36
J’aurais donné quatorze ans à l’agent immobilier.
« Charmant, dit-il. Tout à fait charmant. »
Ce furent ses premiers mots à peine la porte franchie.
« Un bon produit. Ça partira vite. »
Je lui fis visiter l’étage et il n’y trouva rien que du bon produit qui partirait très vite.
« Je ne me suis pas vraiment attaquée au jardin, confessai-je.
— Un joli défi pour un jardinier aventureux, commenta-t-il.
— Ça n’est pas très attirant.
— Je blaguais. C’est du baratin d’agent immobilier.
— Comme vous pouvez le voir, nous sommes à quelques pas de la mer.
— Bon argument, dit-il. Très attractif. Les acheteurs aiment ces choses-là. Vue sur la mer.
— Euh, ce n’est pas vraiment ça.
— Encore une blague. C’est encore du baratin d’agent immobilier.
— D’accord. Je ne sais pas ce que je pourrais vous dire d’autre. Il y a un grenier et une baraque à outils. Mais c’est vous qui vous êtes occupé de la vente l’année dernière. Vous avez sans doute tous les détails dans un dossier.
— En effet. Mais je voulais venir jeter un coup d’œil. Renifler l’atmosphère, sentir la maison.
— Vous deviez me proposer une évaluation.
— Tout à fait, docteur Laschen. Vous souvenez-vous de la somme que vous avez payée pour la maison ?
— Quatre-vingt-quinze mille livres. » Il haussa les sourcils. « J’étais pressée.
— C’est un chiffre intéressant.
— Vous voulez dire que c’était trop cher. J’aurais préféré que vous m’avouiez ça il y a un an quand vous m’avez fait visiter la maison.
— Le marché immobilier dans l’est de l’Essex est assez mou en ce moment. Très mou même.
— C’est ennuyeux ?
— C’est une chance, répondit-il en me tendant la main. J’ai été ravi de vous rencontrer, docteur Laschen. Je vous appellerai dans l’après-midi pour vous faire connaître mon évaluation. Nous devons faire une offre agressive. Je suis sûr que nous pourrons commencer les visites dès la semaine prochaine.
— Je ne serai plus là. Ma fille et moi repartons pour Londres samedi.
— Du moment que nous avons un jeu de clés et un numéro de téléphone. Vous êtes pressée de partir ? Pour quelle raison ? Vous n’aimez pas la campagne ?
— Trop de meurtres. »
Il laissa échapper un rire incertain.
« Vous blaguez, n’est-ce pas ?
— C’est ça, je blague. »
Je passai toute la semaine occupée à des tâches qui ne pouvaient plus attendre. Je m’assis à côté d’Elsie et lui demandai si elle avait envie de rentrer à Londres retrouver ses anciens amis.
« Non », répondit-elle d’une voix enjouée.
Je n’insistai pas. Pour le reste, je procédai par étapes dans la liste que je m’étais fixée : annoncer la nouvelle à Linda et à Sally, qu’aucun choc ne semblait plus pouvoir émouvoir, et les payer en guise de notification ; effectuer les démarches nécessaires auprès des compagnies de gaz et d’électricité ; descendre des cartons du grenier et les remplir avec des objets dont il me semblait que je venais de les en sortir.
Je passais trop de temps au téléphone. Quand je n’essayais pas de joindre un membre du conseil, c’étaient des journalistes ou des médecins qui m’appelaient de nouveau. Je répondis non à tous les journalistes et sans doute à la majorité des médecins. Petit à petit mes « peut-être » firent place à des « sans doute », et à la fin de la semaine je me retrouvai avec un contrat à durée déterminée pour un poste de consultant auprès du département de psychologie de l’hôpital Saint-Clémentine à Shoreditch. Je reçus des coups de fil de Thelma qui me demandait si j’avais perdu la tête, d’autres de Sarah qui m’affirmait que j’avais pris la bonne décision et qui m’informa qu’un ami à elle était parti passer un an en Amérique, libérant un appartement situé à Stoke Newington, c’est-à-dire à deux rues du parc. Est-ce que ça m’intéresserait qu’il me le prête ? Tout à fait. Le seul problème était la proximité du terrain de football de l’Arsenal, ce qui signifiait une circulation intense un samedi sur deux et parfois le week-end. Y voyais-je un inconvénient ? Pas du tout.
