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Après avoir coupé plein ouest jusqu’à la côte de l’Osiat, Korin se tourna ensuite vers le sud avec sa cavalerie, laissant à l’infanterie l’ordre de rattraper rapidement son retard sur eux.

Sans jamais perdre la mer de vue, il chevaucha dur toute la journée, traversant des herbages découverts et contournant la forêt profonde.

« Campagne d’aspect opulent », remarqua Porion lorsqu’ils firent halte pour abreuver leurs montures au gué d’une rivière.

Mais Korin n’avait pas plus d’yeux pour les basses terres que pour les boqueteaux d’arbres. Son regard ne cessait de fixer les lointains, où il voyait déjà mentalement l’apparition de son cousin. Après tous ces mois d’incertitude et d’atermoiements, c’était tout juste s’il arrivait à croire qu’il allait finalement affronter Tobin et décider du sort de Skala une fois pour toutes.

Il fallut attendre le milieu de l’après-midi avant que ne surgisse un éclaireur apportant des nouvelles de l’armée de Tobin.

« Ils se sont avancés de quelques milles vers le nord, Sire, et ils semblent s’attendre à votre arrivée, l’informa le cavalier.

— Ce sera l’ouvrage de ses magiciens », dit Alben.

Korin opina sombrement du chef. Comment se faisait-il que Nyrin et sa clique ne lui aient jamais été d’une telle utilité?

Ils étaient sur le point de se remettre en route quand il entendit un cavalier survenir de l’arrière à un galop impitoyable. L’homme le salua tout en immobilisant sa monture.

« Sire, on a capturé deux cavaliers à la queue de la colonne. L’un d’entre eux prétend être votre ami, Lord Caliel.

— Caliel ! » Pendant un moment, Korin eut du mal à retrouver sa respiration. Caliel, ici ? Il vit sa propre stupéfaction reflétée sur les visages des Compagnons restants, Moriel mis à part, qui paraissait décontenancé.

« Il réclame de votre indulgence que vous le voyiez, lui et l’homme qu’il vous a amené, reprit le messager.

— Amenez-les-moi tout de suite ! » ordonna Korin, tout en se demandant ce qui avait bien pu inciter Caliel à revenir. Il se mit à déambuler sans trêve ni cesse pendant qu’il attendait, les poings bloqués derrière son dos, sous le regard d’Alben et des autres qui demeuraient cois. S’agissait-il d’une ruse de Tobin, lui renvoyant ce traître pour l’espionner ? Que pouvait espérer gagner Caliel en intervenant si tard dans la partie ? Korin n’arrivait pas à imaginer pour quel autre motif il aurait risqué sa tête en refaisant surface. Pour se venger, peut-être ? Mais c’était tout bonnement suicidaire, étant donné les circonstances.

Sur ces entrefaites apparut une escorte armée au milieu de laquelle Korin distingua Caliel à cheval, les mains attachées devant lui. Quelqu’un d’autre chevauchait à ses côtés. Comme l’intervalle s’amenuisait, Korin ne put réprimer un hoquet de stupeur, tandis que son cœur chavirait dans sa poitrine. « Tanil ? »

L’escorte s’immobilisa, et quatre hommes arrachèrent les prisonniers de leur selle et les propulsèrent vers l’endroit où se tenaient en observation Korin et les autres. Caliel soutint son regard sans ciller puis planta un genou en terre devant lui.

Tanil était blême et maigre. Il avait l’air terriblement hébété, mais il s’épanouit en un beau sourire lorsqu’il aperçut Korin et tenta de s’avancer vers lui, mais on le retint de force.

« Je vous ai retrouvé, messire ! cria-t-il en se débattant faiblement. Prince Korin, c’est moi ! Pardonnez-moi… Je me suis perdu, mais Cal m’a ramené !

— Relâchez-le ! » ordonna Korin. Tanil se précipita vers lui et tomba sur ses genoux, tout en se cramponnant à la botte de Korin avec ses mains liées. Korin dénoua la corde et entoura gauchement de ses bras les épaules tremblantes de l’adolescent. Tanil riait et sanglotait en même temps, tout en balbutiant des flopées d’excuses cent fois répétées.

