13

« Comment vous en sortez-vous ? demanda Daley.

— Avec quoi ? »

Il rit.

« Je ne sais pas par où commencer. Avec Finn. Avec un enfant. Avec ce déménagement à la campagne. Avec un nouveau poste à responsabilité.

— Je me débrouille. Sans plus. »

Michael me conduisait vers le quartier de Castletown à Stamford, où vivait Mrs Ferrer. Nous roulions à présent sur le périphérique. Michael s’était d’abord montré réticent, mais je lui avais déclaré qu’après ma première rencontre avec Mrs Ferrer je ressentais une certaine responsabilité envers elle. Je m’inquiétais de savoir comment elle allait. De plus, elle souhaitait voir Finn, ce qui pourrait s’avérer une bonne chose pour toutes les deux. J’étais donc déterminée à encourager ces retrouvailles. La femme de ménage avait pour sa part semblé tout à fait décidée à retrouver Finn pour lui dire au revoir. Quoi qu’il en soit, je voulais lui parler. Non, je ne voulais pas la joindre au téléphone. Après notre entrevue aux funérailles, il me semblait qu’il faudrait une bonne dose de patience, sans parler de gesticulations, pour me faire comprendre, avant d’établir un contact digne de ce nom avec elle.

« Donnez-moi simplement son adresse et j’irai la voir demain matin.

— Je crois qu’elle travaille le matin. Si vous pouvez attendre l’après-midi, je vous accompagnerai. Après tout, je suis censé être son médecin. On pourrait comptabiliser ça comme une visite à domicile. »

Durant le trajet, Michael me signala les restes des fortifications romaines, les traces d’un siège datant de la guerre des Roses, un monticule antique. Mais une fois dépassés les sites locaux intéressants, nous nous retrouvâmes à longer des terrains de jeu scolaires, des lotissements puis, après quelques ronds-points, des supermarchés et des stations-service qui n’invitaient pas à la conversation.

« Et vous, comment vous en sortez-vous ?

— Très bien, répondit Daley d’un ton un peu sec. Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Par politesse.

— Ne vous sentez pas obligée d’être polie avec moi.

— Vous ne savez pas de quoi je suis capable en matière de grossièreté.

— Je saurai y faire face. »

Michael ne quittait jamais la route des yeux et il m’était impossible d’apercevoir leur expression.

« Vous m’en voulez de me trouver là ? lui demandai-je.

— Dans ma voiture ?

— Non, dans cette histoire. Alors que c’est vous le médecin de Finn.

— Je vous ai déjà dit que je ne vous en voulais pas.

— Ce ne serait pas surprenant.

— Vous voulez dire parce que je ne suis qu’un simple médecin de province alors que vous êtes une spécialiste de haut vol ? » Il se tourna vers moi pour voir si ses paroles m’avaient choquée.

« Vous ne correspondez pas exactement à l’idée que je me fais du médecin de campagne, répondis-je. Et c’est un compliment, à mon sens. Enfin, plus ou moins. Mais je m’étonne que votre situation vous suffise. »

Nous étions de nouveau dans un quartier résidentiel, au milieu de rangées de maisons mitoyennes.

« Si je prenais à gauche ici, la route nous emmènerait jusqu’à l’ancienne maison des Mackenzie. Mais nous allons tourner à droite et nous diriger vers le quartier moins propret de Castletown. Je crois que nous nous ressemblons, vous et moi. »

Ce petit début de flirt provoqua chez moi un léger sourire dubitatif.

« Dans quelle mesure ?

— Nous aimons les défis. Combattre les difficultés.

— Qu’est-ce que vous combattez ?

— Quand j’étais enfant, j’avais le vertige. Il y avait une sorte de tour près de l’endroit où j’allais à l’école, un monument construit par un vieux duc excentrique. Il y avait cent soixante-dix marches, et une fois en haut on avait l’impression de tomber. Je m’obligeais à y monter une fois par semaine.

— Et ça vous a guéri de votre vertige ?

— Non. Si ça avait été le cas, l’exercice aurait perdu de son intérêt. Le travail que je fais n’est rien d’autre qu’un métier. Sauf pour des gens comme Mrs Ferrer par exemple. Mais ma vraie vie se déploie largement en dehors de lui. Je m’oblige à faire des choses. De la glisse. Du cheval. Vous avez déjà fait du bateau ?

