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Je me tournai pour faire face à la jeune fille. Je ne l’avais pas vraiment regardée jusqu’à présent. Son visage pâle et ovale, entouré du flot de ses cheveux sombres, ne trahissait absolument aucune expression. Sous ses épais sourcils bien dessinés, ses yeux bruns restaient perdus dans le vague. Elle était mignonne, elle aurait même sans doute pu devenir très jolie dans d’autres circonstances, mais il semblait qu’on avait balayé toute personnalité de son visage.

« Je vais te faire faire le tour de la maison, si tu veux bien, dis-je. Même s’il n’y en a que pour quelques secondes. »

Elle se pencha pour ramasser la petite valise posée à côté d’elle, quoiqu’elle semblât trop faible et trop amorphe pour porter quoi que ce soit.

« Attends, laisse-moi faire. Nous allons commencer par ta chambre, même si tu l’as déjà vue. » Elle tressaillit au moment où ma main toucha la sienne sur la poignée de la valise. « Tu as les mains froides ; je vais mettre le chauffage dans une minute. Suis-moi. »

Je m’engageai dans l’escalier et Finn me suivit, docile. Jusque-là elle n’avait pas dit le moindre mot.

« Nous y voilà. Je suis désolée pour les cartons, nous pourrons les monter au grenier plus tard. » Je déposai sa valise sur le lit. Sous le haut plafond de la chambre elle parut tristement minuscule. « J’ai peur que ça ne soit un peu vide. » Finn restait sans bouger au milieu de la pièce, les bras ballants, terminés par des doigts pâles et inertes dont on aurait dit qu’ils ne lui appartenaient pas. Je désignai d’un geste vague l’armoire et la petite commode que Danny m’avait dénichées dans un village voisin. « Tu pourras ranger tes affaires ici. »

Je repartis dans le couloir. J’aperçus un petit objet blanc et anguleux sur le sol. Je m’accroupis pour le ramasser délicatement entre mes doigts.

« Et ça, Finn, c’est un oiseau en papier fabriqué par l’homme avec qui je vis plus ou moins, Danny. » Pouvais-je encore parler de lui en ces termes, ou s’était-il maintenant vraiment détaché de moi ? Je repoussai cette idée. J’y reviendrais plus tard. « Regarde, il bat des ailes, enfin presque. C’est mignon, non ? Quand tu auras passé quelque temps ici, tu commenceras à trouver ces petites créatures dans tes affaires, dans tes cheveux, accrochées à tes vêtements, dans ta nourriture. Elles se faufilent partout. Ah, les hommes ! »

Je me parlais essentiellement à moi-même.

« Voici ma chambre. Et ça – elle me suivait à deux pas et s’arrêtait quand je le faisais –, c’est la chambre de ma petite fille, Elsie. » La porte ne s’ouvrit qu’à moitié, entravée par un assortiment de poupées Barbie à la crinière blonde, de boîtes de crayons et de poneys en plastique. « Elsie, c’est le diminutif d’Elsie. » J’observai Finn du coin de l’œil mais elle ne broncha pas. De toute façon, ce n’était pas très drôle. Mais elle fit un petit signe de tête, plutôt comme un petit soubresaut nerveux. J’entr’aperçus le plâtre autour de son cou.

En bas, je lui montrai mon bureau (« interdit à toute personne étrangère au service »), le salon, la cuisine. J’ouvris la porte du réfrigérateur.

« N’hésite pas à te servir de quoi que ce soit. Je ne sais pas faire la cuisine, mais au moins je fais les courses. »

Je lui indiquai l’endroit où je rangeais le thé et le café, et le trou où allait venir se loger la machine à laver ; je lui parlai également de Linda, de Sally, et du déroulement habituel des journées à la maison. « Et je crois que c’est tout, à part bien sûr le jardin que tu peux voir d’ici … – je lui désignai du doigt le terrain boueux, les tas de feuilles éparpillés que je n’avais pas ramassés, les bordures incertaines de la pelouse qui se dégarnissait –… un jardin sans jardinier ! »

Finn tourna la tête, mais il m’était toujours impossible de dire si elle avait vu quoi que ce soit. Je jetai à nouveau un coup d’œil dans le frigo et j’en sortis une boîte de soupe de légumes.

