21
La fin du franchissement des montagnes mit leurs nerfs à rude épreuve pendant quatre interminables journées supplémentaires. Le chemin courait le long des berges de rivières torrentueuses avant d’escalader des défilés rocheux qui aboutissaient dans de petites vallées verdoyantes où broutaient des troupeaux de chèvres et de moutons. On relevait çà et là des empreintes de couguars et d’ours et, la nuit, des lynx poussaient des feulements perçants de femmes à l’agonie.
Il n’y avait que dans les vallées que Tamir pouvait regrouper l’ensemble de ses troupes au lieu de les laisser s’échelonner comme les éléments d’un collier brisé. Nikidès revint un jour rapporter qu’il leur faudrait deux heures pour passer par un certain endroit.
La nouvelle de l’approche de Tamir la précédait, conformément aux promesses de Sheksu. Plusieurs fois par jour, Mahti prenait les devants et disparaissait en empruntant un sentier latéral qui grimpait vers quelques villages cachés. Ceux qu’on voyait de la route étaient constitués de quelques huttes en pierres sèches auxquelles des peaux tendues tenaient lieu de toiture. Leurs habitants se planquaient ou prenaient la fuite, mais de la fumée montait des feux de cuisine, et des bandes de chèvres ou de poulets vagabondaient parmi les demeures silencieuses.
Sur les conseils de Mahti, Tamir laissait des présents sur le bord du chemin pour chacun des villages : de l’argent, de la nourriture, de la corde, de petits couteaux et autres choses semblables. Parfois, ils trouvaient eux-mêmes des paniers de vivres déposés à leur intention - viande de chèvre fumée graisseuse, fromages à l’odeur fétide, baies et champignons, parfois des pièces de bijouterie primitive.
« Ils entendre bien de toi, l’informa le sorcier. Toi prendre cadeau ou faire insulte.
— On se passerait volontiers de tout ça », fit Nikidès, le nez plissé de dégoût, pendant que Lorin et lui inspectaient le contenu d’une corbeille.
« Ne fais pas le délicat », s’esclaffa Ki en croquant dans une tranche de viande coriace comme du cuir. Tamir en tâta elle-même. Cela lui remémora ce que Lhel leur avait jadis donné à manger.
De temps à autre, le sorcier local, qu’il fût homme ou femme, se risquait dehors pour satisfaire sa curiosité, mais il se montrait circonspect même à l’endroit de Mahti, et il n’observait les intrus que de loin.
Le temps se boucha pendant qu’ils franchissaient un col vertigineux et commençaient à descendre vers la côte ouest. De lourds nuages et du brouillard flottaient presque à ras de l’étroit défilé. Des filets d’eau qui suintaient à travers les rochers transformaient par moments la route en ruisseau, rendant la marche périlleuse sur les pierres instables. Ici, les arbres étaient différents, les trembles encore verts et les fourrés beaucoup plus denses dans les sous-bois.
La pluie survint sous la forme d’averses patientes et continuelles, et bientôt chacun fut trempé jusqu’à l’épiderme. Tamir dormit mal sous l’abri malingre d’un arbre, pelotonnée pour avoir chaud avec Ki et Una, et elle découvrit à son réveil un couple de salamandres qui s’ébattait perché sur la pointe boueuse d’une de ses bottes.
Le lendemain, alors qu’ils passaient à proximité d’un gros village, ils aperçurent trois sorciers juchés sur un talus juste en surplomb du chemin : une femme et deux hommes, avec leur oo’lu prêt à sonner.
Tamir refréna son cheval à l’écart, accompagnée par Mahti, Arkoniel et Ki.
« Je connaître ceux-là, dit Mahti. J’aller.
— J’aimerais m’entretenir avec eux. »
Mahti les héla, mais ils conservèrent leurs distances et lui adressèrent des signes de main. «Non, ils dire ils parlent à moi. » il s’avança seul. « C’est fichtrement angoissant, marmonna Ki. J’ai l’impression qu’il y a des tas d’yeux qui nous guettent à notre insu.
— lis ne nous ont pas agressés, pourtant. »
Mahti les rejoignit quelques instants plus tard. « Ils pas entendre parler de toi. Peur de si nombreux et être en colère que j’être avec vous. Je leur dire tu… » Il marqua une pause puis demanda quelque chose au magicien.
« Ils ne savent que penser d’une armée qui traverse leur territoire sans les attaquer », expliqua celui-ci.
