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Entre-temps, Tamir avait infatigablement attelé tout son monde à la tâche des préparatifs en vue de l’arrivée de Korin, et Ki ne la lâchait pas d’une semelle. Le brouillard acheva de se dissiper vers midi, mais sans que les nuages cessent de planer bas, et la pluie soufflant de la mer s’acharna toute la journée, maintenant l’humidité des vêtements, faisant fumer les feux quand elle ne les éteignait pas. Les archers contrôlaient leurs arcs, retendaient les cordes un peu lâches et les enduisaient consciencieusement de cire.

La totalité des troupes se déplaça vers le nord pour se masser sur la bordure du terrain découvert qu’avait choisi Tamir. Ki et plusieurs des meilleurs archers de Nyanis emportèrent leurs arcs sur la crête de la colline afin de décocher des flèches en direction de leur propre côté du champ de bataille, tantôt pour leur faire décrire une parabole en l’air, tantôt pour les tirer droit au but, de manière à en tester la portée. Les autres Compagnons marquaient soigneusement l’endroit où elles touchaient terre, ce qui permettait à Tamir d’établir la position de ses futures lignes.

« Korin a bénéficié des mêmes leçons que nous, s’inquiéta Ki en la rejoignant. Ne crois-tu pas qu’il se demandera pourquoi tu lui concèdes l’avantage ? »

Elle haussa les épaules. « Nous occuperons nos positions et n’en bougerons pas jusqu’à ce qu’il vienne au-devant de nous. »

Après avoir rassemblé ses commandants près du ruisseau, elle ramassa un long bâton dont elle se servit pour tracer son plan dans la terre meuble. « Nous devons l’attirer. »

Elle envoya des sapeurs munis de leurs pioches s’activer à creuser des tranchées et des fosses destinées à engloutir les chevaux en train de charger, tandis que d’autres ouvraient tout le long de la berge de petits canaux de dérivation pour permettre à l’eau de se répandre et de rendre la terre encore plus molle. Les archers pénétrèrent dans la forêt pour y tailler des pieux.

Au fur et à mesure que s’écoulait la matinée puis que survenait l’après-midi, Ki remarqua la fréquence avec laquelle Tamir scrutait le sud, dans l’espoir d’en voir surgir l’un des guetteurs qu’elle avait laissés postés à Remoni. On n’avait toujours pas de nouvelles des ‘faïes.

Ils étaient en train de bavarder avec les sapeurs quand quelques-uns des hommes qui se trouvaient derrière eux se mirent à pousser des cris, l’index tendu vers le sommet de la colline. Ki eut à peine le temps d’entrevoir un homme à cheval que l’intrus faisait déjà demi-tour et disparaissait au galop.

« Ce doit être l’un des éclaireurs de Korin, dit Ki.

— Nous lancerons-nous à ses trousses, Majesté? » demanda Nyanis.

Tamir se fendit d’un large sourire. « Non, laissez le filer. Il vient de m’épargner l’ennui d’expédier un messager. Nikidès, va chercher ta plume et fais appeler un héraut. Toi, Lutha, retourne avec Barieüs vers les guetteurs. Et dis à Arkoniel que je veux lui parler.

— Ils se sont sacrément bien comportés », murmura Ki en les regardant sauter en selle et partir au galop. Lutha lui avait laissé voir le matin même les zébrures de son dos. Elles étaient en assez bonne voie de guérison, mais certaines des entailles les plus profondes s’étaient rouvertes et avaient saigné durant la rude et longue traversée des montagnes. L’état de Barieüs n’était guère plus satisfaisant. Mais tous deux étaient aussi secs et nerveux qu’opiniâtres, et ils auraient mieux aimé subir une seconde flagellation que d’exhaler la moindre plainte.

Tamir les suivit des yeux, elle aussi. « Korin est un crétin. »

Le soleil sombrait derrière les nuages quand Korin s’approcha des lignes de Tamir. Caliel était encore faible, mais il avait insisté pour chevaucher à ses côtés. Malgré les séquelles mentales des sévices que lui avaient infligés les Plenimariens, Tanil s’était montré tout aussi têtu.

Après avoir commandé à sa cavalerie de faire halte, Korin prit les devants avec Wethring et sa garde pour reconnaître le terrain.

Du haut d’une crête, il distingua l’armée de Tobin qui campait entre la falaise et la forêt à un mille environ de là.