— Non. Je déteste l’eau.

— Vous ne pouvez pas vivre ici et ne pas faire de bateau. Il faut absolument que je vous emmène faire un tour sur mon voilier.

— Eh bien…

— Cette voiture est un autre exemple. Vous vous y connaissez en voitures ?

— À mes yeux nous n’avons pas grand-chose en commun. On ne me verrait jamais faire quelque chose dont j’ai peur.

— Je crois que c’est quelque part par là.

— Ici ? Nous pouvons nous garer ?

— Laissez-moi faire. Je suis médecin. J’ai un autocollant sur le pare-brise. Je rends une visite à domicile.

— Elle vit au Woolworth ? »

Nous nous trouvions dans une rue commerçante animée. Mrs Ferrer vivait dans un de ces appartements auxquels on ne prête jamais attention, dont l’entrée coincée entre deux boutiques conduit à un premier étage dont on ne soupçonne jamais l’existence. Une des portes de la rue ouvrait sur un couloir et sur des escaliers recouverts de moquette grise. En haut de l’escalier se trouvaient un palier et deux portes. L’une d’elles était agrémentée d’une plaque sur laquelle s’étalait le nom d’un dentiste. Sur l’autre, il n’y avait rien.

— Ça doit être celle-là, dit Daley. Remarquez, c’est pratique pour faire ses courses, au moins. »

Il n’y avait ni sonnette ni heurtoir. Il frappa à la porte de l’index. Nous attendîmes dans un silence gêné. Pas un bruit. Il frappa de nouveau. Rien.

« Elle est peut-être sortie travailler », suggérai-je.

Daley tourna la poignée de la porte. Elle s’ouvrit.

« À mon avis, nous ferions mieux de nous en aller, dis-je.

— La radio est allumée.

— Elle a sans doute oublié de l’éteindre avant de partir.

— Peut-être qu’elle ne nous entend pas. Allons jeter un coup d’œil. »

Il y avait de nouveau quelques marches à monter. Pas de moquette cette fois-ci. Au moment où j’atteignis le sommet de l’escalier, une bouffée d’air chaud, étouffant, me gifla le visage. Michael me fit une grimace.

« Il y a un problème avec les radiateurs ? demandai-je.

— C’est un souvenir de l’Espagne, j’imagine.

— Mrs Ferrer ! appelai-je. Ohé, Mrs Ferrer ! Où est la radio ? »

Michael me montra la cuisine du doigt.

« Je vais chercher la chaudière », dit-il.

J’entrai dans la cuisine où la musique s’échappait par faibles échos. Je trouvai la radio près de l’évier et en pressai les boutons sans résultat avant de débrancher la prise. Il y eut un cri que je pris d’abord pour un dernier sursaut tardif de l’appareil, avant de comprendre que c’était mon nom qu’on criait : « Sam ! Sam ! » Je me précipitai dans l’autre pièce où je tombai sur une scène compliquée et étrange. En y repensant quelques minutes plus tard, je fus incapable de me souvenir comment je t’avais d’abord déchiffrée. J’apercevais une femme allongée sur le lit, tout habillée, avec une jupe grise et un pull de nylon très coloré. Sans tête. Si, il y avait une tête, mais elle était masquée par quelque chose que Michael s’évertuait frénétiquement à arracher, en le déchirant. C’était en plastique, un sac, semblable à ces sachets dans lesquels on met les fruits au supermarché. Michael introduisit ses doigts dans la bouche de la femme, puis il lui pressa la poitrine d’un coup sec, en même temps qu’il lui agitait les bras. Je cherchai des yeux un téléphone. Là. Je composai le numéro.

« Envoyez une ambulance s’il vous plaît. Comment ? Où sommes-nous ? Michael, où sommes-nous ?

— À Quinnan Street.

— À Quinnan Street. À côté du Woolworth. Au-dessus, je crois. Et prévenez aussi la police. » Comment s’appelait-il ? Rupert… Rupert… « Prévenez l’inspecteur Baird au commissariat général de Stamford. »

Je reposai le combiné et me retournai. Michael était assis sans bouger à présent. Il cachait presque tout le corps de Mrs Ferrer, dont je n’apercevais plus que les yeux ouverts et les cheveux gris en désordre. Il se leva et passa devant moi. J’entendis couler de l’eau dans la cuisine. Je me dirigeai vers le lit et m’assis à côté du corps. Je lui touchai les cheveux, tentant de les arranger un peu, sauf que je n’arrivais pas à me souvenir de quel côté elle se coiffait. Qu’est-ce que ça pouvait faire maintenant ?