Mahti hocha la tête pendant qu’ils redémarraient. « Je dire eux. Lhel dire, elle aussi. Toi aller, et ils envoyer chanson. »
L’un des sorciers se mit à jouer un vrombissement grave pendant qu’ils le dépassaient.
« Je croirais volontiers que des gens réfugiés si loin dans les montagnes n’ont jamais vu aucun Skalien jusqu’ici », observa Lynx, tout en continuant à surveiller les Retha’noïs d’un œil inquiet.
«Pas voir, mais entendre parler, comme vous entendre parler des Retha’noïs, fit Mahti. Si keesa être… » Il s’arrêta net de nouveau, branlant du chef avec dépit, puis il se tourna vers Arkoniel et lui dit quelque chose.
Le magicien se mit à rire. « Si un enfant n’est pas sage, sa mère lui dit : "Sois gentil, sans quoi le peuple pâle viendra te prendre durant la nuit." Je lui ai raconté que les Skaliens tenaient le même discours à leur progéniture à propos des siens.
—Ils voir tu avoir plein de monde, mais tu pas faire mal ou brûler. Ils se rappeler toi.
— Pourraient-ils nous faire du mal s’ils le voulaient?» demanda Ki, sans cesser lui non plus de lorgner avec méfiance les trois sorciers.
Mahti trancha simplement la question par un hochement de tête catégorique.
Enfin, le sentier les ramena par une pente régulière dans des forêts de chênes et de sapins surmontées de brume. Dans l’après-midi du cinquième jour, ils émergèrent des nuages qui plafonnaient presque au ras du sol, et leurs regards plongèrent sur un immense versant boisé et des prairies vallonnées. Dans le lointain, Tamir discerna la sombre courbe de la mer d’Osiat.
« Nous avons réussi ! cria Nikidès.
— Où se trouve Remoni ? » demanda Tamir.
Mahti pointa le doigt droit devant, et elle sentit son cœur battre un peu plus vite. Une journée de marche tout au plus, et elle verrait sa fameuse baie. Dans ses rêves, elle et Ki s’étaient tenus juste au-dessus, côte à côte et à un souffle d’un baiser. Cela faisait quelque temps maintenant qu’elle n’avait pas fait ce rêve, pas depuis Afra.
Et nous nous sommes embrassés, songea-t-elle avec un sourire intérieur, malgré le fait que le loisir leur avait manqué pour de telles choses depuis bien des jours. Elle se demanda si le rêve serait différent, maintenant.
« Tu avoir bonne pensée? »
Planté près de son cheval, Mahti lui adressait un large sourire. « Oui, admit-elle.
— Regarder là. » il indiqua derrière la voie qu’ils avaient empruntée pour venir, et Tarir tressaillit en voyant que le front de la crête était bordé de silhouettes sombres, des centaines peut-être, qui regardaient défiler l’interminable ligne de fantassins.
« Ton peuple en sécurité, si tu n’essaies pas passer de nouveau par là, expliqua-t-il. Tu faire ta bataille et aller à ton propre pays par un autre sentier. Sentier du sud.
— Je comprends. Mais tu nous quittes déjà? Je ne sais pas comment trouver Remoni.
— Je te mener, puis aller chez moi.
— Je n’en demande pas davantage. »
La vue de la ligne de côtes lointaine avait aussi fait bondir le cœur d’Arkoniel. Si les visions étaient véridiques - et si la campagne en cours s’achevait par une victoire -, il atteindrait bientôt les lieux où son existence devait se terminer. Quitte à lui faire une impression bizarre, cette perspective n’en était pas moins exaltante.
Une fois au-delà des limites étriquées du sentier de montagne, la marche devint plus facile. Le chemin était dûment battu et suffisamment large à certains endroits pour deux chevaux de front.
Malgré les allées et venues intermittentes de la pluie, le bois à brûler ne manqua pas cette nuit-là, ce qui permit aux Skaliens de bénéficier d’un confort bien supérieur à celui des jours précédents. Pendant que les autres allumaient un feu et préparaient le repas du soir, Arkoniel entraîna Tamir à l’écart sous un chêne. Ki les suivit et s’assit près d’elle.
