autour de sa taille. Et je suis vraiment désolée. » Un rire incontrôlable me monta à la gorge, comme un sanglot.

J’entendis à nouveau le gravier crisser derrière moi. Je me retournai pour voir une voiture banalisée freiner et s’arrêter. La porte s’ouvrit et il en émergea une silhouette massive. Baird. Il fit quelques pas mal assurés dans notre direction, puis s’arrêta et scruta le visage de Danny d’un œil vitreux.

« Quelle bande de crétins, dit-il en passant devant moi pour pénétrer dans l’entrée. Bon sang, j’ai besoin d’un café. »

 

« Vos hommes sont arrivés à une vitesse peu commune », remarquai-je.

Baird était assis à la table la tête dans les mains. Danny se tenait dans le coin au fond de la pièce ; il serrait dans une main un verre de whisky qu’il remplissait de temps en temps à la bouteille qu’il tenait dans l’autre.

« Ils étaient dans le coin, répondit Baird.

— Pourquoi ?

— Il paraît que vous avez rencontré Frank Laroue.

— C’est Daley qui vous l’a dit ?

— Nous avons des raisons de penser que cet homme est dangereux, Sam. Et nous savons qu’il vous a contactée. »

Je restai interloquée un long moment.

« Mais enfin comment… ? Vous m’avez mise sur écoute ?

— C’était une précaution élémentaire, riposta Baird.

— Putain, lâcha Danny avant de quitter la pièce.

— Que sait-il ? demanda Baird.

— Et moi, qu’est-ce que je sais ? Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? Vous considérez Laroue comme un suspect ? »

Baird fronça les sourcils et regarda sa montre.

« Bon Dieu ! À mon sens, il y a de fortes chances que le meurtre des Mackenzie soit lié à la vague d’attentats commis dans l’Essex, autour de Stamford. Il nous semblait possible qu’on cherche à s’en prendre à Fiona Mackenzie. Soyez gentille de présenter mes excuses à votre ami. » Il se leva, prêt à partir. « Pour votre gouverne, demain… – il s’arrêta et esquissa un pauvre sourire –… enfin, aujourd’hui même, un de mes collègues dénommé Carrier va opérer un coup de filet dans tout le comté. Frank Laroue sera du nombre des interpellés ; il va être poursuivi pour différents griefs incluant la conspiration et l’incitation à la violence.

— La barbe ! m’exclamai-je. Ça signifie donc qu’il va me falloir remettre à plus tard le verre que je devais prendre avec lui.

— Ce n’était pas très prudent. Enfin, je suis sûr que maintenant vous êtes tout à fait hors de danger.

— Et si les défenseurs des animaux n’avaient rien à voir avec le meurtre des Mackenzie ?

— Dans ce cas les meurtriers étaient sans doute des cambrioleurs.

— Qui auraient volé quoi ?

— Le cambriolage a tourné court, ils ont été dérangés. Dans un cas comme dans l’autre, vous n’avez plus rien à craindre.

— Là, vous vous trompez. Mes parents viennent déjeuner aujourd’hui. »

 

Plus tard dans la matinée, vers dix heures, quelqu’un frappa quelques coups timides à la porte. Un jeune homme très mince, un gosse en vérité, dont les cheveux étaient tirés en arrière en queue de cheval, se tenait sur le pas de la porte, un sac à la main et aux lèvres un sourire partagé entre admiration et nervosité. Son sourire s’effaça quand il me vit apparaître.

« Miss Fiona a demandé des légumes, dit-il en me fourrant le sac dans les mains.

— Des vrais produits de la ferme ? Peut-on espérer de la vraie cuisine maison après ça ? » s’émerveilla Danny.

Finn et Elsie sortirent de la cuisine. Elles avaient toutes les deux relevé leurs manches et Elsie s’était entouré la taille d’un torchon en guise de tablier.

« Pourquoi vous n’iriez pas faire un tour avant l’arrivée de votre mère ? » suggéra Finn.