« Je vais nous faire chauffer de la soupe. Que dirais-tu d’aller te rafraîchir un peu dans la salle de bains, et ensuite nous pourrons déjeuner ensemble. » Elle resta plantée là sans bouger, égarée, au milieu de la cuisine. « C’est là-haut », repris-je sur un ton encourageant, en désignant l’étage. Je la regardai faire lentement demi-tour et commencer à monter une par une les larges marches pas très hautes, en s’arrêtant après chacune, très doucement, comme une très vieille femme.

Quelquefois je vois des victimes de traumatismes qui ne disent pas un mot pendant des semaines ; d’autres au contraire déversent des flots de paroles comme une gigantesque coulée de boue que rien ne peut arrêter. Assez récemment un homme d’une cinquantaine d’années était venu me voir après un accident de train dont il avait eu la chance de réchapper. Toute sa vie cet homme s’était montré très avare de paroles, un peu coincé. Au moment de l’accident il s’était vidé les boyaux sous le choc (selon sa propre expression, prononcée du bout des lèvres), et cela semblait l’avoir affecté aussi profondément que les morts qu’il avait vus. Plus tard, une fois sorti de l’hôpital, il fut pris d’incontinence verbale. Il m’avait raconté comment il lui arrivait de faire la queue à l’arrêt de bus, d’entrer dans un magasin, ou de se mettre devant sa porte, et de raconter à tous les gens qui l’approchaient ce qui lui était arrivé. Il n’arrêtait pas de rejouer la scène, et pourtant la raconter ne lui apportait aucun soulagement. C’était comme s’il se grattait à l’endroit d’une démangeaison insupportable. Finn parlerait quand elle en éprouverait le besoin ; à ce moment-là je serais là pour l’écouter, si c’était à moi qu’elle décidait de parler. En attendant, il fallait lui proposer une structure dans laquelle elle se sente en sécurité.

Je l’observai tandis qu’elle mettait de toutes petites quantités de soupe dans sa cuillère et qu’elle l’amenait précautionneusement jusqu’à sa bouche. Que dirait-elle si elle pouvait parler ?

« Elsie rentre à six heures, annonçai-je. Il peut arriver que ce soit plus tôt. Je vais souvent moi-même la chercher à l’école. Elle est très contente de ta venue. Je lui dirai la même chose qu’à tout le monde : tu es étudiante et tu vas passer quelque temps ici. Et tu t’appelles Fiona Jones. »

Finn se leva. Les pieds de sa chaise grincèrent bruyamment sur les carreaux de la cuisine si silencieuse. Elle prit son bol, encore à demi plein de soupe, et le porta jusqu’à l’évier. Elle le lava et le déposa sur l’égouttoir avec le reste de la vaisselle, puis elle vint se rasseoir à la table, en face de moi, sans me regarder. Elle entoura de ses deux mains la tasse de thé que je lui avais préparée et frissonna. Ensuite, elle leva ses yeux de velours pour venir rencontrer les miens et me fixa du regard. C’était la première fois qu’elle le faisait et cela provoqua chez moi un trouble étrange. J’avais l’impression de regarder à l’intérieur de son crâne.

« Tu es en sécurité ici, Finn, lui dis-je. Tu n’es pas obligée de me dire quoi que ce soit, à moins d’en avoir envie ; et tu n’es pas non plus obligée de faire quoi que ce soit. Mais tu es en sécurité. »

 

La pendule récupérée dans la cuisine, les petites lumières vertes qui clignotaient sur mon radio-réveil, le lourd battement de métronome de l’horloge de mon grand-père dans l’entrée, tous étaient d’accord avec moi pour dire que cet après-midi s’étirait en longueur, interminable. Le temps, qui m’avait toujours semblé se précipiter auparavant, ralentissait à présent et se traînait péniblement.

