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Lutha revint une semaine plus tard avec Lady Nalia. Conformément à son statut, Tamir était assise devant sa tente sur un tabouret drapé d’un manteau, ses nobles autour d’elle et son armée massée en deux vastes carrés formant une avenue qui traversait de part en part l’immensité du camp. De nouveau sur pied mais encore défiguré par des ecchymoses impressionnantes, et son bras soutenu par une écharpe, Ki occupait la place qui lui revenait aux côtés de la reine.
Caliel avait poliment refusé le baudrier qu’elle lui avait offert, et ils n’avaient plus rien eu à se dire. Il se tenait à l’écart avec certains des nobles, Tanil près de lui, comme toujours. Tous deux étaient inséparables.
Tandis que s’approchait la force de retour, Tamir fut étonnée de voir qu’elle s’était prodigieusement accrue. Le mystère fut résolu quand Lutha et Nyanis s’avancèrent, encadrant un troisième cavalier.
« Tharin !» Jetant sa dignité aux orties, Tamir se leva d’un bond et courut à sa rencontre. Il sauta à bas de sa selle et la prit dans ses bras, non sans étouffer un grognement.
« Tu es blessé ? » demanda-t-elle en se reculant pour l’examiner de pied en cap, à la recherche d’une trace de sang.
« Rien de sérieux, lui assura-t-il. Lord Nevus nous a offert une bonne bataille avant que je ne le tue. Cela s’est passé le jour même où nous avons reçu la nouvelle de ta victoire ici. » Il baissa les yeux vers l’Épée qu’elle portait au côté et en toucha religieusement la poignée. « Enfin, voilà qu’elle bat le flanc d’une reine authentique. »
Ki les rejoignit en boitant, et son aspect fit s’esclaffer Tharin pendant qu’ils se serraient la main. « Semble que tu en as toi-même quelques-unes de bien bonnes à nous raconter !
— Plus que vous ne vous l’imaginez, répliqua-t-il avec un sourire chagrin.
— Je suis heureuse de te voir, Tharin, mais qu’est-ce que tu fabriques ici ?» demanda Tamir, tout en l’entraînant pour regagner son trône improvisé.
« Après que nous eûmes battu Nevus à plates coutures et brûlé les navires envoyés par Korin, j’ai poussé vers le nord, pensant que je te rencontrerais arrivant de l’autre côté. Nous avons atteint l’isthme à temps pour opérer notre jonction avec Lutha et Nyanis, et j’ai décidé de t’apporter moi-même les nouvelles. Atyion ne court aucun risque, et les derniers des lords du nord sont en train de jurer leur loyauté d’une voix tonitruante. Je n’ai eu à en trucider que quelques-uns sur mon parcours. Ki, ton frère t’envoie ses amitiés. Assiégé, Rilmar a tenu le coup, et ta famille se porte bien. »
Quand les Compagnons et les généraux de Tamir eurent achevé de saluer les nouveaux venus, Lutha renvoya un messager mander Nalia.
Elle arriva, montée sur un beau cheval blanc et escortée par Arkoniel et par les deux commandants aurënfaïes. La description que Lutha lui en avait faite permit à Tamir de la reconnaître d’emblée. Elle était en effet dépourvue d’attraits, et sa tache de vin très marquée, mais Tamir fut aussi frappée par le mélange de crainte et de dignité que révélaient son regard et son port de tête. Arkoniel l’aida à mettre pied à terre et lui offrit son bras pour la conduire à Tamir. « Reine Tamir, permettez-moi de vous présenter Lady Nalia, l’épouse du prince Korin .
— Votre Majesté. » Nalia lui fit une profonde révérence et resta sur un genou devant elle, toute tremblante.
Tamir se sentit sur-le-champ de tout cœur avec elle. Elle se leva et saisit la main de la jeune femme pour la remettre debout. « Bienvenue, cousine. Je suis peinée de faire enfin votre connaissance dans des circonstances aussi tristes. » Elle adressa un signe à Lynx, et il s’avança avec l’urne qui contenait les cendres de Korin. Nalia parut décontenancée et ne fit pas un geste pour les prendre. Au lieu de cela, elle serra les mains sur son cœur et lança à Tamir un regard implorant. « Lord Lutha et maître Arkoniel ont fait preuve envers moi de la plus grande gentillesse, et ils m’ont prodigué maintes assurances, mais il me faut les entendre de vos propres lèvres. Quelles sont vos intentions envers mon enfant ?
— Vous êtes enceinte, alors ? » Nalia était encore très mince. « Oui, Majesté. La naissance aura lieu au printemps.
— Vous êtes Parente Royale, et votre enfant a part à mon sang. Si vous voulez bien me jurer de soutenir mes droits au trône et renoncer à toutes prétentions aux vôtres, alors vous serez bienvenue à ma cour et dotée des titres et des terres conformes à votre position.
— Vous avez mon serment, et de tout mon cœur ! s’exclama Nalia tout bas. Je ne sais rien de la vie de cour, et je ne désire rien d’autre que de vivre en paix.
— Je souhaite la même chose pour vous, cousine. Lord Caliel, Lord Tanil, veuillez vous avancer. »
Caliel lui adressa un regard interrogatif, mais il fit ce qu’elle demandait, entraînant Tanil par le bras. « Messires, consentez-vous à devenir les hommes liges de Lady Nalia et à la protéger, elle et son enfant, aussi longtemps qu’ils auront besoin de vous ?
— Oui, Majesté », répondit Caliel, qui commençait à comprendre. « C’est on ne peut plus aimable à vous.
