15
Le mercredi, je descendis d’un pas mou l’escalier glacé, emmitouflée dans la robe de chambre de Danny, qu’il avait oubliée dans son empressement à partir. Au bas des marches se trouvait une lettre posée sur le paillasson. Mais il était trop tôt pour le facteur, et le « SAM » inscrit au bic bleu sur l’enveloppe trahissait l’œuvre d’Elsie, pas celle de Danny. Après avoir poussé le thermostat et allumé la bouilloire, je glissai un doigt sous le rabat de l’enveloppe. Elle avait collé un cœur de kleenex rose sur une carte blanche. À l’intérieur de la carte, il y avait écrit dans le lettrage penché d’Elsie un message à l’évidence épelé par Finn, qui disait : « Joyeuse Saint-Valentin. Nous t’aimons. »
Le « nous » m’avait ennuyée, bien qu’il m’eût aussi touchée. Dans un moment de faiblesse, j’avais autorisé Elsie à rester à la maison avec un autre de ses rhumes pas très sérieux, et nous avions passé le petit déjeuner toutes les trois attablées dans la cuisine devant des rice crispies et des toasts. Je n’avais rien reçu de Danny, ni carte ni coup de téléphone, pas le moindre signe pour dire qu’il pensait à moi. Je m’en voulais de lui avoir envoyé cette lettre assez directe la veille. Et puis de toute façon, qui se préoccupait de la Saint-Valentin ? Moi.
Nous avions traîné toute la matinée, occupées à des choses et d’autres. Finn avait passé quelque temps le nez dans la liasse de lettres qu’Angeloglou avait apportée la veille, des lettres que des amies lui avaient écrites et qu’elles avaient déposées au commissariat dans l’espoir qu’on les fasse suivre. Elles formaient un paquet assez volumineux qu’elle tenait serré contre ses genoux, comme un secret. Je l’observai avec beaucoup d’attention pour voir si la lecture de ces messages allait la perturber, mais elle semblait étonnamment peu affectée. C’était presque comme si elle ne leur portait aucun intérêt. Après quelques minutes, elle les remit toutes en tas et les monta dans sa chambre. Elle ne m’en parla jamais et je ne la vis jamais y retoucher.
Finn s’était petit à petit passionnée pour l’étude des traumatismes, ce qui était peut-être une façon de s’intéresser à elle-même, et je lui racontai les premiers pas faits en la matière. Je lui parlai des commotions cérébrales dues aux accidents de train ou aux éclatements d’obus, je lui expliquai comment les médecins de l’armée pendant la Première Guerre mondiale les avaient d’abord attribuées aux bruits causés par l’artillerie. L’intérêt manifesté par Finn m’amusait, mais je m’inquiétais aussi un peu de savoir si le fait de s’absorber ainsi dans l’étude de sa propre condition était tout à fait sain. Nous projetions de partir faire une promenade dès que la pluie se calmerait. Mais elle continua de tomber. Elle se fit plus forte et plus drue, opacifiant les vitres à tel point qu’on aurait dit que nous vivions sous une chute d’eau.
« On se croirait sur une arche », remarquai-je. Comme j’aurais pu m’en douter, Elsie demanda ce qu’était une arche. Par où allais-je commencer ?
« C’est une histoire qu’on raconte, expliquai-je. Il y a très très longtemps, Dieu – c’était lui qui avait fait le monde, dans cette histoire – mais il trouvait que ça ne se passait pas bien, que les gens se comportaient mal. Alors il a décidé de faire pleuvoir pendant des jours et des jours pour noyer la terre entière et tuer tout le monde… »
Je m’interrompis pour jeter un coup d’œil anxieux à Finn qui était allongée sur le canapé. Même le mot ne semblait lui faire aucun effet. Comment l’avait-elle pris ? Elle ne me regardait pas. Elle avait les yeux posés sur Elsie. Elle glissa du canapé et rampa jusqu’à l’endroit où ma fille était assise, à côté de son cube de jouets.