Je fis couler à Finn un bon bain chaud, auquel j’ajoutai mon huile favorite. Elle entra dans la salle de bains, ferma la porte à clé ; je l’entendis se déshabiller et entrer dans la baignoire, mais elle réapparut dans les mêmes vêtements à peine cinq minutes plus tard. Je l’aidai à choisir des rideaux pour sa chambre : nous passâmes quelque temps agenouillées devant les piles de tissus que je tirais de sous mon lit où je les avais rangés, et elle me regarda dérouler des panneaux plissés sans dire un mot. Je finis donc par choisir quelque chose de gai, un tissu à motifs bordeaux, jaune et bleu marine, quoiqu’il fut beaucoup trop long pour la petite fenêtre de sa chambre. Malgré cela, je l’installai. Je la laissai dans sa chambre afin qu’elle puisse déballer ses affaires, en pensant qu’elle voulait peut-être rester seule quelques instants. Avant de quitter la pièce, je la vis fixer du regard sa valise ouverte dans laquelle des vêtements se trouvaient encore emballés. Quelques minutes plus tard, elle était descendue et se tenait sur le seuil de la porte de mon bureau où j’essayais de ranger des dossiers. Je l’emmenai faire un tour dans le jardin, avec le secret espoir de voir apparaître dans la terre négligée les premières pousses des bulbes que le propriétaire précédent m’avait assuré avoir plantés, mais nous ne trouvâmes rien d’autre que quelques malheureux perce-neige dans un pot ébréché.

Nous rentrâmes à l’intérieur. J’allumai un feu (fait en grande partie de briquettes allume-feu et de feuilles de journal roulées en boule) et Finn passa quelques instants dans l’unique fauteuil que je possédais, le regard figé sur les maigres flammes. Assise près d’elle sur le tapis, j’examinai les problèmes d’échecs proposés par les journaux, que j’avais conservés. Anatoly entra en faisant battre la porte de la chatière et s’avança dans le salon. Il vint frotter son museau humide contre mon genou, deux trois petits coups, puis s’allongea entre nous. Deux femmes et un chat devant un feu : c’était presque l’image d’un bonheur tranquille.

À ce moment-là Finn se mit à parler. Sa voix était basse, rauque.

« Je saigne. »

Je regardai son cou avec horreur, mais bien entendu ce n’était pas de ça qu’elle parlait. Elle fronçait les sourcils sous l’effet d’une espèce d’étonnement vide.

« Ce n’est rien, dis-je en me levant. J’ai un tas de tampons, serviettes hygiéniques et autres dans la salle de bains. J’aurais dû te le dire. Viens.

— Je saigne », répéta-t-elle, presque dans un murmure cette fois-ci. Je pris sa main fine et glacée et la fis se lever. Elle était plus petite que moi d’une dizaine de centimètres et elle avait l’air très jeune. Beaucoup trop jeune pour saigner.

 

« Ça, dit Elsie, c’est une épaule. » Elle plongea sa fine mouillette de pain dans le cœur liquide de l’œuf et l’aspira bruyamment. Il en coula un peu sur son menton, comme de la colle jaune. « Toi aussi tu as des épaules ? » Elle n’attendit pas la réponse ; c’était comme si le silence de Finn avait délié sa propre langue d’habitude moins agile. « On a eu des beignets de poulet aujourd’hui et Alexander Cassell – elle prononçait ça Alexxonder – en a mis dans sa poche et ils se sont icrasés. » Elle conclut cette remarque d’une exclamation satisfaite et suça à nouveau sa mouillette. « Fini. Tu veux voir mon dessin ? » Elle glissa de sa chaise. « C’est par là. Ma maman elle dit que je dessine mieux qu’elle. Tu crois que c’est vrai ? Ma couleur préférée c’est le rose et maman c’est le noir mais je déteste le noir sauf Anatoly et il est noir comme une panthère. Et toi, c’est quoi ta couleur préférée ? »