Entre deux coups de téléphone je continuais à appeler Chris Angeloglou. Ils attendaient les résultats du laboratoire. Chris était sorti et, oui, l’inspecteur Baird aussi. On ne pouvait pas les joindre. Ils étaient en réunion. Ou bien au tribunal. Ils étaient rentrés chez eux. Le vendredi matin, la veille de mon départ, j’appelai le commissariat de Stamford une nouvelle fois et on me passa une assistante. Malheureusement, l’inspecteur Angeloglou et l’inspecteur principal Baird étaient injoignables. Ce n’était pas grave, répondis-je, je voulais juste leur transmettre un message. Avait-elle de quoi écrire ? Très bien. Je voulais prévenir Angeloglou et Baird que j’étais sur le point de donner une interview à un journal national et que j’avais l’intention de révéler tous les détails de l’affaire Mackenzie telle que je la voyais, ainsi que d’annoncer mon intention d’attaquer la police pour son refus de rouvrir le dossier. Merci.
Je raccrochai le combiné et commençai à compter. Un, deux, trois… À vingt-sept, le téléphone sonna.
« Sam ?
— Rupert, comment allez-vous ?
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je veux savoir ce que vous fabriquez.
— Vous pensez que ça vous servira à grand-chose de lancer des menaces absurdes ?
— Oui, et laissez-moi vous dire ce que je veux vraiment. Je veux que vous convoquiez une réunion au commissariat de Stamford. » Il y eut un long silence. « Rupert, vous êtes toujours là ?
— Bien sûr. Nous serions ravis de vous voir. J’allais vous appeler de toute façon.
— À part vous-même et Chris, je veux que Philip Kale soit là aussi.
— D’accord.
— Et la personne qui avait la charge de cette affaire.
— Mais enfin c’était moi.
— Je veux parler à l’organiste, pas à son singe.
— Je ne suis pas certain que l’organiste soit libre.
— Ça vaudrait mieux pour lui.
— Autre chose ?
— Demandez à Kale d’apporter ses rapports d’autopsie du couple Mackenzie.
— Je vais voir ce que je peux faire, Sam, et je vous rappellerai.
— Ne prenez pas cette peine. Je serai là à midi.
— C’est trop court.
— Vous avez eu beaucoup de temps, Rupert. »
Dès que j’eus donné mon nom à la réception, une jeune femme policier me conduisit dans des couloirs et me fit pénétrer dans une salle d’interrogatoire vide. Quand elle revint avec un café, Angeloglou et Baird l’accompagnaient. Ils me gratifièrent d’un signe de tête et s’assirent. On aurait dit que nous nous trouvions dans mon bureau, pas dans le leur.
« Où sont les autres ? »
Baird adressa un regard interrogateur à Angeloglou.
« Kale est au téléphone, répondit Chris. Il sera là dans une minute. Val vient d’informer le commissaire de votre présence. »
Baird se tourna dans ma direction.
« Contente ? demanda-t-il d’un ton pas trop sarcastique.
— Je ne joue pas, Rupert. »
On frappa à la porte, qui s’ouvrit pour laisser passer la tête d’un homme. Il avait une cinquantaine d’années, perdait ses cheveux, et à l’évidence c’était lui le patron. Il me tendit la main.
« Docteur Laschen. J’étais impatient de vous rencontrer. Je me présente, Bill Day. Je suis le responsable du commissariat de Stamford. Je crois que nous vous devons des excuses. »
Je lui rendis sa poignée de main.
« Ainsi que je l’expliquais à Rupert, repris-je, il ne s’agit pas pour moi d’une campagne personnelle, pas plus que je ne cherche la reconnaissance. Il s’agit simplement d’arrêter un coupable.
— Eh bien, c’est justement notre travail, répondit Day, ponctuant sa phrase d’un rire qui se termina en une sorte de quinte de toux.