Était-ce là la jeune fille qui, à peine quelques semaines plus tôt, était incapable de mettre deux mots bout à bout ? Elle portait son nouveau jean bleu foncé et une chemise de coton blanc. Elle avait enfermé ses cheveux noirs dans un catogan retenu par un ruban de velours. Son visage avait pris un léger hâle à force de promenades en plein vent et la chaleur des fourneaux lui avait rosi les joues. Elle respirait la propreté, la jeunesse et la douceur, avec ses membres souples, ses fines épaules solides ; je savais que si je m’approchais assez d’elle je sentirais l’odeur du savon et du talc sur sa peau. À côté d’elle je me sentais vieille, défraîchie. Elle fit un pas en avant pour m’ôter le sac des mains et jeta un coup d’œil à l’intérieur.

« Des pommes de terre, annonça-t-elle. Et des épinards. C’est exactement ce qu’il nous fallait, pas vrai, Elsie ?

— Qui était ce garçon ? demandai-je.

— Oh, ça, c’était Roy, le fils de Judith », répondit-elle avec désinvolture. Elle connaissait beaucoup plus de gens aux alentours que moi. Elle pouffa : « Je crois qu’il est un peu amoureux de moi. » Elle rougit depuis la racine de ses cheveux jusqu’à la base de son cou où sa cicatrice commençait déjà à disparaître.

Danny la suivit du regard alors qu’elle s’en retournait à la cuisine.

« Elle a l’air en forme.

— Toi et ce gamin avec sa queue de cheval », m’exclamai-je.

Danny ne rit pas.

Dehors le ciel était lumineux, d’un beau bleu pâle, et quoiqu’il ait neigé quelques jours auparavant – un crachotis de méchants petits flocons qui parsemaient les rainures des champs à la terre rouge –, l’air était doux. J’avais coupé le chauffage et ouvert les fenêtres. Dans le jardin, les jonquilles rayonnaient et les tulipes se dressaient en une rangée de boutons bien fermés.

« On va se promener alors ? demanda Danny. Quand est-ce que tes parents arrivent ?

— Nous avons deux bonnes heures devant nous. On pourrait passer par Stoke-on-Sea (le village avait gardé son nom quoique la mer eût été repoussée beaucoup plus bas par les digues ; il se trouvait à présent encerclé par des marécages désolés et d’étranges jetées enfermées dans les terres) et rejoindre la côte par là. »

Il faisait si bon que nous n’eûmes même pas à prendre nos vestes. Par la fenêtre de la cuisine j’aperçus Finn la tête inclinée, le front barré d’un pli de concentration. Elsie était invisible. Danny m’attira contre lui et pendant une dizaine de minutes nous marchâmes en silence, nos pas bien réglés l’un sur l’autre. Puis il se mit à parler.

« Sam, il faut que je te parle.

— Oui ? » Il avait pris un ton sérieux, inhabituel ; une peur incompréhensible m’envahit.

« Ça concerne Finn, bien sûr, et toi, et aussi Elsie. Oh, et puis merde, je ne sais pas, viens par ici. »

Il s’arrêta, me prit contre lui et enfouit son visage dans mon cou.

« Qu’est-ce qu’il y a, Danny ? Parle-moi. Nous aurions dû nous expliquer il y a longtemps. Je t’en prie, dis-moi ce qui se passe.

— Non, attends, murmura-t-il. Les corps s’expriment mieux. »

J’écartai de mes mains son pull et sa chemise et je sentis la chaleur de son dos nu et fort sous mes doigts. Sa barbe de quelques jours me râpait la joue ; sans lever la tête il défit la ceinture de mon jean comme un aveugle et glissa une main dans mon pantalon. Il m’agrippa une fesse. Mon souffle sortait par petits à-coups.

« Pas ici, Danny.

— Pourquoi ? Il n’y a personne. »

Autour de nous les marais s’étalaient dans toutes les directions, ponctués par la présence de souches d’arbre et de carcasses rouillées, celles des bateaux qui s’étaient échoués là à l’époque où la mer avait été contenue derrière les digues. Il dégrafa mon soutien-gorge d’une main experte. Je repoussai son visage en le tirant par ses longs cheveux pas tout à fait nets et je vis qu’il se contractait sous l’effet d’une sorte de tension inquiète.

