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La première chose qu’elle remarqua, ce fut la porte. Elle était ouverte. La porte d’entrée n’était jamais ouverte, même quand il faisait merveilleusement chaud comme l’été dernier, cet été qui lui avait tant rappelé le pays. Et pourtant, elle était bel et bien ouverte. Elle battait légèrement contre le chambranle, par un matin si froid que l’humidité de l’air accrochait les joues grenues de Mrs Ferrer. De sa main gantée elle poussa le panneau laqué de blanc, pour s’assurer qu’elle n’était pas victime d’une illusion.
« Mrs Mackenzie ? »
Silence. Mrs Ferrer éleva la voix et appela à nouveau sa patronne, gênée d’entendre ses paroles résonner, haut perchées et tremblantes, dans le vaste couloir. Elle s’avança dans l’entrée et s’essuya les pieds sur le paillasson intérieur, trop longtemps comme toujours. Elle retira ses gants qu’elle retint serrés dans sa main gauche. Il y avait une odeur, à présent. Une odeur lourde et douceâtre. Ça lui rappelait quelque chose. L’odeur d’une cour de ferme. Non, plutôt quelque chose de renfermé. Une grange peut-être.
Chaque matin, à huit heures trente précises, Mrs Ferrer croisait Mrs Mackenzie et lui adressait le bonjour d’un signe de tête, puis elle poursuivait son chemin, laissant claquer ses talons sur le parquet ciré du couloir. Ensuite elle tournait à droite et descendait les escaliers qui menaient à la cave. Là, elle ôtait son manteau, sortait l’aspirateur de la remise et passait une heure dans un nuage de bruit anesthésiant. Elle commençait par les escaliers de l’entrée, puis elle faisait les couloirs du premier étage, ceux du second, avant de terminer par le petit escalier de derrière. Mais où donc était Mrs Mackenzie ? Mrs Ferrer hésitait, incertaine, sur le pas de la porte, engoncée dans son manteau de tweed avoine boutonné jusqu’en haut. Elle restait là à se balancer d’un pied sur l’autre. Le son d’une télévision lui parvenait. La télévision n’était jamais allumée d’habitude. Elle frotta avec précaution ses semelles sur le paillasson. Elle baissa les yeux. Elle s’était déjà essuyé les pieds, non ?
« Mrs Mackenzie ? »
Elle s’écarta du paillasson et posa le pied sur le parquet – cire d’abeille, vinaigre et paraffine. Elle se dirigea vers le salon d’apparat situé sur le devant de la maison, une pièce très rarement utilisée qui n’avait presque jamais besoin d’être aspirée, mais qu’elle nettoyait quand même tous les jours. Il n’y avait personne, bien entendu. Tous les rideaux étaient tirés et la lumière allumée. Elle traversa le couloir jusqu’au pied des escaliers où se trouvait l’autre salon. Elle appuya la main sur le pilastre surmonté d’une pièce de bois travaillée, semblable à un ananas fuselé de bois sombre. De l’afrormosia – à passer à l’huile de lin, bouillie exclusivement. Il n’y avait personne. Elle savait que la télévision était dans la salle de séjour. Elle fit un pas, effleurant le mur de la main pour se donner de l’assurance ; elle sentit du bout des doigts un rayon de la bibliothèque. Des couvertures de cuir, à traiter avec une solution de lanoline et d’huile de pied de bœuf, en quantité égale. Il était possible, se dit-elle, que la personne qui regardait la télévision ne l’ait pas entendue appeler. Et pour ce qui était de la porte, peut-être y avait-il eu une livraison, à moins que le laveur de carreaux ne l’ait laissée ouverte en repartant. Ces conjectures la rassurèrent. Elle avança jusqu’au fond de la maison et pénétra dans la salle de séjour. Moins d’une seconde plus tard, elle vomissait sans retenue sur la moquette qu’elle aspirait chaque jour de la semaine depuis dix-huit mois.
