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« Remonte ta fenêtre.

— Mais j’ai trop chaud.

— Il fait un froid de canard. Nous allons toutes les deux attraper une pneumonie. Remonte ta fenêtre. »

Elsie se débattit d’un air boudeur avec la poignée. La vitre se releva d’un centimètre, puis s’arrêta.

« J’y arrive pas. »

Je me penchai et passai devant son corps de petite fille furieuse. La voiture fit une légère embardée.

« On peut mettre ma cassette ?

— Est-ce que tu t’amuses à l’école ? »

Silence.

« Qu’est-ce que tu as fait hier ?

— Je sais pas.

— Dis-moi trois choses que tu as faites hier.

— J’ai joué et puis j’ai joué et puis j’ai joué.

— Avec qui ? demandai-je avec entrain, pleine d’espoir.

— Avec Mungo. Je peux mettre ma cassette ?

— L’appareil est cassé. Tu l’as bourré de pièces.

— C’est pas juste. Tu avais promis.

— Je n’avais rien promis du tout.

— C’est pas vrai. »

Cela faisait déjà trois heures que nous étions levées, et il n’était pas encore neuf heures. Elsie s’était glissée dans mon lit avant le lever du jour pour se recroqueviller contre moi. Elle avait d’abord tiré la couette à elle dans l’aube glacée, puis m’avait écorché les jambes avec les ongles de ses orteils que j’avais oublié de couper avant de poser ses petits pieds froids contre mon dos ; elle avait fait passer sa tête sous mon bras, m’avait embrassée de ses lèvres chaudes et humides et soulevé les paupières de ses doigts experts avant d’allumer la lumière de la table de chevet, de sorte que l’espace d’un instant la pièce remplie de cartons et de caisses encore à déballer, d’où débordaient des vêtements froissés, avait disparu dans un éblouissement douloureux.

« Pourquoi tu peux pas venir me chercher ?

— Il faut que je travaille. Et puis tu l’aimes bien, Linda.

— J’aime pas ses cheveux. Pourquoi est-ce que tu dois travailler ? Pourquoi est-ce que papa ne va pas travailler et que tu ne restes pas à la maison comme les autres mamans ? »

Elsie n’a pas de père. Pourquoi dit-elle des choses pareilles ?

« Je viendrai te chercher chez Linda dès que possible, je te le promets. Je te préparerai un bon petit dîner. » J’ignorai la grimace qu’elle fit à ces mots. « Et je t’emmènerai à l’école tous les matins. D’accord ? » Je tentai de trouver quelque chose pour chasser sa mauvaise humeur. « Elsie, ça te dirait de jouer à notre jeu ? Qu’est-ce qu’il y a dans la maison ?

— Je sais pas.

— Mais si, tu sais. Qu’y a-t-il dans la cuisine ? »

Elsie ferma les yeux et plissa le front, absorbée par l’effort de concentration.

« Une balle jaune.

— Très bien. Et dans la salle de bains ?

— Une boîte de Choco Pops.

— C’est parfait, ma chérie. Et dans le lit d’Elsie ? »

Mais je l’avais perdue. Elsie regardait par la fenêtre. Elle tendait le doigt vers un nuage bas couleur gris ardoise. J’allumai la radio. « … des gelées… un vent violent… nord-est. » Est-ce que cela signifiait qu’il venait du nord-est, ou était-ce sa direction ? Qu’est-ce que cela pouvait bien faire ? Je tournai le bouton de réglage : des crépitements, du jazz, des crépitements, une discussion sans intérêt, des crépitements. J’éteignis le poste et me concentrai sur le paysage qui m’entourait. Était-ce pour cela que j’avais quitté Londres ? Un pays plat, strié de sillons, gris et humide, interrompu ici et là par la présence d’une grange à l’allure d’entrepôt industriel, construite en aluminium ou en parpaing. Triste endroit pour se cacher.

 

À l’époque où je tentais de prendre une décision au sujet du poste que me proposait l’hôpital de Stamford, j’avais dressé une liste. Dans une colonne j’avais inscrit les arguments pour, dans l’autre ceux qui plaidaient en faveur d’un refus. J’adore les listes. Chaque jour, au travail, j’établis de longues listes, sériant les priorités à l’aide d’astérisques de couleurs différentes. Je me sens tout à fait maîtresse de ma vie quand je suis parvenue à la concentrer sur une demi-feuille de format A4, et j’aime barrer au fur et à mesure les choses que j’ai effectuées, d’un trait net. Il m’arrive même parfois d’inscrire en tête de la liste quelques tâches déjà barrées avec soin, correspondant à des travaux déjà accomplis, afin de me donner l’énergie nécessaire pour abattre tout ce qui me reste à faire.