— C’est la raison de ma présence.
— Très bien, très bien. Rupert m’a dit que vous souhaitiez ma présence, et je comprends tout à fait. Malheureusement, j’ai dû quitter une réunion très importante et je dois y retourner. Mais je peux vous assurer de notre entière collaboration. Si vous êtes mécontente de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me contacter personnellement. Voilà mon… euh… » Il fouilla dans ses poches et en sortit une carte de visite professionnelle un peu écornée qu’il me présenta. « Je vais vous laisser entre les mains expertes de Rupert. Ravi d’avoir fait votre connaissance, docteur Laschen. » Nous échangeâmes une nouvelle poignée de main et il se glissa dans le couloir. Ce faisant, il manqua de bousculer Philip Kale. Nous nous assîmes tous les quatre.
« Eh bien ? interrogea Rupert. Qui veut commencer ?
— J’ai eu la tentation de venir avec un avocat, dis-je.
— Pourquoi ? Vous songez à faire des aveux ? s’esclaffa Rupert.
— Non, mais j’ai pensé qu’il serait peut-être prudent de s’assurer qu’une personne extérieure à l’affaire conserve une trace de cette réunion.
— Ce ne sera pas nécessaire. Nous sommes tous du même côté. À présent, pour quelle raison vouliez-vous nous voir ?
— Mais enfin, Rupert, à quoi jouez-vous ? Très bien, si vous insistez. » Je sortis mon portefeuille et j’en retournai le contenu jusqu’à ce que je tombe sur le formulaire bleu. « La semaine dernière, je vous ai déposé une pièce à conviction qui à mon sens justifiait qu’on rouvre le dossier Mackenzie. Numéro de reçu SD 4071/A. J’ai demandé qu’on fasse une analyse du groupe sanguin. L’avez-vous fait ?
— Oui, répondit le docteur Kale.
— Qu’est-ce que ça a donné ? »
Kale ne prit même pas la peine de regarder ses notes.
« L’échantillon de sang prélevé sur l’initiale tracée par Finn sur le dessin est de groupe A, rhésus D+.
— Et vous n’avez pas le moindre doute concernant l’identité du corps trouvé dans la voiture carbonisée ? »
Kale secoua la tête.
« La comparaison avec son dossier dentaire ne laissait pas le moindre doute. Mais pour éliminer les dernières incertitudes, l’inspecteur Angeloglou a établi que durant les dernières années Fiona Mackenzie était donneuse de sang. » Kale s’autorisa un léger sourire. « Elle était donneuse de groupe O.
— Simple curiosité, demandai-je. Quels étaient les groupes sanguins de ses parents ? »
Kale éplucha son dossier.
« Leopold Mackenzie était de groupe B. » Il remua d’autres feuillets. « Et sa femme de groupe A. Intéressant. »
Mon ricanement n’eut rien à envier au caquètement d’une sorcière.
Angeloglou parut troublé.
« Ce qui veut dire que si nous avions pris la peine de vérifier, il serait apparu clairement qu’elle ne pouvait pas être leur fille », conclut-il.
Je ne pus retenir un soupir courroucé.
« En effet, Chris, dit Kale. Si un des parents est de groupe A et l’autre de groupe B, les enfants ne peuvent appartenir qu’aux quatre groupes sanguins de base. Ce que Michael Daley savait forcément. »
Un très long silence s’ensuivit. Je tremblais d’énervement et dus me forcer à rester calme. Je ne voulais pas parler de peur de ne pouvoir retenir un « Je vous l’avais bien dit » ou quelque formule apparentée. Philip Kale commença à remettre ses papiers en ordre avec ostentation. Angeloglou et Baird avaient l’air mal à l’aise. Baird finit par murmurer quelque chose.
« Comment ? dis-je.
— Pourquoi n’avons-nous pas prélevé un échantillon de son sang sur les lieux du crime ?
— Les seules traces présentes étaient celles des parents, répondit Kale. Il ne m’est pas venu à l’esprit que son groupe sanguin puisse nous intéresser.