« Ne t’en fais pas, mon amour », chuchotai-je tout en déboutonnant son pantalon ; je le laissai baisser le mien et il me pénétra dans un élan désespéré tandis que mon jean et ma culotte gisaient autour de mes chevilles immobilisées. Nous demeurâmes emmêlés de la sorte dans l’immense espace vide sous un soleil tiède ; je songeais à l’image indigne que je devais offrir, tout en espérant qu’aucun agriculteur ne se mettrait en tête de faire un tour par ici en me demandant ce que ma mère dirait si elle me voyait.

 

« C’est délicieux, Finn. » Danny parlait la bouche pleine et ma mère, qui était assise en face de lui, l’observait sans réprimer une moue répugnée.

Finn nous avait préparé un jarret d’agneau rôti piqué d’ail et de romarin, servi avec des pommes de terre en robe des champs fourrées à la crème et au beurre et des épinards grossièrement hachés. Elle avait même pensé à acheter la veille de la sauce à la menthe au supermarché. Mon père avait apporté deux bouteilles de vin. Il avait revêtu ce qu’il estimait être une tenue sport, c’est-à-dire une veste de tweed, un pantalon d’un gris indéfini, une chemise bien repassée dont le premier bouton n’était pas fermé, le tout couronné par une raie impeccable qui traçait une route rose dans sa maigre chevelure grise. Ma mère mangeait avec minutie : elle se tamponnait les lèvres de sa serviette après chaque bouchée et prenait de petites gorgées de vin précautionneuses à intervalles réguliers. Finn ne toucha presque pas son assiette mais elle restait assise à la table, une lueur vive dans les yeux et un sourire nerveux aux lèvres. À sa droite se tenait Danny qui, tout en arborant ses manières les plus policées, se montrait assez peu prolixe me semblait-il. À sa gauche se trouvait Michael Daley, un Michael Daley déterminé à animer la conversation, sans ménager sa peine pour charmer tout le monde. Il était arrivé les bras chargés d’une masse de roses jaunes (pour moi), d’anémones (pour Finn qui les avait pressées contre sa poitrine comme une jeune mariée timide), de vin, distribuant des poignées de main fermes. Il écouta avec attention ma mère lui raconter l’horrible matinée qu’elle avait vécue, ne manqua pas d’interroger respectueusement mon père sur la route qu’ils avaient prise pour venir ici, fit monter sur ses épaules une Elsie qui n’arrêtait pas de gigoter, et se penchait d’un air consolateur vers Finn à chaque fois qu’il lui parlait, laissant tomber devant ses yeux une mèche de cheveux blond foncé. Ce n’était pas de la suavité de sa part ; il semblait simplement vouloir faire plaisir à tout le monde. Il se tournait sur sa chaise comme une girouette, remis en mouvement par chaque remarque. Il fit passer les légumes, se leva pour donner un coup de main à Finn dans la cuisine. Il était plein d’une étrange énergie nerveuse. Je me demandai soudain, abasourdie, s’il n’était pas en train de tomber amoureux de Finn, avant de songer que c’était peut-être plutôt de moi. Si tel était le cas, quelle serait ma réaction ?

Je regardai les deux hommes assis de part et d’autre de la jeune fille, l’un si sombre, si boudeur et si magnifique, l’autre plus beau, plus énigmatique. Et je voyais bien lequel des deux ma mère appréciait à chaque triste bouchée qu’elle mâchait avec soin. Une étrange tension régnait entre eux ; ils étaient en compétition, mais je n’arrivais pas exactement à comprendre à quel propos. Danny n’arrêtait pas de produire des petites formes, tirant de sa serviette en papier des fleurs et des bateaux.

Au dessert – des pommes au four (foulées par Elsie aux raisins secs et au miel, même si ma fille s’était à présent retirée dans sa chambre sous le prétexte qu’elle voulait faire un dessin) –, ma mère me demanda d’une voix faussement intéressée : « Et comment se passe ton travail, Samantha ? »

Je bredouillais vaguement que je me trouvais dans une période de latence ; la conversation menaçait de s’éteindre (je vis même Michael se redresser un peu sur sa chaise, prêt à s’immiscer galamment dans le silence qu’il sentait arriver) quand mon père émit une petite toux formelle et posa sa serviette sur la table. Tous les regards se tournèrent vers lui.