Qu’avais-je mis dans la colonne POUR ? Quelque chose comme :

La campagne

Une maison plus grande

Plus de temps à consacrer à Elsie

Le travail dont j’ai toujours rêvé

Un meilleur salaire

Du temps pour terminer le projet sur les traumatismes

Des balades

Un animal de compagnie pour Elsie (?)

Une école plus petite

Réfléchir à la suite de la relation avec Danny

De l’aventure et du changement

Plus de temps (ce dernier élément était précédé de plusieurs astérisques, dans la mesure où il englobait toutes les autres raisons).

Dans la colonne CONTRE, une seule inscription : Quitter Londres. J’ai grandi dans la banlieue londonienne, et pendant toutes mes années d’adolescence ma seule préoccupation était de me rendre dans le centre de la capitale, d’atteindre le noyau, le cœur de la cible. Quand j’étais petite et que ma mère choisissait encore mes affaires, c’était sur Oxford Street que nous faisions les courses ; elle me dégottait de petites jupes larges très sages, des pulls à col roulé, des jeans de coupe bien nette, des sandales bleu marine à petites boucles, des manteaux sans fantaisie inutile avec des boutons de cuivre, des collants à grosses côtes qui tire-bouchonnaient toujours (je l’entends encore s’écrier « Oh, mais regarde-toi, tu deviens si grande » alors qu’elle essayait de faire rentrer de force mon corps dégingandé dans des vêtements pour petites filles sages). J’allais m’asseoir en haut des bus à impériale et j’observais la foule, la saleté, le chaos, les jeunes aux cheveux ébouriffés qui avançaient à grandes enjambées molles sur les trottoirs, les couples qui s’embrassaient au coin des rues, les boutiques clinquantes tout éclairées, le désordre général qui régnait, la terreur et les délices liés à ce spectacle. J’ai toujours dit que j’allais devenir docteur et m’installer dans le centre de Londres. Pendant que Roberta habillait ses poupées et les promenait partout, serrées contre sa poitrine, en leur roucoulant des paroles tendres, j’amputais les miennes. J’allais devenir docteur parce que personne autour de moi ne l’était, parce que la moitié des élèves de ma classe voulaient être infirmières, et aussi parce que ma mère levait les sourcils et haussait les épaules chaque fois que je lui parlais de mes ambitions.

Londres à mes yeux c’était la fatigue, les départs au petit jour, les séances de cinéma tardives, les embouteillages, les stations de radio plus branchées les unes que les autres réparties sur toute l’échelle des fréquences, les vêtements vite sales, les crottes de chien sur les trottoirs. Ça voulait dire que des hommes qui ressemblaient à mon père m’appelaient « docteur ». Cela signifiait aussi un avancement certain et une somme rondelette à la banque, que je pouvais dépenser sur des boucles d’oreilles voyantes, des manteaux de coupe farfelue et des chaussures pointues ornées d’énormes boucles ; sans parler des week-ends passés à faire l’amour avec des inconnus, ces week-ends étranges dont je me souviens à peine à présent, si ce n’est pour la sensation euphorique dans mon corps d’avoir abandonné Edgware, pas tant l’endroit en soi mais cet Edgware de mes souvenirs avec ses repas du dimanche et les trois rues à prendre pour se rendre dans ce qui n’était pas une maison. Londres, ça signifiait avoir Elsie et perdre son père, Londres, ça signifiait Danny. C’était la géographie de mes années de maturation. Tandis que je traversais Stamford, après avoir fait lâcher prise à Elsie qui s’agrippait à ma veste, embrassé sa joue soudain rougie, et lui avoir promis sur une impulsion de venir la chercher moi-même à l’école, je me pris à avoir envie de Londres tout d’un coup comme s’il s’agissait d’un amant, d’un objet de désir éloigné. Et pourtant, la ville m’avait trahie après la naissance d’Elsie. C’était devenu un labyrinthe de squares et de crèches, de baby-sitters et d’aides aux mères célibataires. Un univers parallèle que je n’avais jamais remarqué avant d’y pénétrer et de me retrouver à passer mes semaines à travailler et mes week-ends à promener une poussette dans les rues, tout en jurant de me venger.

