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Les trois jours suivants s’écoulèrent trop vite au gré de Ki, tout écartelé qu’il se retrouvait entre l’excitation d’exercer le commandement pour la première fois et le sentiment de culpabilité que lui causait sa séparation d’avec Tamir. Il consacra ses journées à veiller sur l’équipement de sa compagnie et à dresser des plans avec Jorvaï en vue de la première confrontation à laquelle il serait associé. Quant à ses soirées, il les passait auprès de Tamir, à guetter dans ses regards l’ombre d’un regret, mais il n’y perçut que du contentement pour lui-même et l’ardent désir de l’amener à se distinguer au cours des opérations.
Le soir qui devait précéder son départ, il s’attarda chez elle après que les autres se furent tous retirés. Comme ils se tenaient assis près de la fenêtre ouverte, à siroter leur dernière coupe de vin tout en prêtant l’oreille aux chants des grillons, il fut surpris par la vision qu’il avait d’elle. Elle était en train de contempler d’un air pensif les constellations du firmament, et l’un de ses doigts délicats parcourait lentement le motif en relief de son hanap d’argent. Elle portait en l’occurrence une robe brodée de pampres d’or et dont le rouge sombre lui seyait à merveille. La lumière de la chandelle adoucissait ses traits et mettait des reflets mouvants dans sa chevelure qui se répandait librement sur ses épaules et sa poitrine.
En ce moment précis, Ki perdit Tobin de vue comme cela ne lui était encore jamais arrivé. Les lèvres de Tamir lui semblèrent aussi pulpeuses que celles de toutes les filles qu’il avait jamais embrassées, ses joues aussi lisses que celles d’une jouvencelle et non plus d’un garçon imberbe. Sous ce jour-là, elle lui donnait presque un sentiment de fragilité. Il avait comme l’impression qu’il la voyait pour la toute première fois.
Et puis elle se tourna vers lui et haussa un sourcil en une expression tellement coutumière qu’elle lui ressuscita Tobin sur-le-champ, Tobin qui le dévisageait du même œil que toujours.
« Qu’y a-t-il ? C’est ton dîner qui ne passe pas ? »
Il lui sourit d’un air penaud. « J’étais seulement en train de me dire… » Ki s’arrêta pile, le cœur galopant. « Je regrette que tu ne viennes pas avec moi, demain.
— Moi aussi. » Son sourire triste était bien celui de Tobin, lui aussi. « Promets-moi que tu… » Là-dessus, elle s’interrompit, manifestement embarrassée. « Enfin, ne va pas t’amuser jusqu’à te faire tuer.
— Je ferai de mon mieux pour éviter ça. Jorvaï pense que la plupart de nos adversaires renonceront à se battre, de toute façon, dès qu’ils te verront fermement résolue à marcher contre eux. Il se peut que je n’aie même pas l’occasion de défourailler mon épée.
— Je ne sais si je préfère te souhaiter qu’il ne t’arrive rien ou que tu brilles au combat. À propos, s’il advenait que tu aies à te battre, hein ? Tiens, j’ai bricolé ça pour toi. » Elle farfouilla dans sa manche et en retira un disque d’or large environ d’un pouce de diamètre et le lui offrit. Dessus était ciselée en ronde bosse une chouette aux ailes déployées tenant entre ses serres un croissant de lune. « L’idée m’en est venue voilà quelques jours. Je l’ai modelée en cire et fait réaliser au village.
— Elle est magnifique ! Et quelle joie de voir que tu te remets à créer des objets ! » Ki dénoua la lanière de cuir qui enserrait son col et y enfila l’amulette en un pendentif jouxtant le cheval sculpté. « À présent, j’ai les deux dieux de mon côté.
— C’était ça, l’idée. »
Elle se leva et tendit la main. Se dressant à son tour, il la lui serra. « Pour te guider, Ki, déclara-t-elle, le feu de Sakor et la lumière d’Illior. »
Sa main était chaude dans la sienne, la paume rendue rugueuse par le maniement de l’épée, les doigts vigoureux et calleux par la pratique de l’arc. Il attira Tamir dans ses bras et l’étreignit très fort, éperdu du désir de connaître son propre cœur. Elle lui retourna son étreinte, et, lorsqu’ils se détachèrent, il eut l’impression d’entr’apercevoir dans ses yeux un éclair fugitif de son embarras personnel. Mais, avant qu’il n’ait eu le temps d’en acquérir la certitude, elle se détourna pour reprendre sa coupe en main. « Il est tard. Tu devrais t’accorder un peu de repos tant que tu en as la possibilité.