— Bon sang de bois, elle est montée dans ma voiture, dit Baird. Tous les deux je les ai transportés dans ma voiture. On va sans doute démolir ce commissariat et retourner le terrain. Transformer ce lieu en parc d’attractions, et faire de Chris et moi les gardiens. Avec ses foutues compétences scientifiques – mots qu’il souligna d’un ton acerbe – notre cher Phil sera certainement en mesure de manier une de ces baguettes pointues pour ramasser les papiers gras. »
Angeloglou proféra en silence une obscénité que je pus lire sur ses lèvres depuis l’autre bout de la pièce. Il faisait d’énormes efforts pour éviter mon regard. Les bras croisés, j’enfonçai ma main droite sous mon bras gauche et en pinçai très fort la peau fine afin de réprimer toute velléité de sourire triomphant.
« Quelle est à présent votre version des événements ? » demandai-je sur un ton que je m’étais efforcée de rendre grave, en évitant de trop accentuer les mots « à présent ».
Rupert couvrait une feuille de papier blanc d’un ensemble de carrés et de triangles emmêlés. Il s’employa ensuite à les remplir d’une série d’ombres et de hachures. Quand il se mit à parler, il ne leva pas une fois les yeux.
« Michael Daley se trouvait devant un double défi. Il devait assassiner toute la famille Mackenzie et récupérer l’argent. Le premier acte ne valait rien sans le second. Le second ne pouvait s’envisager sans le premier. Il a alors élaboré un plan si simple, tellement à découvert, que personne n’a rien vu. Il avait une collaboratrice qui ressemblait un peu à Finn – il suffisait d’une ressemblance très vague, dans la mesure où elle ne se trouverait jamais en présence de quelqu’un qui connaissait la véritable Finn. De plus, étant le médecin de Finn, il savait mieux que tout le monde combien elle avait changé. Les photographies publiées au moment des meurtres étaient vieilles et montraient Finn avant son anorexie. La collaboratrice, disons X, avait les cheveux noirs, à peu près la même taille à quelques centimètres près, mais tout collait plus ou moins. Michael surveillait les actions des groupes de terroristes défenseurs des animaux, ce qui fait qu’il était au courant de la menace proférée à l’encontre de Mackenzie. Il est impossible pour l’instant d’établir les faits avec certitude, mais il est probable que la véritable Finn a été enlevée, assassinée et déposée dans la cabane à bateau dans la journée ou la soirée du 17. Ses parents ont été assassinés tôt le lendemain matin. Fiona Mackenzie était une jeune fille normalement sociable, elle avait l’habitude de voyager. Les Mackenzie ne seraient pas surpris qu’elle rentre tard dans la nuit. Les clés ainsi obtenues furent utilisées pour entrer dans la maison. Ils ont tué Mr et Mrs Mackenzie, après quoi Finn, je veux dire X, a enfilé la chemise de nuit de Finn. Michael lui a pratiqué une incision à la gorge au moment où la bonne devait arriver. Elle avait le visage masqué par une bande adhésive, de sorte que personne ne remarquerait que la fille qui ressemblait à Finn, qui se trouvait dans sa chambre habillée dans ses vêtements, n’était pas Fiona Mackenzie. C’est la situation sur laquelle nous sommes tombés.
— Comment ont-ils pu planifier quelque chose d’aussi risqué ? demanda Angeloglou en secouant la tête. Comment ont-ils pu croire qu’ils arriveraient à s’en tirer ?
— Il y a des gens qui accepteraient de prendre un tel risque pour, combien exactement, quelque dix-huit millions de livres ? Et de toute façon, à partir du moment où ils avaient le cran de le faire, était-ce vraiment si risqué que ça ? On se dit que la fille est menacée, on la met à l’abri. Bien sûr, elle doit refuser de voir tous ceux qui ont connu Fiona Mackenzie, mais il n’y a pas de famille immédiate, et puis c’est une réaction compréhensible pour une jeune fille traumatisée, n’est-ce pas, docteur Laschen ?
— Je crois que c’est l’avis que j’ai exprimé à l’époque, confïrmai-je d’une voix sourde.