« Mais il n’a pas tué tout le monde, continua-t-elle. Il y avait un homme appelé Noé et puis une madame Noé et ils avaient des enfants. Dieu les aimait. Alors Dieu a dit à Noé de construire un grand bateau et de mettre tous les animaux sur le bateau pour qu’ils soient sauvés. Et Noé a construit le bateau et il y a fait monter tous les animaux qu’il a pu trouver. Comme des chiens et des chats par exemple.
— Et des lions, renchérit Elsie. Et des pandas, et des requins.
— Non, pas des requins, corrigea Finn. Les requins ne couraient pas de danger. Ils pouvaient bien se débrouiller tout seuls dans l’eau. Mais les autres, la famille et les animaux, sont restés sur l’arche. Et il a plu des jours et des jours et la terre entière était inondée mais ils sont restés au sec, bien à l’abri.
— Il y avait un toit ?
— Oui. C’était comme une maison sur un bateau. Et à la fin, quand toute l’eau a disparu, Dieu a promis qu’il ne le ferait plus jamais. Et tu sais comment il a fait pour communiquer sa promesse ?
— Non, répondit Elsie, bouche bée.
— Regarde, je vais te montrer. Où sont tes crayons-feutres ? » Finn mit la main dans le cube d’Elsie dont elle sortit des feutres et un bloc de papier. « On va voir si tu devines ce que je dessine. » Elle traça un arc de cercle rouge. Au-dessus, elle en traça un jaune. Puis un bleu.
« Je sais, s’écria Elsie. C’est un arc-en-ciel.
— Eh oui. C’est ça que Dieu a mis dans le ciel pour promettre que ça n’arriverait plus jamais.
— On peut voir un arc-en-ciel maintenant ?
— Peut-être plus tard. Si le soleil sort des nuages. »
Nous n’eûmes pas cette chance. Nous déjeunâmes d’un bon vieux casse-croûte paysan, enfin, d’une version reconstituée en deux temps trois mouvements par une fille des villes. Du bon pain bien frais, acheté mi-cuit au supermarché. J’ôtai le film plastique qui entourait un morceau de fromage. Des tomates en barquette. Un pot de condiments tout faits. De la margarine. Finn et moi partageâmes une grande bouteille de bière belge. Elsie bavarda sans interruption mais ni Finn ni moi ne fîmes preuve d’une grande prolixité. De la bière, du fromage, et la pluie sur le toit. Ça suffisait à mon bonheur.
J’allai chercher quelques bûches dans l’abri situé sur le côté de la maison pour faire un feu dans la cheminée du salon. Quand les flammes commencèrent à grésiller, je sortis l’échiquier et les pièces, que j’installai sur le tapis. Tandis que je reprenais une ancienne partie de championnat du monde qui avait opposé Karpov et Kasparov, Finn et Elsie étaient installées de l’autre côté de la cheminée. Elsie dessinait avec une concentration féroce pendant que Finn lui racontait à voix basse de conspirateur ce qui me semblait être une histoire. De temps en temps, Elsie lui répondait dans un murmure.
Je baissai les yeux vers l’échiquier et me laissai absorber par le jeu, admirant les toiles d’araignée stratégiques de Karpov, Karpov qui arrivait à transformer le plus petit avantage en attaque irrésistible, et les départs directs de Kasparov, qui se plongeait dans des complications extraordinaires, sûr d’être capable d’émerger en tête. Je m’amusai à imaginer des variantes, de sorte qu’il me fallut longtemps pour me sortir des différentes manches. Après quelque temps, je ne sais pas exactement combien, j’entendis un tintement d’assiettes et de tasses. Une odeur familière me parvint, toute proche. Finn était assise à côté de moi avec un plateau. Elle avait fait du thé et des toasts, sans oublier des petits pains chauds pour Elsie.
« Comment pourrai-je jamais me réhabituer à la vie de bureau ! m’exclamai-je.
— Je n’arrive pas à comprendre comment vous pouvez vous concentrer comme ça sur un jeu, s’étonna Finn. Vous reprenez une partie déjà jouée par d’autres joueurs ?
— C’est juste. J’aime bien observer une pensée en action. »
Finn fronça le nez.