— Peut-être bien, ma foi. » Elle continuait à ne pas le regarder. L’avait-il fâchée ? « Je… je pourrais rester un moment de plus. »
Elle lui répliqua par un sourire et secoua la tête. « Ne sois pas idiot. File te reposer. Je serai là pour assister à ton départ. Bonne nuit, Ki. »
Il ne trouva rien d’autre à dire dans sa cervelle, pas même ce qu’il avait envie de dire. « Merci pour ma mission, lâcha-t-il enfin. Je te donnerai lieu de t’enorgueillir.
— Je le sais déjà.
— Eh bien… bonne nuit. »
Une douzaine de pas seulement séparaient sa propre porte de celle de Tamir, mais ils lui avaient fait l’effet d’être un mille quand il réintégra sa chambre. Il fut suffoqué d’y trouver Tharin, planté près du râtelier auquel était suspendue son armure.
« Ah, te voilà. Comme tu ne possèdes pas d’écuyer personnel, je me suis mis en tête de soumettre tes armes à une dernière inspection. » Tharin marqua une pause en le lorgnant d’un air bizarre. « Quelque chose cloche ?
— Rien ! » se récria vivement Ki.
Avec trop de vivacité, vu la façon dont les yeux de Tharin se plissèrent. « Tu viens tout juste de chez Tamir ?
— Oui. Je tenais à… je tenais à la remercier. Elle s’inquiète pour moi, et… » Son bafouillage n’alla pas plus loin.
Après l’avoir considéré en silence pendant un moment, Tharin se contenta de branler du chef.
Tamir passa une nuit sans sommeil. À chaque fois qu’elle fermait les yeux, elle revoyait l’expression angoissée qu’elle avait surprise sur les traits de Ki et revivait la sensation qu’elle avait éprouvée quand il la serrait dans ses bras. Il ne sait toujours pas quoi faire de moi, et moi non plus !
L’aube n’était pas encore levée quand Tamir se débarbouilla à sa table de toilette avant d’enfiler une robe sombre et un corselet de plates destinés aux cérémonies. Il y avait une dernière chose qu’elle entendait faire. Tharin et les Compagnons attendaient dans le corridor et lui emboîtèrent le pas comme un seul homme. Pour la première fois, elle était douloureusement sensible à l’absence de Ki à ses côtés, de même qu’à celle de Lynx, qui allait lui aussi partir comme capitaine de l’état-major de Ki.
« Ce coup-ci, tu vas vraiment le faire, n’est-ce pas ? demanda Nikidès.
— Il sera fort en peine de refuser, cette fois », murmura-t-elle avec un sourire malin.
Les compagnies montées avaient déjà formé les rangs quand ils atteignirent la cour, et le spectacle du départ y avait attiré des centaines de courtisans qui s’alignaient le long des murs et des escaliers.
Entièrement revêtus de leur armure, Jorvaï et Ki avaient eux aussi devancé Tamir sur les lieux pour la saluer. Elle leur souhaita bonne chance à tous deux et prononça quelques mots à l’adresse des capitaines. Enfin, tout en s’efforçant de conserver une mine austère, elle se tourna derechef vers Ki. « Il nous reste encore une broutille à régler. Veuillez vous agenouiller et me présenter votre épée. »
L’apostrophe lui fit ouvrir de grands yeux, mais sans qu’il ait d’autre solution que d’obtempérer.
Tamir dégaina sa propre lame et lui en toucha la joue et les épaules. « En présence de ces témoins, et pour prix des années d’amitié probe et loyale durant lesquelles vous m’avez sauvé plus d’une fois la vie, je vous adoube Lord Kirothius de La Chesnaie-Mont et de Reine Merci, et je vous accorde le domaine de votre naissance, ainsi que les rentes, possessions et principaux droits afférents au village de Reine Merci. En outre, il vous est remis un présent fondateur de cinq mille sesters d’or. Puissiez-vous en user sagement, pour l’honneur de votre maison comme pour celui de Skala. Relevez-vous, Lord Kirothius, et recevez vos armoiries. »
Plusieurs jeunes femmes s’avancèrent alors. L’une lui apportait sa bannière montée sur une hampe d’étendard. Une paire d’autres déployait un tabard. Les deux objets arboraient son nouvel emblème, conçu et dessiné par Nikidès. L’écu était divisé en diagonale, de senestre à dextre, par la barre blanche symbolisant la naissance légitime. Au centre de celle-ci figurait une peau de lion qui, drapée sur un bâton, commémorait la première fois où Ki avait risqué ses jours pour défendre Tobin. Tamir le vit sourire à ce rappel de leur lointaine enfance. Le champ de gauche était vert, avec un arbre blanc, pour La Chesnaie-Mont. Celui de droite était noir, avec une tour blanche, pour Reine Merci. Enfin, surmontant l’ensemble du motif, une flamme d’argent recueillie au creux d’un croissant de lune rendait un double hommage aux dieux réconciliés.