 

C’était de ça que j’avais rêvé. D’avoir du temps. De me retrouver toute seule dans la maison, sans enfant, sans nounou, sans Danny et sans emploi du temps toujours présent à l’esprit. J’entendis un miaou et des griffes vinrent me grattouiller la jambe. J’ouvris la boîte de nourriture pour chat à bout de bras, remplis le bol d’Anatoly et me dépêchai de les expédier, l’un et l’autre, dans le jardin, en passant par la porte de derrière. Un léger souffle d’air me fit revenir aux narines les effluves de la pâtée de thon et de lapin à la gelée, ce qui provoqua une mauvaise toux et des souvenirs de mal de mer. Comment une telle mixture pouvait-elle être comestible, même pour un chat ? Je lavai le bol et la tasse du petit déjeuner d’Elsie et me préparai une tasse de café instantané avec de l’eau pas assez chaude, de sorte que les granulés flottaient à la surface. Dehors, il pleuvait sur mon jardin détrempé ; les jacinthes roses qui m’avaient tellement enthousiasmée hier s’inclinaient à présent piteusement vers le sol couvert de gravats et leurs pétales caoutchouteux avaient l’air tout poisseux. Aucun son ne me parvenait par-dessus le bruit de la pluie, pas même le bruit de la mer. Un sentiment d’ennui lugubre s’empara de moi. D’ordinaire, à cette heure, je me trouvais déjà au travail depuis deux ou trois heures, voire quatre en temps de crise ; le téléphone n’arrêtait pas de sonner, la corbeille contenant mon courrier débordait, ma secrétaire m’apportait une tasse de thé et j’étais effarée par la rapidité avec laquelle la journée se déroulait. J’allumai la radio. « Quatre enfants ont trouvé la mort dans… » Je m’empressai de l’éteindre à nouveau. Je me pris à espérer que quelqu’un m’avait envoyé une lettre ; même des prospectus publicitaires seraient mieux que rien.

Je me décidai à me mettre au travail. Le dessin qu’Elsie avait fait pour moi la semaine précédente, quand je m’étais plainte des espaces tristement vides sur les murs jaunâtres et pelés de mon bureau, me lançait des regards accusateurs depuis l’endroit où je l’avais épinglé, au-dessus de ma table de travail. La pièce était humide et froide, et j’allumai le radiateur électrique. Je me réchauffai la jambe gauche ; cela me fit tomber dans un engourdissement paresseux, trahissant mon envie de m’accorder une petite sieste matinale.

J’allumai mon ordinateur dont l’écran s’éclaira d’une lueur verte. La barrette du curseur clignotait au rythme vigoureux de soixante pulsations/minute. Je cliquai sur l’icône du disque dur, puis sur un dossier vide intitulé « Livre ». « Même un très long voyage doit commencer par un premier pas », avait déclaré un jour un phraseur irritant. Je créai un document que j’appelai « Introduction ». J’ouvris le document et y inscrivis à nouveau le même terme. Le mot pitoyable, minuscule, précédait un grand vide vert. Je le repris en caractères gras et augmentai la police, puis j’en changeai, de sorte qu’il s’épaissit encore. Il était en italique à présent. Voilà qui était mieux, ou en tout cas plus impressionnant.

Je tentai de me rappeler ce que j’avais écrit dans la proposition que j’avais soumise à mon éditeur. Mon cerveau me donna l’impression d’être aussi luisant et vide que l’écran devant mes yeux. Pourquoi ne pas commencer par le titre ? Comment peut-on intituler un livre sur le traumatisme ? Dans ma proposition, je m’étais contentée de l’appeler « Traumatisme », mais ce titre sonnait creux. Il faisait du livre une sorte de manuel de grande vulgarisation à l’usage d’un public lettré, alors que je voulais écrire un ouvrage polémique et stimulant, qui invite à la controverse ; j’avais l’intention de montrer à quel point on emploie le terme de traumatisme à tort et à travers, de sorte que ceux qui en souffrent réellement passent inaperçus, tandis que les accros du désastre se comptent par milliers. Au-dessus de mon « Introduction », j’inscrivis en grosses lettres les mots « La blessure cachée » et je les centrai. À présent on aurait dit un livre sur la menstruation. D’un doux balayage de la souris j’effaçai ce premier essai. « États de choc : du traumatisme de guerre à une culture de la catastrophe. » Non mais et puis quoi encore ? « Victimes et accros du traumatisme. » Mais cela ne correspondait qu’à une dimension du livre, laissant de côté son articulation générale. « Une âme à découvrir. » Cela annonçait un pamphlet religieux. « Sur les traces du chagrin. » Beurk. Et que dire de « Les années traumatisme » ? Je garderai ça pour mes Mémoires. Au moins, le temps s’était remis à s’écouler. J’avais presque passé trois quarts d’heure à taper puis à effacer des titres, pour finir par me retrouver là où j’avais commencé. « Introduction ». Et maintenant ?