« Ça n’a pas l’air très marrant.
— Je ne suis pas sûre que “marrant” soit vraiment le terme qui convienne. Qui a dit que la vie devait être marrante ? Tu connais les règles ?
— Quelles règles ?
— Tu sais que le fou avance en diagonale, le roi une case après l’autre, etc. ?
— Oui, ça je sais.
— Alors regarde. »
Je replaçai rapidement les pièces dans leur position de départ et me lançais dans une partie que je connaissais par cœur.
« Qui est-ce qui gagne ? demanda Finn.
— Les noirs. Il avait treize ans.
— C’est un ami à vous ? »
Je ris.
« Non. C’était Bobby Fischer.
— Je n’en ai jamais entendu parler.
— Il est devenu champion du monde. Quoi qu’il en soit, son opposant s’est montré trop sûr de lui et il a négligé de faire attention à la configuration de son jeu. »
Je reproduisis le dix-septième mouvement des blancs.
« Regarde l’échiquier. Qu’est-ce que tu vois ? »
Finn examina la position des pièces pendant plus d’une minute avec cette concentration grave qui lui était propre et qui m’impressionnait tant.
« On dirait que les blancs ont l’avantage.
— Très bien. Pourquoi ?
— La reine et le cheval noirs…
— Le cavalier.
— La reine et le cavalier noirs sont tous les deux attaqués. Il ne peut pas sauver les deux. Comment s’y est pris Fischer ? »
J’avançai la main pour saisir le fou, à qui je fis traverser l’échiquier. Je regardai avec amusement l’expression étonnée de Finn.
« Mais ça ne change rien, non ?
— Si. J’adore cette position.
— Pourquoi ?
— Celui qui a les blancs a beaucoup de choix. Il peut prendre la reine ou le cavalier. Il peut balayer le fou. Ou alors il peut ne rien faire et tenter de raffermir sa position. Mais quoi qu’il fasse, il perd, d’une façon tout à fait différente à chaque fois. Vas-y, fais un essai. »
Finn réfléchit un moment puis elle prit le fou noir. En moins de quatre mouvements elle se retrouva avec un beau mat tenu par le cavalier.
« C’est fabuleux ! s’exclama-t-elle. Comment a-t-il pu mettre tout ça en place dans sa tête ?
— Je ne sais pas. Rien que d’y penser, ça me fait du mal.
— De toute façon, ce n’est pas mon type de jeu, dit Finn. Les pièces sont toutes à découvert. C’est le poker, mon jeu favori. Tout se joue au bluff et à la tromperie.
— Ne le dis pas à Danny, sinon il t’y fera passer des nuits entières. Mais c’est justement là toute la beauté du jeu. Des échecs, je veux dire. Deux personnes assises l’une en face de l’autre. Toutes les pièces sont bien en vue et ils se manipulent, ils bluffent, ils se tendent des pièges, ils se trompent l’un l’autre. On ne peut pas se cacher. Attends une seconde. » Je tendis la main pour attraper un livre posé à côté de l’échiquier. Je le feuilletai pour retrouver l’épigraphe. « Écoute ça : “Sur l’échiquier, les mensonges et l’hypocrisie ne survivent pas longtemps. La combinaison créative met à nu la présomption du mensonge ; le fait sans merci, qui culmine dans l’échec et mat, contredit l’hypocrite. ” »
Finn esquissa une petite moue presque séductrice.
« Ça fait un peu peur. Je n’aime pas me trouver mise à nu.
— Je sais. Nous avons besoin de nos petites tromperies et de nos stratégies. Dans la vie réelle, j’entends, si tant est que ça signifie quelque chose. Le monde des échecs est un autre monde, où on nous dépouille de tout ça. Dans la partie que je viens de te montrer, un gamin a conduit un adulte maître des échecs à s’autodétruire au vu et au su de tous. Laisse-moi te montrer quelque chose. Quand tu parlais à Elsie ce matin, ça m’a fait penser à un truc. »
Je réinstallai les pièces et je les lançai dans la seconde version de l’ouverture de Ruy Lopez, dont j’esquissai les premiers mouvements.