« Eh bien, vous vous en êtes donné, du mal, hein ? » grommela Ki d’un ton qui voulait paraître contrarié, mais que démentaient ses joues rouges et ses yeux brillants. Ki endossa le tabard puis dressa son épée devant son visage. « La maison de La Chesnaie-Mont et de Reine Merci sera toujours la plus fidèle de vos servantes, Majesté. »
Tamir lui saisit la main et le fit pivoter de manière à le placer face à l’assemblée. « Ô vous tous, faites bon accueil à Lord Kirothius, mon ami et ma main droite. Honorez-le comme vous m’honorez. »
Des ovations retentirent, et la rougeur de Ki s’accentua. Tamir lui administra une tape sur l’épaule et mima, muette, du bout des lèvres : « Sois prudent. »
Ki enfourcha son cheval et arrima son heaume. Dégainant son épée, Jorvaï clama : « Pour l’honneur de Skala et pour la reine ! »
Et ses cavaliers reprirent le cri.
Ki fit de même en vociférant à son tour : « Pour Tamir et Skala ! » et son invocation fut répétée par un millier de gorges enthousiastes.
« J’espère que vous évaluez l’étendue de ma jalousie », commenta Tamir, une fois que le silence fut retombé.
« C’est votre propre ouvrage. » Jorvaï se mit à rire en enfonçant sur son crâne son heaume cabossé par les batailles. « Ne vous inquiétez pas. Ki et moi ferons tout notre possible pour nous conserver mutuellement en vie et, si nous n’ y parvenons pas, l’un rapportera les cendres de l’autre.
— Bon. Allez montrer à nos adversaires qu’il ne faut pas badiner avec ce "garçon dingue affublé d’une robe". »
Leur chevauchée les mena d’abord vers l’important fief du duc Zygas, un vieux dur à cuire de lord. Il possédait une grande forteresse de pierre munie de puissantes murailles d’enceinte, mais l’essentiel de sa fortune était constitué par des champs de céréales en pleine maturité. Il avait établi quelques escouades de combattants sur la route aux abords de ses domaines, mais, après avoir marché toute la nuit, Jorvaï et Ki leur tombèrent dessus à l’improviste juste après le lever du soleil. Ki les attaqua avec un groupe d’avant-garde et eut tôt fait de liquider toute résistance. Abandonnant aux capitaines le soin de conduire l’infanterie, Jorvaï et les cavaliers foncèrent au galop jusqu’aux portes de la place forte, et il expédia en avant un héraut porteur de la bannière blanche.
Les murailles qui surplombaient le fossé de terre étaient hérissées d’archers, et la lumière y faisait étinceler le métal des heaumes et des armes, mais aucun trait ne pouvait être décoché de part ni d’autre tant que le héraut n’avait pas pris la parole et ne s’était pas retiré.
Frappée de ses trois chevaux, la bannière blanche et noire de Zygas fut brandie au-dessus de la barbacane. Un homme se pencha vers l’extérieur et lança d’une voix teigneuse : « Qui donc bafoue mes droits et mon hospitalité de cette manière indigne ? Je ne reconnais là qu’un seul pavillon. Jorvaï de Colath, il n’y a jamais eu de méchante querelle sanglante entre nous. Pour quelle raison vous trouvez-vous devant mes portes comme si j’étais un Plenimarien ?
— Le héraut parle en mon nom, riposta Jorvaï à pleine voix.
— Monseigneur, j’apporte une lettre de Tamir Ariani Ghërilain, reine de Skala, annonça le héraut.
— J’ignore tout d’une reine pareille, mais je respecterai la bannière blanche. Débitez votre message.
— À vos portes flottent les bannières de Lord Jorvaï de Colath et de Lord Kirothius de La Chesnaie-Mont et de Reine Merci, hommes liges de Tamir Ariani Ghërilain, reine de Skala par droit du sang et de la naissance.
« Soit dûment établi, Zygas, fils de Morten, duc d’Ellsgué et de la Rivière de Feu, que par votre opiniâtre et ignoble déloyauté vous avez encouru le déplaisir de la Couronne. Si vous ne renoncez pas dès aujourd’hui à vous livrer à ce genre de forfaiture et si, muni d’un sauf-conduit, vous ne vous rendez pas tout de suite à Atyion pour jurer votre foi à la reine légitime en abjurant toute autre espèce de fidélité, alors, vous serez d’emblée déclaré traître et dépouillé de tous vos titres, terres, rentes et propriétés. Si vous refusez l’accès de votre demeure aux gentilshommes ici présents, le choix exprès de Sa Majesté, vos champs seront incendiés, votre bétail sera saisi, vos portes seront enfoncées et votre château sera rasé. Vous-même et vos héritiers serez faits prisonniers puis emmenés toutes affaires cessantes à Atyion pour affronter la justice de la reine.