« Tant de monde », grommela-t-il tout en s’efforçant d’évaluer le rapport des forces en présence. C’était difficile, eu égard au déclin de la lumière, à la manière dont l’adversaire s’était massé en un bloc compact, mais il ne s’était pas attendu à trouver devant lui des troupes aussi considérables.

« Pas beaucoup de chevaux, toutefois, constata Porion. Si vous occupez les hauteurs, vous avez l’avantage. »

 

« Tamir, regardez là-bas », dit Arkoniel en désignant de nouveau la colline.

Même au travers du rideau de pluie, Tamir reconnut Korin à son assise en selle, ainsi qu’à l’étendard que faisait claquer le vent derrière lui. Elle reconnut aussi Caliel à ses côtés. Sans réfléchir, elle leva la main et l’agita pour les saluer. Elle savait que Korin ne la verrait pas, à pied parmi les autres, mais elle éprouva tout de même un choc quand il fit volter sa monture et disparut derrière le faîte de la colline. Elle ferma les yeux, tandis qu’un tumulte de sentiments contradictoires menaçait de la submerger. Le remords et le chagrin la frappèrent en profondeur tandis qu’affluaient à la surface de sa conscience les souvenirs de toutes les années heureuses qu’ils avaient passées ensemble. Était-il nécessaire d’en arriver là !

Une main chaude s’empara de la sienne, et elle découvrit en rouvrant les paupières Arkoniel qui, tout près, la préservait des regards de l’assistance.

« Remettez-vous, Majesté », chuchota-t-il en lui adressant un sourire compréhensif. Elle sentit aussitôt l’énergie lui revenir, mais sans pouvoir jurer que le phénomène résultait d’une quelconque opération magique de sa part ou de la pure et simple manifestation de son amitié.

« Oui. Merci. » Elle carra ses épaules et fit signe au héraut de venir la trouver. « Mon cousin le prince est arrivé. Va lui délivrer ton message et reviens avec sa réponse. »

Juchés sur leurs montures à la lisière de la forêt, Korin et ses généraux regardaient se déployer leurs cavaliers à travers la plaine tout en prairies qui dominait la mer. Derrière ces derniers, un éclair zébra les nuages en surplomb des flots. Un moment plus tard retentit un lointain roulement de tonnerre.

« Ce n’est pas le genre de temps propice pour se battre, avec la nuit qui tombe, conseilla Porion. Vous avez raison. Donnez l’ordre de dresser le camp. »

Du sein de l’opacité croissante surgit un cavalier seul, que son manteau bleu et blanc et le bâton blanc qu’il brandissait désignaient comme héraut. Alben et Moriel se portèrent à sa rencontre et l’escortèrent jusqu’à Korin.

L’homme mit pied à terre et s’inclina bien bas devant celui-ci. « Je suis porteur d’une lettre adressée par la reine Tamir de Skala à son bien-aimé cousin, Korin d’Ero. »

Korin le toisa d’un air renfrogné. « Qu’a donc à me dire la fausse reine ? »

Le héraut tira une lettre de sous son manteau. « "À mon cousin Korin, de la part de Tamir, fille d’Ariani, de la véritable lignée de Skala. Cousin, je me tiens prête à livrer bataille contre toi, mais sache que c’est l’ultime offre d’amnistie que je te fais là. Oublie ta colère et dépose les armes. Renonce à tes prétentions au trône, et soyons amis de nouveau. Je te donne ma parole la plus sacrée en jurant par Sakor, Illior et l’ensemble des Quatre que toi, dame ton épouse et l’enfant qu’elle porte serez comme il sied tenus en honneur au sein de ma cour, en qualité de Parents Royaux. Les nobles qui te suivent se verront traités avec clémence et conserveront tout à la fois leurs terres et leurs titres. J’en appelle à toi, cousin, pour renier tes prétentions illégitimes et faire en sorte que la paix règne entre nous." »

Le héraut lui tendit la lettre. Karin la lui arracha des mains et l’abrita de la pluie en la couvrant d’un pan de son manteau. C’était bien là l’écriture de Tobin, ainsi que son sceau. Il jeta un coup d’œil pour consulter Caliel, dans l’espoir de quelque commentaire, mais son ami se borna à se détourner sans proférer le moindre mot.

Karin secoua la tête et laissa choir le parchemin. « Remporte à mon cousin la réponse suivante, héraut. Je le rencontrerai demain au point du jour au bout de mon épée. Tous ceux qui combattent en son nom seront marqués au fer rouge en tant que traîtres et perdront toutes leurs terres, leurs titres et la vie. Il ne sera fait aucun quartier. Dis-lui également que j’arrive sans magiciens. S’il est homme d’honneur, il n’emploiera pas les siens contre moi. Enfin, remercie-le d’avoir permis à Lord Caliel et à mon écuyer de me revenir. Ils combattent à mes côtés. N’omets pas de lui spécifier que ce message lui est adressé par le roi Karin de Skala, fils d’Erius, petit-fils d’Agnalain. »

Le héraut répéta le message et prit congé.