« Quand j’étais prisonnier au Japon, j’ai vu beaucoup d’hommes mourir », commença-t-il, et mon cœur chavira. J’avais déjà eu droit à cette conversation. « Ils tombaient comme des mouches. » Il marqua une pause et nous attendîmes avec le respect automatique de ceux qui se sentent tenus de baisser la tête à l’annonce d’une tragédie. « J’ai vu plus de morts que vous n’en avez jamais eu l’occasion, et plus, j’en suis sûr, que tous tes chers patients n’en voient. »

Je regardai Finn, mais elle gardait la tête baissée, promenant un raisin sec sur le bord de son assiette du bout de sa fourchette.

« Je suis rentré et j’ai simplement repris le cours de ma vie. Je n’ai rien oublié. » Il posa la main sur sa veste de tweed au niveau de sa poitrine. « Mais j’ai mis cet épisode de côté. Tout ce tintamarre autour des traumatismes, du stress et des victimes, ça ne vaut rien de bon, tu sais. Ça ne fait rien d’autre qu’ouvrir de vieilles blessures. Le mieux c’est de ne pas revenir sur le passé. Je ne mets pas tes motivations en question, Samantha. Mais vous autres, les jeunes, vous croyez avoir droit au bonheur. Vous ne pouvez pas éviter de souffrir comme les autres. Les traumatismes ! » Il s’esclaffa. « Tout ça ce sont des bêtises d’aujourd’hui. » Il leva son verre de vin et en but une gorgée. Ses yeux luisaient par-dessus le bord du verre. Ma mère prit une expression inquiète.

« Eh bien… commença Michael d’un ton compréhensif.

— Papa… », dis-je d’une voix plaintive dont l’origine remontait à mon enfance.

Mais la voix de Finn trancha sur nos amorces de réponses, douce et claire.

« D’après ce que je comprends, Mr Laschen, le traumatisme est un concept utilisé à tort et à travers. On l’emploie souvent simplement pour parler de chagrin, de choc ou de deuil. Le véritable traumatisme est quelque chose de tout à fait différent. Les gens n’arrivent pas à s’en remettre. Ils ont besoin d’aide. » Ses yeux vinrent s’accrocher aux miens et je lui adressai un petit sourire. La pièce paraissait étrangement calme. « Pour certains traumatisés, la vie est littéralement insupportable. Ce ne sont pas des êtres faibles, des lâches ou des imbéciles ; ils ont été blessés et il faut les soigner. Les médecins s’occupent de nos blessures physiques, mais il peut arriver que la blessure soit invisible. Il n’empêche qu’elle existe bel et bien. Vous avez souffert et vous ne vous êtes pas plaint, mais croyez-vous pour autant que les autres devraient souffrir aussi ? » Personne ne dit le moindre mot. « Je crois que Sam aide beaucoup les gens. Elle les sauve. Ça n’a rien à voir avec le bonheur, comprenez-vous ; c’est une question de capacité à vivre. »

Michael se pencha en avant pour lui retirer la fourchette qu’elle tenait, qu’elle continuait de promener dans son assiette. Il entoura ses épaules de son bras et elle se blottit contre lui avec reconnaissance.

« Finn et moi allons faire le café », annonça-t-il, et il l’entraîna vers la cuisine.

Ma mère rassembla bruyamment les assiettes à dessert.

« Les adolescentes montrent toujours des réactions très intenses », déclara-t-elle d’une voix indulgente.

Je regardai mon père.

« Tu sais quel est le problème ? me dit-il.

— Non.

— Ta porte ferme mal. Je parie que c’est à cause des charnières. J’y jetterai un coup d’œil tout à l’heure. Tu as du papier carbone ?

— Du papier carbone ? Pourquoi veux-tu que j’aie une chose pareille ?

— Tu en places sur le linteau, pour voir où ça frotte. Il n’y a rien de mieux. »