Je me fis couler un bain auquel j’ajoutai une bonne rasade d’huiles fort dispendieuses et me prélassai dans sa chaleur gluante jusqu’à ce que mes doigts de pieds se couvrent de rides, tout en lisant un recueil qui traitait de différentes stratégies pour terminer une partie d’échecs et en écoutant tomber la pluie. Puis j’avalai deux toasts recouverts de sardines écrasées, un reste de cheesecake aplati emballé dans du plastique qui attendait depuis des jours au frigo, deux biscuits au chocolat et une tranche de melon bien charnue.

Je retournai à la lueur verte mélancolique de l’ordinateur dans mon bureau et écrivis d’une main ferme : « Samantha Laschen est née en 1961 et a passé son enfance à Londres. Elle est spécialiste en psychiatrie, responsable du nouveau Centre de traitement des afflictions post-traumatiques basé à Stamford. Elle vit dans l’Essex, à la campagne, en compagnie de sa petite fille âgée de cinq ans et de son chat, et affectionne les échecs. » Je supprimai la référence au chat, qui avait un petit côté médium extralucide. Et la mention des échecs. J’effaçai également mon âge (trop jeune pour faire autorité, trop vieille pour jouer les prodiges), ainsi que le passage qui concernait mon enfance à Londres et le fait que je vivais aujourd’hui dans l’Essex (sans intérêt). Je supprimai la référence à Elsie : il n’était pas question que j’utilise ma fille en guise d’accessoire décoratif. Puis je commençai à m’amuser. Nous autres médecins, n’avons-nous pas tendance à faire trop de cas de notre statut ? Voilà, ça me plaisait mieux à présent : « Samantha Laschen est spécialiste en psychiatrie. » Et pourquoi pas tout simplement « Samantha Laschen est… » Le minimalisme a toujours eu mes faveurs. Je m’adossai à mon fauteuil et fermai les yeux.

« Pas un geste », ordonna une voix. Deux mains chaudes et calleuses vinrent masquer mes yeux fermés.

« Mmmm, murmurai-je en renversant la tête en arrière. Surprise par un inconnu… »

Je sentis des lèvres se poser à la base de mon cou. Mon corps glissa sur le fauteuil et se relâcha entièrement.

« “Samantha Laschen est…” Là, rien à redire. Trois mots en une journée. Il y a peut-être de meilleures façons de passer le temps, non ?

— Comme quoi par exemple ? » Les yeux toujours cachés, le corps amolli, je ne bougeai pas mon visage d’entre les plis rugueux de ses mains.

Il fit pivoter la chaise et, quand j’ouvris les yeux, son visage se trouvait à quelques centimètres du mien : des yeux si foncés sous des sourcils très bruns qu’on aurait dit qu’ils étaient noirs, des mèches de cheveux pas lavés en bataille retombant sur une veste de cuir fatiguée, un menton orné d’une fossette recouvert d’une barbe de trois jours, une odeur d’huile, de sciure et de savon. Nous nous regardâmes sans nous toucher. Il scrutait mon visage et moi ses mains.

« Je ne t’ai pas entendu arriver. Je croyais que tu construisais un toit.

— C’est fait. Je l’ai monté et la dame a réglé. Combien de temps nous reste-t-il avant que tu ailles chercher Elsie ? »

Je consultai ma montre.

« Environ vingt minutes.

— Eh bien, il va falloir faire avec. Viens par ici. »

 

« Maman.

— Oui.

— Lucy dit que tu te fais tinter les cheveux.

