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« Ce morceau-là est un peu mou. » À la fourchette de Danny pendouillait une fine lamelle brun pâle dont l’aspect évoquait plus un bout de semelle qu’une tranche de viande prélevée sur le dos d’un cochon.
« Plains-toi auprès d’Asda. Ou du micro-ondes. Je n’ai fait que suivre les instructions sur le paquet.
— J’aime bien quand c’est mou. On dirait du chewing-gum.
— Merci, Elsie, et enlève tes pieds de la table. Ce n’est pas parce que tu ne vas pas à l’école aujourd’hui encore que tu as gagné le droit de copier Danny et de prendre tes aises. Passe-moi la sauce aux pommes, Danny, s’il te plaît. C’est de la sauce en boîte, ajoutai-je.
— Ta mère ne t’a pas appris à faire la cuisine ?
— Sers-toi d’épinards. Des surgelés passés au micro-ondes. »
Je déposai deux tranches de viande blanchâtre au fond de mon assiette.
« Fais-moi un oiseau, demanda Elsie.
— Attends, répondit Danny.
— Rien qu’un petit oiseau.
— D’accord. »
Danny déchira un coin de journal. En à peine quelques secondes, après trois ou quatre pliages effectués avec une surprenante agilité pour ses gros doigts râpeux, il déposa sur la table une forme gracile au long cou qui pouvait sans trop de mal passer pour un oiseau, perché sur deux échasses. Elsie laissa échapper une exclamation ravie. Comme toujours, j’étais impressionnée.
« Comment se fait-il que les hommes savent toujours fabriquer ces machins-là ? Je n’ai jamais été douée en origami.
— Ça n’a rien à voir avec de l’origami. C’est juste une manie que j’ai adoptée pour me calmer les nerfs quand je n’ai rien de mieux à faire. »
On ne pouvait dire plus vrai. Déjà, des petites créatures de papier grouillaient dans la maison comme autant d’insectes envahissants. Elsie les collectionnait.
« Et maintenant je veux un petit chien, ordonna-t-elle.
— Attends, reprit Danny.
— Est-ce qu’on peut faire de la peinture après le déjeuner ? De toute façon, moi, j’ai fini. C’est pas bon. Je peux avoir de la glace comme dessert ?
— Encore deux cuillerées. Après le déjeuner, nous irons nous promener. Après…
— Je veux pas aller me promener ! » La voix d’Elsie grimpait dans les aigus. « J’en ai marre des promenades. J’ai mal aux jambes. Et puis je tousse. » Elle émit une toux peu convaincante.
« Ce ne sera pas une promenade, se dépêcha de corriger Danny. Ce sera une aventure. Nous allons trouver des coquillages, et avec, nous ferons un… – l’inspiration lui manqua –… une boîte à coquillages, termina-t-il sans beaucoup de conviction.
— Je pourrai monter sur tes épaules ?
— Si tu marches d’abord un peu.
— Merci, Danny », chuchotai-je tandis qu’Elsie quittait la pièce à la recherche d’un sac pour mettre les coquillages. Il haussa les épaules en enfournant une généreuse bouchée de viande entre ses lèvres. Nous avions passé une bonne nuit, et à présent nous vivions une journée raisonnablement agréable, sans prises de bec. Il n’avait rien dit de son prochain contrat, n’avait pas mentionné la nécessité de retourner à Londres – il parlait toujours de Londres comme s’il s’agissait d’un rendez-vous, pas d’une ville – et je ne lui avais rien demandé à ce sujet. Nos relations s’amélioraient. Il nous faudrait parler un jour ou l’autre, mais pour l’instant cela ne paraissait pas urgent. Je m’étirai et repoussai mon assiette, fatiguée, molle, heureuse.
« Ça va me faire du bien de sortir de la maison. »
Il ne me fut pourtant pas donné de faire cette promenade parce que, au moment où j’enfilais les bottes rouges à tête d’éléphant sur les pieds étirés d’Elsie, alors qu’elle criait que je lui faisais mal, nous entendîmes une voiture s’arrêter devant la maison. Je me levai et jetai un œil par la fenêtre. Un homme grand, solidement charpenté, dont le visage rougeaud se préparait déjà à sourire, sortit de la voiture côté conducteur. Côté passager, je vis surgir Thelma, vêtue d’un jogging qui ne lui allait absolument pas. Je me tournai vers Danny.
« Ça serait gentil si Elsie et toi partiez dans vos aventures sans moi. »
Son expression ne changea pas mais il prit sa main et l’entraîna, sans le moindre cri de protestation, vers la cuisine, d’où ils sortirent tous les deux par la porte de derrière.
« Non.
— Miss Laschen…
— Docteur Laschen.
— Excusez-moi. Docteur Laschen. Je vous prie de croire que je comprends tout à fait votre réticence, mais il ne s’agirait là que d’un arrangement provisoire. Elle a besoin de se retrouver dans un environnement sûr, anonyme, et protégé, en compagnie de quelqu’un qui soit en mesure de comprendre sa situation, et ce pour un temps très court. »
L’inspecteur Baird arborait un sourire rassurant. Il était si grand qu’il dut baisser la tête pour passer la porte qui menait au salon. Il s’appuyait contre la cheminée et sa présence massive conférait à la maison une apparente fragilité. Autour de lui elle paraissait construite de grands morceaux de toile peinte, comme un décor de théâtre.