Karin s’enveloppa plus étroitement dans son manteau et se tourna vers Porion… « Transmettez l’ordre de monter les tentes et de servir des repas chauds. Nous nous reposerons au sec, cette nuit. »

 

Tamir rassembla ses maréchaux et capitaines devant sa tente pour entendre la réponse de Karin. Après que le héraut eut achevé de la transmettre, tout l’auditoire demeura muet pendant un moment.

« Cal n’est pas physiquement en état de se battre ! s’alarma Lutha. Et Tanil ? Karin rêve ou quoi?

— Nous n’y pouvons rien », soupira Tamir, tout aussi consternée par la perspective de les rencontrer sur le champ de bataille. « J’en viens à déplorer de ne pas les avoir retenus captifs à Atyion jusqu’à ce que cette affaire soit définitivement réglée.

— Ce n’aurait été faire une faveur à aucun des deux, répliqua Lynx. Ils sont là où ils désirent être. Le reste dépend de Sakor.

— Le croyez-vous, quand il prétend n’avoir pas de magiciens avec lui ? demanda-t-elle à Arkoniel. Il m’est impossible de me figurer qu’il n’ait pas emmené Nyrin.

— Nous n’avons pas vu trace de celui-ci ni relevé le moindre indice de magie autour de Korin, exception faite des amulettes dont Nyrin l’avait affublé pendant tous ces mois, répondit Arkoniel. Mais, une minute ! Vous ne comptez sûrement pas vous incliner devant ses conditions ?

— Bien sûr que si.

— Tamir, non ! Vous avez déjà le désavantage du nombre…

— De quoi seriez-vous réellement capables? demanda-t-elle en jetant un regard circulaire sur les magiciens. Je n’ai pas oublié ce que vous avez fait pour moi aux portes d’Ero, mais vous m’avez confié vous-mêmes qu’une seule attaque d’envergure exigeait la combinaison de toutes vos énergies réunies. Et j’ai vu moi-même à quel point cela vous mettait à bout de forces.

— Mais une attaque focalisée, comme celle que nous avons effectuée durant le second raid Plenimarien?

— Êtes-vous en train de me proposer d’assassiner Korin sur le champ de bataille ? » Elle secoua la tête devant leur mutisme. «Non. Je ne conquerrai pas la couronne de cette façon-là. Vous autres, magiciens, m’avez déjà beaucoup aidée. Sans vous, je ne serais pas ici. Mais Illior m’a choisie telle que je suis, un guerrier. J’affronterai Korin de manière honorable et vaincrai ou perdrai de manière honorable. Je dois aux dieux comme à Skala d’effacer les péchés de mon oncle.

— Et s’il ment quand il nie posséder des magiciens ? demanda Arkoniel.

— Alors, le déshonneur en retombe sur sa tête, et libre à vous d’agir à votre guise. » Elle lui saisit la main. « Dans tous les rêves et les visions que j’ai eus, mon ami, je n’ai pas vu de magie me donner la victoire. "Par le sang et l’épreuve", a déclaré l’Oracle. Korin et moi avons reçu ensemble une éducation de guerriers. Il n’est que justice que nous réglions notre différend conformément à nos propres voies. »

Elle tira son épée et la brandit en présence des autres. «J’ai l’intention de troquer demain cette lame contre l’Épée de Ghërilain. Héraut, va dire au prince Korin que je l’affronterai à l’aube et prouverai ma légitimité. »

L’homme s’inclina et partit rejoindre sa monture.

Tamir jeta un nouveau regard circulaire sur l’assistance. « Dites à mes gens de se reposer s’ils le peuvent et de faire des offrandes à Sakor et Illior. »

Comme ils saluaient et s’éloignaient chacun de son côté, elle se pencha vers Ki et marmonna : «Et prie Astellus de nous convoyer ces maudits vaisseaux gèdres ! »

 

Saruel et Malkanus entraînèrent Arkoniel à l’écart du feu de veille en vue d’un entretien privé.

« Vous n’avez pas véritablement l’intention de nous voir demeurer tranquillement planqués dans notre coin comme des fainéants, n’est-ce pas?