En se portant au-delà de lui, le regard de Korin découvrit Caliel qui les considérait avec un sourire navré. Il était crasseux et blême, lui aussi, et il semblait sur le point de s’évanouir, mais il souriait tout de même. « Que faites-vous ici ? » questionna Korin, pas encore tout à fait maître de sa voix.

« Je l’ai trouvé à Atyion. Comme il n’aurait pas connu de repos avant d’être retourné auprès de vous, je l’ai emmené. »

Korin se libéra de l’étreinte de Tanil et marcha droit sur Caliel, tout en tirant son épée pendant qu’il s’avançait.

« Est-ce Tobin qui vous a envoyés?

— Non, mais elle s’est fait honneur de nous laisser partir, même en sachant que c’était pour retourner vers vous. »

Korin pointa la lame sous le menton de Caliel. « Vous ne me parlerez pas de lui de cette façon-là, compris?

— Si tel est votre souhait, messire. »

Korin abaissa la lame de quelques pouces. « Pourquoi es-tu revenu, Cal? Tu te trouves encore sous le coup d’une condamnation à mort.

— Alors, tue-moi. J’ai accompli la tâche que je m’étais assignée en venant. Seulement…, de grâce, montre-toi gentil envers Tanil. Il a suffisamment souffert, pour l’amour de toi. » Sa voix était rauque et creuse quand il eut fini, et il tanguait sur son genou. Korin resongea à la flagellation qu’il avait subie et se demanda par quel miracle il avait seulement réussi à y survivre. Il ne s’en était guère soucié, à l’époque. À présent, il éprouvait les premiers tiraillements de la honte.

« Détachez-le, commanda-t-il.

— Mais, Sire…

— J’ai dit de le détacher ! aboya Korin. Apportez-leur de la nourriture et du vin, ainsi que des vêtements convenables. »

Une fois délié, Caliel se frictionna les poignets, mais il demeura agenouillé. « Je n’escompte absolument rien, Korin. Je voulais juste ramener Tanil.

— Tout en sachant que je te ferais pendre? »

Caliel haussa les épaules.

« À qui va ton allégeance, Cal ?

— Tu doutes encore de moi ?

— Où sont les autres ?

— Ils sont restés à Atyion.

— Mais pas toi ? »

Caliel le fixa de nouveau droit dans les yeux. « Comment le pourrais-je ? »

Korin demeura immobile un moment, aux prises avec son propre cœur. Les accusations portées par Nyrin contre Caliel lui semblaient si creuses maintenant. Comment avait-il pu croire son ami coupable de telles infamies?

« M’engages-tu solennellement ta foi? Me suivras-tu, accepteras-tu de seconder mon entreprise ?

— Je l’ai toujours fait, Sire. Je le ferai toujours. »

Comment peux-tu me pardonner ? se demanda Korin, abasourdi. Il tendit la main pour attirer Caliel sur ses pieds, puis le maintint à bras-le-corps en constatant que ses genoux flageolaient sous lui. Il le sentit maigre et frêle sous sa tunique et l’entendit exhaler un gémissement étouffé quand ses mains se refermèrent sur son dos. Les touffes trahissant l’emplacement des nattes tranchées de Caliel le narguaient comme une dérision.

« Je suis désolé, lui chuchota-t-il de manière à n’être entendu que de lui. Terriblement désolé.

— Garde-t’en bien ! » Les mains de Caliel se resserrèrent sur les épaules de Korin. « Pardonne-moi de t’avoir fourni l’occasion de douter de moi.

— C’est oublié. » Puis, à l’assistance sous les yeux de laquelle il se donnait personnellement en spectacle, il déclara d’un ton bourru: « Lord Caliel s’est racheté lui-même. Lui et Tanil font à nouveau partie des Compagnons. Alben, Urmanis, prenez soin de vos frères. Assurez leur confort et trouvez-leur des armes. »

Les autres aidèrent délicatement Caliel à s’asseoir au bord de la rivière. Tanil demeura aux côtés de Korin, mais son attention n’arrêtait pas de s’égarer en direction de son sauveur. Moriel papillonnait à leurs côtés, mais Korin surprit le regard ouvertement haineux dont Caliel foudroya le Crapaud et celui qu’il en obtint en retour. « Meriel ! jappa-t-il. Va donc t’occuper des chevaux, toi. »