— Et l’identité de la jeune fille n’est jamais remise en question parce que nous avons sous la main son médecin de famille, un homme tout à fait fiable, qui est tout prêt à lui parler et à nous fournir des détails médicaux, tels que son groupe sanguin, d’après une version falsifiée de son dossier médical.
— Et le dossier de Finn, enfin, de X, a disparu des registres de l’hôpital, ajoutai-je.
— Daley a-t-il pu avoir accès à son dossier ? demanda Baird.
— Je l’ai bien fait, enfin, je l’aurais fait si Daley ne m’avait pas devancée.
— Ce qu’il fallait, c’est que X joue le rôle de Finn suffisamment longtemps pour lui permettre de rédiger un testament dans lequel elle léguait tout à Daley. La seule compétence requise ici était celle, très rudimentaire, de pouvoir reproduire la signature de Fiona Mackenzie. Mais il y a eu un hic. La femme de ménage de la famille a exprimé le désir de voir Fiona avant de rentrer en Espagne. Ça aurait tout mis par terre.
— Ils ont donc éliminé Mrs Ferrer, intervins-je. Michael est allé chez elle et l’a étouffée. Puis il y est retourné avec moi. Les éventuels signes de résistance et les traces qu’il avait pu laisser s’expliqueraient par sa tentative bidon de la réanimer. »
Rupert s’agita sur sa chaise, gêné, avant de reprendre :
« Puis, il ne restait plus qu’à mettre en scène un suicide, en utilisant le corps de la vraie Fiona Mackenzie. C’est la raison pour laquelle il était si important de mettre le feu à la voiture. Daley n’avait pas besoin d’un alibi pour le meurtre des Mackenzie parce qu’il ne faisait pas partie des suspects. Mais il se débrouilla pour être en dehors du territoire quand X a emmené la voiture de Danny jusqu’à la côte et y a mis le feu.
— C’était un plan parfait, sifflai-je avec admiration, malgré moi. Le suicide de quelqu’un qui était déjà mort et un alibi créé par quelqu’un dont personne ne soupçonnait l’existence. Si le moindre doute s’était exprimé, on aurait pu examiner le corps de Finn à l’envi. Et Danny, mon pauvre Danny…
— Rees a dû arriver à l’improviste au moment où elle partait, le jour où vous étiez absente. »
Je baissai les yeux vers mon café. Il était froid, recouvert d’une pellicule claire. Je sentis la honte me brûler le corps.
« Je l’ai accueillie chez moi, avec ma fille, avec mon amant. Danny a été assassiné. J’ai voué toute ma vie professionnelle à l’analyse des états psychologiques et cette gamine m’a fait danser comme une marionnette. Elle a simulé le traumatisme, elle a simulé l’amitié, toute son attitude n’était que feinte. Plus j’y repense, pire c’est. Elle ne veut pas assister aux obsèques. J’y vois un symptôme. Elle veut détruire tous les vêtements de la vraie Finn. Je prends ça comme un geste thérapeutique. Elle est constamment vague sur son passé. J’y vois une phase nécessaire. Elle me confie qu’elle se sent tout à fait étrangère à l’enfant obèse qu’elle était et j’y vois un signe de sa capacité à récupérer. »
Rupert leva enfin les yeux de sa feuille.
« Ne vous en veuillez pas, Sam. Vous êtes médecin, pas détective. La vie continue, cahin-caha, parce que la plupart d’entre nous se disent que les gens qu’ils côtoient ne sont pas des psychopathes ou des menteurs. » Il jeta un coup d’œil à Chris. « Nous, en revanche, sommes censés être des détectives, malheureusement.
— Mais que se serait-il passé ? demandai-je.
— Que voulez-vous dire ?
— Après le faux suicide de Finn.
— C’est très simple, répondit Chris. Daley touche l’argent. Ensuite, une ou deux années plus tard, nous aurions entendu des rumeurs comme : le pauvre Daley s’est inscrit aux Joueurs anonymes. Il a dérapé, il a perdu la moitié de sa fortune ou quelque chose dans le genre en jouant aux courses. En fait, la somme aurait servi à payer cash les services de… – Chris ouvrit les mains, reconnaissant sa défaite –… de X.