« Je suis désolée. » Je parlais tout haut, pour elle, pour moi. « Je suis tellement, tellement désolée. »

 

L’ambulance arriva dans les cinq minutes qui suivirent. Un homme et une femme vêtus de salopettes vertes accoururent à toute vitesse, puis ils ralentirent et s’arrêtèrent après avoir brièvement examiné le corps. Ils regardèrent alors autour d’eux comme s’ils venaient de se réveiller d’un rêve et qu’ils remarquaient notre présence pour la première fois. Nous en étions aux présentations quand deux jeunes agents de police firent leur apparition en haut des escaliers. Je leur demandai où se trouvait Baird et l’un d’eux marmonna quelques mots dans un émetteur. Dans un murmure, je posai certaines questions à Michael Daley avec le sentiment coupable de jouer les conspiratrices.

« Comment est-elle morte ? » Je connaissais la réponse.

Il avait l’air sonné.

« Suffocation. »

Je ressentais une douleur au niveau de l’estomac ; elle semblait remonter le long de mon œsophage et se transformer en migraine épouvantable. Je n’arrivais pas à penser avec clarté, sauf à savoir que j’avais envie de m’en aller mais que ce n’était sans doute pas recommandé. L’apparition de Baird quelques minutes plus tard provoqua en moi un sentiment étrange de gratitude. En entrant dans la pièce, il me donna l’impression de la remplir. Il était accompagné d’un homme en costume chiffonné à l’air un peu égaré, qui me fut présenté comme étant le docteur Kale, le médecin légiste attitré. Avec un petit hochement de tête, Baird passa devant moi et resta quelques instants planté en silence devant le corps. Puis il se tourna dans ma direction.

« Que faisiez-vous ici ? demanda-t-il d’un ton sourd.

— Je m’inquiétais pour elle. Je l’ai rencontrée une fois et elle semblait avoir terriblement besoin d’aide. Mais je suis arrivée trop tard.

— Vous n’avez pas à vous sentir coupable. Il ne s’agissait pas d’un simple appel au secours. Elle avait bel et bien l’intention de mourir. Est-ce que le corps a été déplacé ?

— Non. Michael a tenté de la ranimer.

— La mort est récente ?

— Je n’en ai aucune idée. C’est difficile à dire avec cette chaleur. »

Baird secoua la tête.

« C’est moche, déclara-t-il.

— Oui, acquiesçai-je.

— Vous n’avez pas besoin de rester. Ni l’un ni l’autre.

— J’imagine qu’il vaudrait mieux que ce soit nous qui apprenions la nouvelle à Finn.

— Je m’en chargerai, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, intervint Michael. Je suis son médecin, après tout.

— En effet. »

 

Nous repartîmes donc pour les Ormeaux. Le voyage de retour s’étira en pénibles étapes. Michael me ramena jusqu’à son cabinet où j’avais laissé ma voiture. Puis nous quittâmes Stamford en file indienne, formant un petit convoi absurde, et durant tout le trajet je songeai à une femme qui était arrivée sur la scène d’un meurtre, qui avait découvert le sang et la souffrance et trouvé tout cela impossible à supporter ; une femme qui n’avait personne pour l’aider. Je l’avais compris d’emblée mais maintenant il était trop tard.

À la maison, nous trouvâmes Finn dans la cuisine en train de faire des lettres avec Elsie. Sans un mot je les pris toutes les deux par la main et les emmenai dehors où Michael nous attendait. Je gardai Elsie bien serrée dans mes bras et bavardai avec elle de sa journée à l’école, sans quitter des yeux Michael et Finn que je vis se diriger vers la mer. Leurs silhouettes se découpaient sur un rideau de roseaux dont les rayons obliques du soleil caressaient les pointes dorées, quoiqu’il fut à peine quatre heures. Ils finirent par revenir vers nous et je reposai Elsie. Toujours sans parler, Finn se précipita dans mes bras et me serra si fort contre elle que je perçus sa respiration dans mon cou. Je sentis Elsie me tirer par le bras et nous nous prîmes tous à rire, avant de rentrer nous protéger du vent.