La reine Tamir, dans sa sagesse, vous conjure de saisir la main miséricordieuse qui vous est tendue en ce jour et de tourner le dos à toute autre alliance erronée. Délivré aujourd’hui de ma propre main. »
S’ensuivit un long silence. Ki se démancha le col pour essayer d’apercevoir la figure de l’antagoniste, mais Zygas s’était écarté des créneaux.
« Qu’en pensez-vous ? » demanda-t-il tout bas à Jorvaï pendant que, toujours en selle, ils patientaient.
« Erius a souvent été l’hôte de cette maison, et Zygas s’est battu pour lui de l’autre côté de la mer Intérieure. En revanche, ce que j’ignore, c’est s’il est beaucoup plus informé sur Korin qu’il ne l’est sur Tamir. »
Ils restèrent campés là tandis que le soleil s’élevait dans le ciel et que l’atmosphère s’échauffait. En nage dans son armure et sous son tabard, Ki écoutait clabauder des chiens et bêler des moutons derrière les remparts de la place forte. Au-delà du fossé, le pont-levis était relevé pour abriter les portes. Il était façonné en planches massives, et clouté de caboches en cuivre grosses comme des boucliers. Il faudrait probablement recourir à des catapultes et au feu pour ouvrir la brèche, si l’on en venait à cette extrémité.
Les ombres projetées par les jambes de son cheval avaient quasiment marqué l’écoulement d’une heure quand s’entendit le bruit d’une cavalcade qui contournait la forteresse au galop. Zygas disposait d’une poterne quelque part derrière, et il s’en était servi pour se risquer dehors.
Il montait un grand destrier bai, mais ne portait aucune armure. En revanche, il était accompagné par son héraut personnel brandissant la bannière inviolable. Il se dirigea à bride abattue droit sur eux, la tête dressée, et s’immobilisa des quatre fers à leur hauteur. Il gratifia Jorvaï d’un hochement de tête avant d’appesantir sur Ki un regard froid. « Je ne vous connais pas, vous.
— Permettez-moi de vous présenter Lord Kirothius. Il est l’homme de la reine, tout comme moi-même, lui précisa Jorvaï, Eh bien, qu’avez-vous à nous dire ? Puisque vous n’êtes pas parti pour le nord, peut-être éprouvez-vous quelques doutes ?
— Vous croyez à cette absurdité d’un garçon qui se transforme en fille, n’est-ce pas ?
— J’ai assisté à sa métamorphose de mes propres yeux, et vous ne m’avez jamais considéré comme un menteur, n’est-ce pas ? Le phénomène s’est produit sur les marches mêmes du château d’Atyion. Lord Kirothius est l’ami et l’écuyer de notre jeune reine depuis leur petite enfance à tous deux.
— Sur mon honneur, Monseigneur, c’est la vérité pure », confirma Ki.
Zygas accueillit l’assertion par un reniflement. « Sur l’honneur d’un blanc-bec de lord élevé à cette dignité par cette soi-disant reine de fille, hein ?
— Vous n’avez qu’à venir à Atyion vous en rendre compte par vous-même. Jetteriez-vous cette accusation de mensonge à la figure du grand prêtre d’Afra ? » répliqua tranquillement Ki. Il leva de nouveau les yeux vers les créneaux. « Je ne vois flotter là-haut que votre bannière personnelle et pas celle du prince Korin. Attendriez-vous l’issue de l’affrontement pour vous rallier par la suite au vainqueur ?
— Surveillez votre langue, espèce de petit parvenu !
— Il a raison, Zygas, le morigéna Jorvaï. Je ne vous ai jamais considéré comme un type particulièrement résolu, mais il semblerait qu’avec la vieillesse vous incliniez de plus en plus vers l’indécision. »
Le duc les considéra tous les deux pendant un moment, puis il secoua la tête. «J’attends depuis des mois que Korin fasse mouvement pour défendre son trône, mais tout ce qu’il me donne, ce sont des faux-fuyants. Alors que vous êtes ici, vous deux. Vous avez toujours été un gaillard honnête, Jorvaï. Quelle confiance puis-je avoir dans le discours que m’a fait tenir votre reine ?