Pliée en deux, la bouche grande ouverte, elle fouilla dans la poche de son manteau, en sortit un mouchoir et s’essuya la bouche. Elle était surprise de sa réaction, presque embarrassée. Quand elle était enfant, son oncle l’avait emmenée voir des abattoirs près de Fuenteobejuna ; il avait souri quand elle s’était obstinée à ne pas s’évanouir à la vue du sang, des démembrements, et surtout à la vapeur âcre qui s’échappait au contact du dallage de pierre froid. C’était de cette odeur-là qu’elle s’était souvenue. Ça n’avait rien à voir avec une grange.
Les éclaboussures de sang s’étalaient sur une surface si grande, il y en avait jusqu’au plafond, jusqu’au mur du fond même, tant qu’on aurait pu croire que Mr Mackenzie avait explosé. Cependant, la plus grande quantité formait des mares sombres sur ses genoux et sur le canapé. Il y en avait tellement. Se pouvait-il qu’un seul homme perde autant de sang ? C’était peut-être la banalité de sa tenue, ce pyjama si tranquille, si anglais, boutonné jusqu’au col, qui avait provoqué son haut-le-cœur. La tête de Mr Mackenzie penchait à présent en arrière selon un angle tout à fait improbable. On lui avait tranché la gorge de part en part, et seul le dos du canapé lui retenait la tête. Elle apercevait l’os et les veines, et les lunettes absurdes, inutiles, qui étaient restées perchées sur son nez. Il avait le visage très blanc. Marbré d’horribles reflets bleus inattendus.
Mrs Ferrer connaissait l’emplacement du téléphone, mais elle l’avait oublié et dut le chercher. Elle le trouva sur une petite table, à l’autre bout de la pièce, loin du sang. Elle avait entendu le numéro à une émission de télévision. Trois fois neuf. Une voix de femme lui répondit.
« Allô. Il y a eu un meurtre horrible.
— Pardon ?
— Il y a eu un meurtre.
— Ne vous énervez pas. Calmez-vous, tout va bien. Vous parlez anglais ?
— Oui, oui. Je suis désolée. C’est Mr Mackenzie. Il est mort. Il a été tué. »
Ce n’est qu’au moment où elle reposa le combiné qu’elle pensa à Mrs Mackenzie, et elle s’engagea dans les escaliers. Il ne fallut pas longtemps à Mrs Ferrer pour découvrir ce qu’elle craignait. Sa patronne était attachée sur son lit. Elle paraissait presque noyée dans son sang. Sa chemise de nuit en était baignée, luisante, et collait à son corps maigre. Mrs Ferrer l’avait toujours trouvée trop mince. Et la fille ? En montant l’escalier qui la conduirait au deuxième étage, elle sentit une masse se former dans sa poitrine. Elle poussa la porte de la seule pièce qu’elle n’était pas autorisée à nettoyer. Elle ne put presque rien distinguer de la personne attachée au lit. Que lui avaient-ils fait ? Des bandes de scotch brun brillant lui recouvraient le visage. Elle avait les bras écartés, les poignets liés aux barreaux du lit, et des traînées rouges maculaient le devant de sa chemise de nuit.
Mrs Ferrer parcourut du regard la chambre de Finn Mackenzie. La commode et le sol étaient jonchés de bouteilles. Des photos déchirées, mutilées, dont on avait détruit les visages, gisaient éparpillées à terre. Sur un mur s’étalait un mot qu’elle ne connaissait pas, écrit en rouge sombre plein de coulures : porcs. Elle se retourna brusquement. Il y avait eu un bruit dans le lit. Un gargouillement. Elle se précipita vers la jeune fille. Elle lui toucha le front, au-dessus du scotch qui masquait son visage d’un bandeau net. Il était chaud. Elle entendit une voiture au-dehors, puis des pas lourds dans le hall. Elle dévala les escaliers et vit apparaître des hommes en uniforme. L’un d’eux leva les yeux dans sa direction.
« Vivante, bégaya Mrs Ferrer. Elle est vivante. »