« Les blancs sont à toi. Qu’est-ce que tu ferais ? »
Finn réfléchit.
— J’imagine que je prendrais le pion.
— D’accord. Vas-y. »
En quelques mouvements elle avait perdu son fou. Elle sourit.
« Vous m’avez eue. Comment se fait-il que ma leçon de catéchisme de ce matin vous ait fait penser à ça ?
— Parce que ce mouvement a un nom. On appelle ça le piège de l’Arche de Noé.
— Et pourquoi donc ?
— Aucune idée. Peut-être que la ligne des pions noirs qui ont piégé ton fou ressemblent au toit rabaissé d’une arche. Peut-être n’est-ce qu’un vieux tour. J’essayais juste de te montrer que les échecs ne sont pas un jeu civilisé. » Je me rendis compte que je perdais son attention. « Il faudrait que nous fassions une partie un jour. Mais pas aujourd’hui.
— Oh non, répondit Finn avec fermeté. Je ne veux pas me trouver à votre merci. Enfin, pas plus que je ne le suis déjà. Je vous ressers du thé ?
— Moi je veux jouer aux ichecs. »
C’était Elsie. Elle avait fini ou abandonné son dessin.
« Aux échecs, corrigeai-je. OK. Comment s’appelle cette pièce ?
— Je sais pas.
— Comment arrivez-vous à vous rappeler toutes les combinaisons ? me demanda Finn.
— Parce que ça m’intéresse.
— Je n’ai aucune mémoire.
— Je ne crois pas. Attends, je vais te montrer quelque chose. Choisis sept ou huit objets dans la pièce et dis-nous ce que tu as choisi. »
Après que Finn eut fini, nous la priâmes de quitter la pièce quelques minutes, puis je la rappelai. Elle s’accroupit par terre à côté d’Elsie et moi.
« Bon, Elsie, c’était quoi les objets ? »
Elsie ferma les yeux, fronça les sourcils et son petit nez rond.
« Il y avait une pièce d’échecs… et une tasse… et une lampe… et puis une image d’un mouton et un feutre rose et un feutre jaune… et les chaussures de Fing et la montre de maman.
— Bravo, dis-je.
— C’est drôlement bien pour une petite de cinq ans, non ? remarqua Finn. Comment elle a fait ?
— Elle s’entraîne. Il y a des siècles, les gens apprenaient l’art de se souvenir des choses. Pour y arriver il faut imaginer une maison et y placer des objets dans différents endroits. Quand on veut s’en souvenir on se dirige dans la maison – en esprit – et on retrouve les objets.
— Qu’est-ce que tu as, Elsie ? demanda Finn.
— J’ai ma maison spéciale à moi, répondit-elle.
— Alors où se trouvait la pièce d’échecs ?
— Sur la porte d’entrée.
— Et la tasse ?
— Sur le paillasson.
— Mais qui a inventé ce truc ? demanda Finn.
— On raconte une vieille histoire à ce sujet. Un genre de mythe. Un jour, dans la Grèce antique, un poète récitait des vers à un banquet. Avant la fin de la fête, on a renvoyé le poète. Quelques minutes plus tard, la salle de banquet s’est effondrée et tout le monde a été tué. Les corps étaient si abîmés que les gens n’arrivaient pas à reconnaître les membres de leur famille pour les enterrer. Mais le poète se souvenait à quelle place se trouvait chacun des invités, et c’est grâce à ça qu’il est parvenu à identifier tous les corps. Le poète se souvenait des invités parce qu’il les avait vus dans un endroit particulier, et il comprit que ça pouvait être un moyen de se rappeler ce qu’on voulait. »
Finn était pensive à présent.
« La mémoire et la mort, murmura-t-elle. Je n’oserais pas m’aventurer dans la maison que je promène dans mon esprit. J’aurais peur de ce que je pourrais y trouver.
— Pas moi, dit Elsie avec fierté. Ma maison à moi elle est bien gardée. »
Je n’allai pas me coucher avant tard dans la nuit. Pas de nouvelles de Danny.