— Ce n’est sans doute pas ce qu’elle a voulu dire. Elle voulait dire que je me teins les cheveux. Je les colore.

— Sa maman elle a les cheveux bruns.

— Oui, eh bien…

— Et la maman de Mia aussi elle a les cheveux bruns.

— Et tu voudrais que moi aussi j’ai les cheveux bruns.

— Ils sont vraiment très rouges, maman.

— Ah ça oui, on ne peut pas dire le contraire. » Il m’arrivait parfois de recevoir un choc en découvrant mon propre visage dans la glace piquetée de rouille de la salle de bains, les matins de réveil difficile, quand j’apercevais ma peau blanche sur laquelle de minuscules ridules commençaient à apparaître et à se répandre autour de mes yeux, et ma tignasse flamboyante qui retombait sur ma nuque fine.

« On dirait… – elle regardait par la fenêtre, son petit corps impassible penché en avant – on dirait cette lumière là-bas. »

Puis le silence se fit et, quand je me tournai à nouveau dans sa direction, elle était plongée dans un profond sommeil, suçant son pouce comme un nourrisson, la tête inclinée sur le côté.

 

Assise à côté d’Elsie sur son lit étroit, je lui lisais un livre, et de temps en temps je lui montrais un mot qu’elle épelait de sa voix mal assurée, à moins qu’elle ne tente de le deviner et ne se lance dans des propositions folles et absurdes. De l’autre côté Danny tortillait des petits bouts de papier dont il sortait une fleur anguleuse, un homme à la silhouette agile, un chien à l’air malin. Entre nous deux Elsie était assise bien droite contre ses oreillers, l’œil allumé et les joues enflammées, attentive à se montrer sage et sérieuse. On aurait dit une vraie famille. Ses yeux passaient sans cesse de lui à moi, nous liant l’un à l’autre du regard. Mon corps rayonnait, plein du souvenir de nos rapides retrouvailles sur le sol poussiéreux de mon bureau, et dans l’attente impatiente de la soirée à venir. Tandis que je lisais, je sentais le regard de Danny posé sur moi. L’air entre nous était épais. Et quand la voix d’Elsie se fit plus hésitante, avant de s’éteindre, et que ses paupières se fermèrent, nous nous rendîmes dans ma chambre sans un mot. Nous nous déshabillâmes l’un l’autre et nos mains explorèrent doucement nos corps, sans autre bruit que le clapotement de la pluie dehors et parfois un soupir plus appuyé que les autres, comme un halètement de douleur. C’était comme si nous ne nous étions pas vus depuis des semaines.

Par la suite, je sortis une pizza du congélateur et la glissai dans le four. Tout en mangeant devant le feu que Danny avait allumé, je lui racontai mes débuts à l’unité de traitement des traumatismes, les premiers jours d’Elsie à l’école, mes tentatives malheureuses pour démarrer mon livre, et ma rencontre avec le paysan. Danny me parla des amis qu’il avait vus à Londres et de ses journées passées perché sur des poutres humides et friables dans le froid glacial, puis il avait ri et remarqué qu’à mesure que je montais en grade dans mon travail, lui-même descendait les échelons : d’abord acteur, puis chômeur, il était devenu charpentier et se retrouvait à présent à faire des petits boulots, comme ce toit qu’il avait construit pour une vieille bonne femme acariâtre.

« Ce n’est pas la peine, m’interrompit-il alors que j’avais commencé en toute hâte à rétorquer que la réussite n’a rien à voir avec le travail. Tu n’as pas besoin de me faire la leçon. Et ne t’inquiète pas tant. Tu aimes ce que tu fais, et moi aussi. »

Une fois le feu éteint, nous montâmes à nouveau les escaliers grinçants. Après avoir passé la tête dans la chambre d’Elsie et l’avoir regardée dormir dans son nid de plumes et de peluches, nous nous glissâmes dans mon lit et restâmes à nous regarder, la paupière lourde et l’esprit trop engourdi pour les complications.

« Peut-être qu’on pourrait le faire, dit Danny.

— Faire quoi ?

— Vivre ensemble. Et même… – de sa main il me caressait le dos, et sa voix se fit très légère, insouciante – … et même penser à avoir un enfant.

— Oui, murmurai-je d’une voix ensommeillée. Peut-être. »

Nous étions dans un de nos bons jours.