Le magicien s’efforça de ne pas sourire. Les deux jeunes gens tâchaient comme d’un accord tacite de n’en rien laisser transparaître, mais leurs relations s’étaient quelque peu modifiées depuis la nuit du fort. Ils ne se regardaient plus l’un l’autre d’un air purement amical, et ils se figuraient que personne d’autre ne pouvait s’en apercevoir.
«Arkoniel, vous avez retrouvé Korin? Demanda-t-elle.
— C’est ce que je m’apprête à vérifier. Consentez-vous à me laisser pratiquer sur vous deux l’œil du magicien?
— Oui », répondit Ki, manifestement désireux de tenter l’expérience.
Tamir se montra moins enthousiaste, comme toujours. Arkoniel n’avait jamais cessé de déplorer de l’avoir effrayée par sa balourdise, la première fois où il s’était avisé de l’associer à l’utilisation de ce sortilège. Elle finit néanmoins par lui adresser un hochement succinct.
Arkoniel trama le charme et concentra son esprit sur les trajets probables. «Ah ! Voilà. » Il leur tendit une main à chacun.
Tamir saisit celle qu’il lui destinait, crispée d’avance par la prévision de l’inévitable accès de vertige qui la prenait invariablement chaque fois qu’il cherchait à lui montrer quelque chose de cette manière. Ce ne fut pas différent cette fois. Elle ferma violemment les yeux lorsqu’elle sentit le charme engloutir tout son être.
Elle dominait de très haut une immense étendue de campagne vallonnée, et elle distingua une armée campée sur le bord d’une vaste baie. Une multitude de feux de veille ponctuait la plaine plongée dans le noir.
« Tant de monde ! chuchota-t-elle. Et regardez tous ces chevaux ! Des milliers. Pouvez-vous me dire à quelle distance il se trouve de nous ?
— Selon toute apparence, la baie doit être celle des Baleines. Peut-être à deux jours de marche de notre propre destination? Peut-être moins.
— Il lui aurait été possible d’être déjà à Atyion. Croyez-vous qu’il ait eu vent de mes mouvements?
— Oui, je dirais. Laissons ça un moment. Je vais élargir la recherche. » Tamir rouvrit les yeux et découvrit que Ki lui souriait d’un air épanoui.
« C’était fantastique ! » chuchota-t-il, l’œil étincelant.
« Ça rend des services », admit-elle.
Arkoniel se frotta les paupières. « Ce sortilège exige pas mal d’efforts. »
« Korin aura dépêché des éclaireurs à notre recherche, dit Ki. Vous avez repéré le moindre indice de leur présence ? »
Le magicien lui décocha un regard pince-sans-rire. « Rien qu’une armée.
— Nous n’avons pas besoin de magie pour nous renseigner à cet égard-là, dit Tamir. Nous ferions mieux de poursuivre notre route à vive allure, avant qu’il ne se décide à venir me trouver lui-même. »
Loin de là, à l’est, Tharin, du haut de sa selle, comptait les bannières de la force déployée dans la plaine devant lui. Il était à la tête de deux mille hommes, mais Nevus en avait au moins deux fois plus. Il les avait surpris à moins d’une journée de chevauchée d’Atyion, deux jours plus tôt, et il n’avait pas été étonné de voir Nevus refuser toute espèce d’accommodement visant à éviter la bataille.
Tirant son épée, Tharin la brandit en l’air, et il entendit un millier de lames lui répondre en chantant au sortir du fourreau, ainsi que le ferraillement de centaines de carquois. De l’autre côté du champ, Nevus fit de même.
« Je verrai ton corps pendu près de celui de ton père », murmura Tharin, en notant sa position. Se haussant sur ses étriers, il vociféra : «Pour Tamir et Skala ! »
Ses soldats répercutèrent le cri, et leurs clameurs déferlèrent à travers la plaine en la submergeant comme un raz-de-marée pendant qu’ils chargeaient sus à l’ennemi.
Tamir passa la journée du lendemain à remonter le long de la ligne avec quelques-uns de ses Compagnons pour faire le point sur ses guerriers. Certains étaient tombés malades pendant les nuits froides et humides, et quelques-uns avaient péri sous des éboulements au cours de la traversée des cols supérieurs. Il y avait eu un certain nombre de règlements de comptes sanglants, et une poignée d’hommes avaient tout bonnement disparu. D’aucuns murmuraient qu’ils avaient été capturés par le peuple des collines, mais leur désertion était beaucoup plus probable, ainsi que des accidents. Il n’y avait plus une goutte de vin dans les gourdes, et les rations s’amenuisaient.