— Vous avez entendu ce qu’a déclaré la reine. Nous servons en fonction de son bon plaisir. Je ne saurais en l’occurrence la contrarier, quelque sentiment que cela m’inspire. La Troisième Orëska doit jouir de sa confiance. Nous ne pouvons pas utiliser de magie contre Korin.

— À moins qu’il n’y recoure lui-même contre elle. C’est du moins ainsi que j’ai compris la déclaration de Tamir, objecta Lord Malkanus.

— Peut-être, convint Arkoniel. Mais, même en admettant cette hypothèse, il n’est pas en notre pouvoir, ainsi qu’elle l’a judicieusement souligné, de faire plus que de susciter une perturbation momentanée.

— Parlez pour vous », grommela sombrement Sarue1.

L’infanterie et le train de bagages arrivèrent à la tombée de la nuit, et Korin ordonna de distribuer du vin aux hommes.

Il festoya ce soir-là autour d’un bon feu avec ses généraux et ses Compagnons, et ils mirent au point leur stratégie tout en partageant du pain rapporté du nord, de la grouse et de la venaison rôties.

« C’est bien ce que nous pensions, lui dit Porion. Il manque à Tobin une cavalerie convenable. Vu la supériorité de vos propres forces, vous devriez être en mesure de rompre leurs lignes et de les écraser.

— Nous les disperserons comme une volée de poulets », se promit Alben en levant son hanap pour saluer Korin.

Celui-ci s’envoya une longue lampée du sien pour s’efforcer d’engourdir la peur tapie tout au fond de son cœur. Ç’avait été pareil à Ero, mais il s’était figuré que d’une façon ou d’une autre les choses seraient différentes cette fois-ci. Mais pas du tout. Ses tripes se liquéfiaient à la seule pensée de charger du haut de cette colline, et il gardait les deux mains soigneusement serrées autour de son hanap quand il n’était pas en train de boire afin d’en réprimer le tremblement. Maintenant que l’heure décisive était imminente, des souvenirs de ses défaillances honteuses le rongeaient, menaçant de l’émasculer une fois de plus. L’impudente assurance du message de Tobin avait échaudé son orgueil.

Pour la première fois depuis une éternité, il n’arrivait pas à chasser de sa mémoire cette nuit d’Ero où Père, contraint à s’aliter par ses blessures alors que la bataille tournait de plus en plus au désastre, avait fait appel à Tobin et pas à son propre fils… plaçant sa confiance en ce novice de gamin plutôt qu’en lui-même. Ç’avait été la preuve d’un mépris que Korin avait toujours subodoré, et le refus glacial par lequel Père avait exclu de lui confier le commandement suprême après le départ de Tobin avait apposé d’une manière évidente pour tous le sceau d’un opprobre humiliant sur sa propre personne.

Père était mort, ses meilleurs généraux avaient succombé, et il n’avait plus eu d’autre solution que de se fier aveuglément à Nyrin et de prendre la fuite, abandonnant à Tobin la gloire de triompher une fois de plus.

Autrefois, il aurait pu confier ses doutes à Caliel, mais son ami était livide et muet, et Korin avait vu dans ses yeux une douleur sincère alors que le héraut leur délivrait le message de Tobin.

Lorsqu’on se retira pour la nuit, il marqua une pause avant d’attirer Caliel à l’écart des autres. « Nyrin ne se trompait pas complètement sur ton compte, n’est-ce pas ? Tu persistes à aimer Tobin. »

Caliel hocha lentement la tête. « Mais toi, je t’aime bien davantage.

— Et si tu le rencontres sur le champ de bataille ?

— Pour toi, je me battrai contre n’importe qui », répondit Caliel, et Korin perçut dans sa voix qu’il disait la vérité. En se ressouvenant de son dos ensanglanté, cette réponse lui fit l’effet d’un coup de poignard.

Il se retira avec Tanil pour seule compagnie, et celui-ci sombra presque tout de suite dans un sommeil harassé. Korin se demanda comment il parviendrait à le convaincre de rester à l’arrière le lendemain. Le malheureux n’était absolument pas en état de combattre.

Le vin était l’unique réconfort auquel le prince pût désormais recourir. Il n’y avait plus que lui pour chasser la honte et la peur, ou du moins pour les noyer dans une chaleur engourdissante. Korin ne s’autoriserait pas néanmoins à aller jusqu’à se soûler. Il était un buveur assez expérimenté pour ne pas ignorer quelle quantité d’alcool suffisait pour maintenir la trouille à distance respectueuse.