« J’ai une petite fille, et mon travail me prend beaucoup de temps.
— Le docteur Scott m’a dit que vous ne preniez pas vos fonctions à l’hôpital de Stamford avant quelques mois. »
J’adressai un coup d’œil assassin à Thelma qui, assise au beau milieu du canapé, caressait Anatoly avec une grande détermination, sans paraître prêter la moindre attention à notre conversation. Elle leva les yeux.
« Avez-vous quelque chose à grignoter pour accompagner le thé, à part ces biscuits trop mous ? demanda-t-elle.
— Et puis il y a le côté pratique à considérer », repris-je.
L’inspecteur Baird avala son thé. Thelma ôta ses lunettes de son nez et je remarquai la profonde marque rouge qu’elles y avaient creusée. Elle se frotta les yeux. Ni l’un ni l’autre ne dirent mot.
« Je viens tout juste d’emménager. Je voulais être tranquille quelques mois. » Ma voix indignée, trop haut perchée, remplit le silence de la pièce. Tais-toi, m’ordonnai-je ; tu n’as qu’à pincer les lèvres. Mais que faisaient Danny et Elsie ? « Il me faut du temps. Je suis désolée pour cette jeune fille, mais…
— Oh ça, oui, coupa Thelma. Elle a bien besoin d’aide. » Elle engouffra un biscuit entier dans sa bouche et le croqua avec vigueur.
« J’allais dire que je suis désolée au sujet de cette jeune fille, mais je ne crois pas que ce soit… » La phrase s’éteignit et je n’arrivais plus à me rappeler comment je devais la terminer. « Combien de temps avez-vous dit ?
— Je n’ai rien précisé à ce sujet. Et il faut que vous preniez une décision.
— Mais oui, c’est ça. Inspecteur Baird, combien de temps ?
— Sans doute pas plus de six semaines, peut-être même beaucoup moins. »
Je laissai passer quelques minutes en silence, plongée dans une intense réflexion.
« Si jamais j’envisageais de dire oui, comment pourrais-je être sûre de ne pas mettre ma fille en danger ? Je veux dire, si j’accepte de l’accueillir.
— L’opération sera très discrète, répondit Baird. Rien ne filtrera. Personne ne saura qu’elle est chez vous. Comment voulez-vous que quelqu’un l’apprenne ? C’est seulement une mesure de précaution.
— Thelma ?
— Oui ? » Elle leva les yeux vers moi. On aurait dit un petit troll venu du froid.
« Était-ce votre idée ?
— Vous connaissez bien les problèmes de traumatisme. Vous habitez à côté. Le choix s’est imposé.
— Si elle devait venir, demandai-je d’une voix faible, quand arriverait-elle ? »
Baird plissa le front, comme s’il cherchait à se rappeler l’heure de départ d’un train.
« Oh, répondit-il d’une voix tranquille. Nous avons pensé que demain matin serait sans doute raisonnable. Disons, neuf heures trente.
— Raisonnable ? Dites plutôt onze heures trente.
— Bien, et ça signifie que son médecin pourra l’accompagner, conclut Baird. Voilà une bonne chose de réglée. »
Au moment de partir, Thelma me prit la main.
« Je suis désolée », me dit-elle, mais ce n’était pas vrai.
« Je serai parti avant qu’elle n’arrive.
— Danny, personne ne te demande de partir. Je pense simplement que ça ne serait pas une bonne idée que tu sois là au moment où…
— Ne me raconte pas de conneries, Sam. Quand tu as pris ta décision au sujet de cette fille, est-ce que tu as pensé à moi ? Je suis où, moi, dans cette histoire ? » Il me fixait du regard. « Ça ne t’est pas venu à l’esprit, hein ? Tu aurais au moins pu m’en parler, non, avant d’accepter, tu aurais au moins pu faire comme si mon opinion t’intéressait. Est-ce que l’avenir de cette fille est plus important que le nôtre ? »
J’aurais pu répondre qu’il avait raison et que j’étais désolée, sauf que je savais que je n’allais pas revenir sur ma décision. J’aurais pu plaider. J’aurais pu me fâcher à mon tour. Au lieu de cela, je tentai de raccommoder nos différends selon la recette habituelle. Je le pris dans mes bras, je repoussai ses cheveux en arrière, je caressai sa joue piquante de barbe en posant mes lèvres sur le coin de sa bouche furieuse, et m’employai à défaire le premier bouton de sa chemise. Mais il me repoussa avec colère.
« Tu vas me baiser et je vais tout oublier, hein, c’est ça ? »
Il enfila ses chaussures et attrapa la veste qu’il avait jetée sur une chaise.
« Tu t’en vas ?
— À ton avis ? » Il fit une pause devant la porte. « Salut, Sam. À un de ces jours. Peut-être. »