Tamir s’arrêtait fréquemment pour bavarder avec les capitaines et les simples soldats, attentive à leurs doléances, et leur promettait des dépouilles sur le champ de bataille, tout en vantant leur endurance. Leur loyauté et leur détermination à remettre les choses d’aplomb lui réchauffaient le cœur. Certains faisaient un peu trop de zèle en lui offrant de lui apporter la tête de Korin au bout d’une pique.
« Amenez-le-moi vivant, et je paierai sa rançon en or, leur dit-elle. Versez délibérément le sang de mon parent, et vous n’obtiendrez aucune récompense de moi.
— Je gage que Korin n’est pas en train de faire ce genre de distinguo », fit observer Ki. À quoi Tamir répliqua d’un ton las: « Je ne suis pas Korin. »
L’atmosphère se réchauffa au fur et à mesure que l’on s’éloignait des montagnes. Il y avait du gibier à foison, et l’on expédia des archers pallier la diminution des réserves de vivres avec de la venaison, des lièvres et des grouses. Les escouades d’éclaireurs ne découvrirent pour leur part aucune trace d’habitations.
On atteignit la côte à la fin l’après-midi, et Tamir savoura la vivifiante salinité de l’air après tant de jours passés à l’intérieur des terres. La ligne de côtes rocheuse était profondément entaillée de baies aux parois abruptes et de criques. Constellée d’îles éparpillées, la sombre Osiat se déployait de toutes parts jusqu’à l’horizon brumeux.
Mahti vira vers le nord. Des prairies ouvertes entre la mer et la forêt qui les bordait à l’est s’étendaient sans fin devant eux. Des daims y paissaient, et l’approche des chevaux faisait subitement détaler des lapins de l’herbe où ils étaient tapis.
Le terrain s’élevait progressivement, et ils finirent par se trouver bien au-dessus des flots sur un promontoire herbeux. Parvenue au sommet d’une crête, Tamir eut le souffle coupé en reconnaissant les lieux avant même que Mahti ne tende le doigt vers le bas et n’annonce: « Remoni.
— Oui ! » Sous ses yeux s’étalait bel et bien la longue et profonde rade abritée par les deux îles sur lesquelles il était impossible de se méprendre.
Elle mit pied à terre pour se rendre au bord de la falaise. L’eau se trouvait à des centaines de pieds en contrebas. Dans ses rêves, elle y avait vu son reflet, mais ce n’avait été qu’une illusion. En réalité, il y avait au pied des falaises une assez vaste superficie de terrain plat, tout à fait idéale pour héberger une ville portuaire et des jetées. L’astuce consisterait à établir une voie d’accès praticable jusqu’à la citadelle établie sur les hauts.
Ki la rejoignit. « Tu as réellement rêvé ceci ?
— Tant et tant de fois que j’en ai perdu le compte répondit-elle. N’eût été la multitude d’yeux posés sur eux, elle l’aurait embrassé, rien que pour s’assurer qu’il n’allait pas disparaître, et elle, se réveiller.
« Bienvenue dans votre nouvelle ville, Majesté, dit
Arkoniel. Mais elle exige quelques travaux. Je n’ai vu de taverne convenable nulle part. »
Lynx ne bougeait ni pied ni patte, la main en visière pour abriter ses yeux de la lumière oblique, pendant qu’elle contemplait son havre. «Hum… Tamir? Où sont donc les navires ‘faïes ? »
Toute à son exaltation d’avoir découvert son fameux endroit, elle avait négligé ce détail capital. La rade était déserte, en bas.
Ils dressèrent leur camp sur place, après avoir disposé des piquets de sentinelles au nord et à l’est. Comme Mahti l’avait garanti, il y avait là quantité de sources excellentes et largement assez de bois pour un bon bout de temps.
Il fallut plusieurs heures pour que l’intégralité de la colonne ait achevé de les rattraper, sauf quelques traînards qui continuèrent encore d’affluer des heures durant.
« Mes gens sont épuisés, Majesté », rapporta Kyman.
Lorsqu’ils arrivèrent à leur tour, Jorvaï et Nyanis rapportèrent la même chose. « Dites-leur qu’ils ont bien gagné le droit de se reposer », répondit Tamir.