— Avez-vous la moindre idée de qui est cette jeune fille ? demandai-je. Une patiente ? Une amie ? Une ancienne liaison ? »
Personne ne me répondit.
« Elle a peut-être un casier, aventurai-je.
— Qui ? demanda Rupert d’une voix sèche. Nous n’avons qu’un lien avec elle.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Vous-même.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Vous êtes celle qui l’avez le mieux connue.
— Vous êtes fou ou quoi ? Je ne la connaissais absolument pas.
— Tout ce que nous vous demandons, dit Chris, c’est d’essayer d’y réfléchir. Nous ne voulons pas de réponse immédiate. Mais essayez juste de vous rappeler quelques détails, une chose qu’elle aurait dite ou faite qui pourrait nous donner un indice quant à son identité réelle.
— Je peux vous répondre tout de suite. J’ai passé des jours entiers à revenir sur le moindre souvenir, à me rappeler tout ce qu’elle m’avait dit, la moindre conversation dont je parvenais à me souvenir. Tout était faux. Qu’est-ce que je pourrais vous dire ? Elle sait cuisiner. Elle est capable de faire des tours de magie très simples. Mais plus j’y pense, plus elle se défait. Tout ce qu’elle a dit, tout ce qu’elle a fait, tout ça n’était que de la poudre qu’elle m’envoyait aux yeux. Quand je cherche à aller plus loin, je ne trouve rien. J’ai peur de ne pas pouvoir beaucoup vous aider. Alors, qu’allez-vous faire à présent ? »
Rupert se leva et s’étira, touchant des doigts les carreaux de polystyrène au plafond.
« Nous allons mener une enquête.
— Quand allez-vous annoncer que vous rouvrez le dossier ? »
Était-ce mon imagination, ou est-ce que je le vis bien prendre une profonde inspiration, se donner du courage pour ce qu’il avait à dire ?
« Nous n’allons pas l’annoncer.
— Mais enfin pourquoi ? »
Rupert s’éclaircit la gorge.
« Après en avoir référé au plus haut niveau, nous avons décidé que nous améliorerions peut-être nos chances si la meurtrière ne savait pas que nous sommes sur ses traces. Elle n’a pas réussi à mettre la main sur l’argent. Elle va peut-être commettre une erreur.
— Qui risque de commettre une erreur ? Comment le saurez-vous si c’est le cas ? »
Rupert marmonna quelque chose.
« Rupert, lançai-je d’une voix forte. Est-ce un moyen d’enterrer l’affaire ? »
Il eut l’air choqué.
« Absolument pas, c’est une accusation ridicule, indigne de vous, mais je sais que ces derniers temps ont été difficiles. Il s’agit simplement de la façon la plus efficace de procéder, et je suis certain qu’elle produira des résultats. Pour l’heure, il me semble que nous avons examiné tout ce qu’il y avait à examiner. Quand rentrez-vous à Londres ?
— Demain.
— Vous nous laisserez votre adresse, n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
— Très bien. Si vous pensez à quoi que ce soit, s’il vous arrive quelque chose, appelez-nous. » Il me tendit la main. « Nous vous sommes très reconnaissants pour l’aide que vous nous avez apportée dans la résolution de cette affaire. »
Je pris la main qu’il me présentait.
« Je suis ravie de votre reconnaissance. Mais si jamais j’en venais à soupçonner que vous essayez d’enterrer l’affaire…
— Faites-nous confiance, répondit Rupert. Faites-nous confiance. »
J’émergeai du bâtiment en clignant des yeux. Je m’avançai dans le passage piétonnier à l’angle du marché. Ce faisant, je bousculai une vieille femme dont je fis tomber le chariot. Comme je ramassais les oignons et les carottes répandus sur les pavés, je me sentis dans la peau d’un enfant qui se réveillerait d’un rêve surpris de retrouver le monde tel quel, indifférent à ses problèmes. Et pourtant, il me semblait que je n’étais pas sortie de mon rêve hermétique. Il me restait des visites à effectuer.