Elsie ne semblait pas se rendre compte que Finn ne répondait pas. Elle étala par terre le dessin qu’elle avait fait de sa maison, avec une porte d’entrée qui allait jusqu’au toit et deux fenêtres tordues, elle lui montra qu’elle savait faire la roue, en allant s’écraser contre les pieds du fauteuil, puis elle exigea que je mette une cassette vidéo et elles regardèrent ensemble Les 101 Dalmatiens, Finn dans le fauteuil et Elsie sur le tapis, le regard rivé sur l’écran rempli de chiots, aussi vacant chez Finn qu’il était avide chez Elsie. Quand j’emmenai Elsie prendre son bain (« Pourquoi il faut toujours que je prenne un bain ? »), Finn était toujours assise devant la télévision, le regard vide vissé à l’écran.

 

Je pensais que les soirées allaient être les moments les plus durs : de longs laps de temps à passer en tête à tête elle et moi, sans structure particulière, Finn se contentant de rester assise et d’attendre, mais d’attendre en vain, pour rien. Je repensai à la façon dont elle m’avait regardée. Je fouillai dans le congélateur : des steak-and-kidney pies de chez Marks & Spencer, du poulet à la Kiev de chez Sainsbury, un paquet de lasagnes (pour deux), une tarte au fromage et aux épinards (pour une personne). Je sortis les lasagnes et les mis à dégeler dans le micro-ondes. Il y avait peut-être aussi des petits pois congelés. Je me demandai où se trouvait Danny, avec qui, s’il était parti chercher le réconfort et le plaisir ailleurs, emportant sa rage dans un autre lit. Était-il en compagnie de quelqu’un d’autre à présent, tandis que je m’occupais d’une jeune invalide muette ? Était-il en train de poser ses mains rugueuses sur un autre corps accueillant ? L’espace d’une seconde, cette seule pensée me coupa le souffle. J’imagine qu’il dirait que je lui avais été infidèle, à ma façon. La présence de Finn, assise dans la pièce à côté, passive, représentait une sorte de trahison. J’aurais voulu qu’il soit près de moi à cet instant précis, et que ce soit pour lui que je faisais chauffer les lasagnes et les petits pois. Ensuite nous regarderions un film à la télévision et nous irions nous coucher tous les deux, nous presser l’un contre l’autre dans le noir. J’aurais aimé pouvoir bannir Finn, elle et la décision folle et hâtive que j’avais prise de l’accueillir, pour revenir en arrière deux jours plus tard.

« Et voilà. » J’apportai le plateau dans le salon, mais Finn n’y était pas. Je l’appelai de l’escalier, d’abord à voix basse, puis sur un ton plus impatient. Pas de réponse. Je finis par frapper à la porte de sa chambre et par l’ouvrir. Elle était allongée, tout habillée, sur son lit. Elle avait mis son pouce dans sa bouche. Je pris le duvet pour la couvrir ; à ce geste, elle ouvrit les yeux. Elle me fixa quelques instants avant de tourner la tête vers le mur.

C’est ainsi que se passa le premier jour de Finn. Sauf que plus tard, dans la nuit, après que je fus moi-même allée me coucher, alors qu’il faisait tout à fait noir dehors, une nuit comme on n’en trouve qu’à la campagne, j’entendis un coup sourd qui provenait de la chambre de Finn. Puis un autre, plus fort. J’enfilai ma robe de chambre et j’avançai à l’aveuglette dans le couloir glacé. Elle était profondément endormie, les deux mains remontées sur le visage comme quelqu’un qui se cache d’un appareil photo indiscret. Je retournai jusqu’à mon lit bien chaud et n’entendis plus rien jusqu’au matin, à l’exception du ululement d’une chouette, des soupirs du vent, ces terribles bruits si bruts qu’on entend à la campagne.