Après avoir chichement soupé de pain rassis, de fromage coriace et d’une poignée de baies ratatinées reçues du peuple des collines, elle alla baguenauder avec Ki parmi les feux de camp, l’oreille attentive aux fanfaronnades des soldats sur les batailles à venir. Ceux qui avaient de la viande fraîche la partagèrent avec eux, et en retour elle leur demanda comment ils s’appelaient et d’où ils venaient. Leur humeur était au beau fixe et, la rumeur de sa vision de Remoni ayant fait le tour des troupes pendant la marche, ils considéraient comme un heureux présage qu’un tel endroit existât réellement et que leur reine les y eût conduits.
La lune décroissante brillait haut dans le ciel chargé de nuages tourmentés quand ils regagnèrent la tente de Tamir. Devant eux flamboyait un feu magnifique, autour duquel étaient assis ses amis. Encore dissimulée dans le noir, elle s’arrêta pour bien enregistrer dans sa mémoire une fois de plus leurs visages souriants, rieurs. Elle avait pu évaluer la dimension des forces de Korin; d’ici peu de jours, ils risquaient de n’avoir plus guère lieu de rire ni de sourire.
« Allons, viens », murmura Ki, tout en lui glissant un bras autour des épaules. « M’est avis que Nik pourrait bien avoir encore un reste de vin. »
C’était le cas, et la chaleur qu’il diffusa en elle lui remonta le moral. Ils pouvaient bien avoir faim, mal aux pieds, les vêtements trempés… n’empêche, ils étaient ici.
Elle était sur le point de rentrer dormir sous sa tente quand elle entendit retentir quelque part dans les parages le vrombissement bas et lancinant du cor de Mahti.
« Qu’ est-ce qu’il fabrique maintenant? » s’étonna Lutha à voix haute.
S’orientant sur le son, ils découvrirent le sorcier assis sur un rocher qui dominait la mer, les yeux clos tandis qu’il faisait résonner son étrange musique. Tamir s’approcha en silence. La mélodie foisonnait d’aigus et de graves singuliers, de croassements et de vibrations qui lui évoquèrent des cris d’animaux, le tout enfilé pêle-mêle sur un courant sans fin de souffle continu. Elle se mariait aux appels des oiseaux nocturnes, au glapissement lointain d’un renard et aux voix de l’armée, à ses chansons, ses rires et, de temps à autre, à un coup de gueule, un juron rageur, mais Tamir n’y percevait pas de magie. Se détendant pour la première fois depuis des jours et des jours, elle appuya son épaule contre celle de Ki et contempla la mer baignée par le clair de lune. Elle avait presque l’impression d’ y flotter elle-même, dansant sur les vagues comme une feuille. Elle était presque assoupie quand s’interrompit le chant.
« Qu’ est-ce que c’était? » demanda Ki tout bas.
Mahti se leva. « Chanson d’adieu. Je vous amener à Remoni. Je rentrer chez moi maintenant. » Il fit une pause, les yeux attachés sur Tamir, « Je faire guérison pour toi, avant de partir.
— Je te l’ai déjà dit, je n’ai nullement besoin de guérison. Mais je souhaiterais que tu restes avec nous. Nous aurons bientôt besoin de tes connaissances.
— Je pas faire pour combat comme toi. » Ses sombres prunelles la dévisagèrent pensivement. «Je rêver de nouveau de Lhel. Elle dire pas oublier ton noro ‘shesh. »
Tamir savait que ce terme désignait Frère. «Je ne l’oublierai pas. Elle non plus, je ne l’oublierai jamais. Dis-le-lui.
— Elle savoir. » Il ramassa son modeste paquetage et les raccompagna jusqu’au feu de camp pour faire ses adieux à Arkoniel et aux autres.
Lutha et Barieüs lui serrèrent la main. « Nous te devons la vie, dit Lutha. J’espère que nous nous reverrons.
— Vous être bons guides. Amener moi à la fille qui était garçon, juste comme je dire. Amener elle à mon peuple. Vous être amis des Retha’noïs. » Il se tourna vers Arkoniel et lui parla dans sa propre langue. Le magicien s’inclina puis lui répondit quelque chose.
Mahti chargea son cor sur son épaule et puis renifla la brise. « Encore pluie venir. » Lorsqu’il s’éloigna, ses pas ne firent aucun bruit sur l’herbe sèche, et les intervalles de ténèbres entre les feux de camp ne tardèrent pas à l’engloutir comme s’il n’avait jamais été là du tout.