— Alors, voilà qui est réglé, dit Tamir. Vous voyez, ma dame, vous n’êtes pas sans amis à ma cour. Lord Lutha vous tient en haute estime, lui aussi. J’espère que vous lui donnerez également le nom d’ami. »
Nalia lui fit une nouvelle révérence, les yeux brillants de larmes. « Merci, Majesté. J’espère… » Elle s’interrompit, et Tamir vit à quel point son regard s’égarait vers l’urne funéraire. « J’espère qu’un jour je pourrai comprendre, Majesté.
— Je l’espère également. Demain, nous nous mettrons en marche pour retourner à Atyion. Dînez avec moi tout à l’heure, et reposez-vous bien. »
Ce soir-là, Tamir fit ses adieux aux Aurënfaïes, échangea des serments et des traités avec eux devant ses nobles et ses magiciens. Après qu’ils eurent pris congé, elle reconduisit Nalia à sa tente puis, en compagnie de Ki, se dirigea vers celle qui était la leur. Arkoniel remarqua la combinaison mais se contenta d’en sourire.
Pendant que le reste de l’armée s’apprêtait à marcher, le matin suivant, Arkoniel et Tamir retournèrent à cheval jusqu’aux falaises qui dominaient la rade. Immobilisant leurs montures, ils contemplèrent en silence l’horizon marin. Ils pouvaient tout juste discerner les voiles des vaisseaux gèdres qui, dans le lointain, cinglaient vers leur patrie sous un ciel limpide.
« Ce n’est pas un mauvais site pour un port de mer, si vous entendez essentiellement commercer avec les ‘faïes, observa le magicien. Mais qu’en sera-t-il avec le reste de Skala ?
— Je trouverai un moyen, musa-t-elle. Il sera plus difficile aux Plenimariens de nous surprendre ici. J’ai pas mal patrouillé pendant votre absence. Mahti avait raison. Il y a de la bonne eau, de la bonne terre aussi, et de la pierre et du bois à foison pour bâtir. » Elle jeta un regard alentour, l’œil brillant d’anticipation. « Je puis déjà la voir, Arkoniel ! Elle sera plus belle qu’Ero ne le fut jamais.
— Une immense ville brillante avec en son cœur un château de magiciens », murmura-t-il en souriant.
Enfant, Tamir l’avait trouvé très laid et balourd, et souvent plutôt fou. Elle le voyait avec des yeux tout différents, maintenant, ou peut-être avait-il changé autant qu’elle-même ! « Vous m’aiderez à l’édifier, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. » Il lui décocha un coup d’œil et sourit en ajoutant: « Majesté ».
Il pouvait dès à présent voir, lui aussi, s’élever les murailles, et il imaginait déjà le havre de sécurité qu’ils créeraient pour les magiciens errants et pour tous les enfants perdus semblables à Wythnir et aux autres. Il sentait contre son genou la pesanteur du sac taché par les voyages qui pendait encore à l’arçon de sa selle comme il l’avait fait à celui d’Iya. Il réaliserait aussi un abri sûr pour ce fardeau. Il ne s’en tracassait plus autant, désormais. Tout dangereux et déroutant qu’il persistait à demeurer, le vilain bol maléfique le reliait à Iya et aux Gardiens qui les avaient précédés… comme à tous ceux qui leur succéderaient, d’ailleurs. Peut-être que Wythnir lui était finalement échu tout exprès pour ce faire, assumer sa relève en tant que Gardien ?
« Je vous servirai toujours, Tamir, fille d’Ariani, murmura-t-il. Je vous donnerai des magiciens tels que les Trois Pays n’en ont jamais vu de pareils.
— Je sais. » Elle redevint silencieuse, et il devina qu’elle était en train de se concentrer en vue de quelque chose. « Ki et moi allons nous marier. »
Il gloussa de sa timidité. « Je devais sûrement l’espérer. Lhel serait tellement désappointée si vous ne le faisiez pas.
— Elle savait !
— Elle l’a prévu quand vous n’étiez encore que des enfants. Elle avait un gros faible pour Ki. Même Iya a dû admettre qu’il valait mieux qu’il n’en avait l’air au premier abord. » Il se tut un instant puis gloussa doucement. « Navets, vipères et taupes.
— Quoi ?
— Oh, juste un truc qu’elle disait. Ki était le seul garçon qu’elle jugeait digne de vous.
— Jamais je ne l’ai comprise. » Elle s’arrêta court, et il devina que lui parler d’Iya la mettait mal à l’aise.
« C’est très bien comme ça, Tamir.
— Vraiment ?
— Oui. »
Elle lui adressa un sourire de gratitude. « J’ai si souvent rêvé de cet endroit ! Ki se trouvait avec moi, et j’essayais de l’embrasser, mais je tombais toujours du haut de la falaise ou me réveillais avant d’avoir pu le faire. Les visions sont des choses bizarres, n’est-ce pas ?
— Elles le sont, effectivement. Les dieux nous montrent un futur possible, mais rien n’est jamais fixé. C’est à nous de saisir ces rêves et de leur donner forme. Il y a toujours un choix à faire.
— Si c’est vrai, alors j’aurais pu choisir de prendre la fuite, non ? J’y ai pensé tant et tant de fois…
— Peut-être l’Illuminateur vous a-t-il élue parce que vous n’en feriez rien. »
Elle fixa pensivement la mer pendant quelque temps puis hocha la tête. « Je crois que vous avez raison. » Elle jeta un regard à la ronde une dernière fois, et Arkoniel vit l’avenir dans ses prunelles bleues avant qu’elle n’éclate de rire et ne talonne son cheval pour lui faire prendre le galop.
Arkoniel se mit à rire, lui aussi, d’un rire sans fin, puis Il la suivit, ainsi qu’il le ferait toujours.