— Vous pouvez tout autant vous fier à elle pour accepter votre féauté si vous vous mettez en route aujourd’hui même que vous pouvez vous fier à nous pour brûler chaque champ, chaque étable et chaque chaumière dès l’instant où vous déclarerez vouloir en agir autrement.
— Ouais, et vous avez amené des troupes pour le faire, en plus, n’est-ce pas ? » Zygas soupira. « Et si je dis que j’irai, pour voir les choses par moi-même ?
— Insuffisant. Dans le cas où vous rentreriez dans le droit chemin en offrant votre foi, j’ai ordre de vous enjoindre de vous mettre en route incessamment sous la protection de mes propres hommes et de vous faire accompagner par votre épouse et vos enfants. Vous avez bien un fils établi sur ses propres terres à cette heure, si ma mémoire ne m’abuse, et d’autres plus jeunes qui résident encore sous votre toit ?
— Elle exige donc des otages, hein ?
— C’est à elle qu’il appartiendra de trancher ce point lorsque vous serez arrivés là-bas. Vous n’auriez pas dû attendre aussi longtemps. Vos terres ne sont demeurées indemnes jusqu’à aujourd’hui que grâce à la bonté de son cœur, mais sa patience est désormais à bout. À vous de vous résoudre maintenant, et terminons-en avec cette affaire. »
Zygas promena un regard circulaire sur les champs et les fermes dont le séparait la ligne de cavaliers en armes. Dans le lointain avançaient à marche forcée les troupes d’infanterie, soulevant la poussière de la route et manifestement prêtes à se battre. « Ainsi, elle est véritablement la fille de la princesse, cachée depuis tant d’années ?
— Sans conteste. Vous verrez Ariani en elle. Clair comme le jour. Les seigneurs des contrées du sud sont en train d’affluer en masse vers elle. Nyanis se trouve à ses côtés, ainsi que Kyman. Vous ne les prenez pas pour des écervelés, si ? »
Zygas passa une main dans sa barbe grise et soupira.
« Non, pas plus que vous-même. Si j’y vais, est-ce qu’elle me confisquera mes terres ?
— C’est à elle d’en décider après qu’elle vous aura vu, répondit Jorvaï. Mais abstenez-vous d’aller la rejoindre, et elle n’y manquera pas, aussi sûres et certaines que sont les pluies printanières du Créateur. »
Ki voyait nettement les débats intérieurs de leur interlocuteur. Lequel finit par demander: «Suis-je également tenu d’emmener mes fillettes ? Comment pourrai-je assurer leur protection pendant le trajet, si je n’ai pas d’escorte à moi ? Je ne veux pas qu’on abuse d’elles.
— Tamir mettrait à mort quiconque porterait la main sur elles, et j’en ferais de même, lui assura Ki. J’ai des femmes parmi mes guerriers. Je chargerai certaines d’entre elles de vous tenir lieu d’escorte. Elles ne permettront à personne au monde de toucher vos filles. »
Zygas jeta un nouveau regard à la ronde sur les combattants massés à sa porte. «Très bien, mais ma malédiction s’abattra sur vous tous et sur votre reine si cela n’est que tricherie.
— Tamir ne vous demande rien de plus que votre loyauté », lui garantit Ki.
Le duc s’inclina devant eux d’un air résigné. «Si cette reine qui est la vôtre est aussi miséricordieuse que vous la dépeignez, alors peut-être mérite-t-elle d’être soutenue, légitime ou non. »
Il repartit par où il était venu, et Ki exhala un souffle de décontraction. « Ça n’a pas été si dur que ça. »
Jorvaï gloussa sombrement et désigna d’un geste en arrière les forces qui les appuyaient. « Voilà un argument persuasif. Enfin, vous avez vu comment ça se goupille. J’espère que vous trouverez Lady Alna d’aussi bonne composition. »
Malheureusement, tel ne fut pas le cas. Ki et sa compagnie ne marchèrent pendant trois jours par une chaleur accablante que pour découvrir le village déserté, les champs moissonnés et la noble dame prête à les recevoir.
C’était une veuve d’âge mûr, dont les longs cheveux jaunes encadraient une physionomie dure et hautaine. Elle sortit à cheval de chez elle comme l’avait fait Zygas mais écouta le héraut délivrer son message avec une impatience à peine voilée.
« Mensonges ou nécromancie ? Duquel des deux s’agit-il, messire ? » ironisa-t-elle d’un ton méprisant, sans déguiser qu’elle était moins qu’impressionnée par Ki. « J’ai un millier d’hommes d’armes derrière mes murs, et mon grain s’y trouve en sécurité, lui aussi. Le roi Korin m’a fait parvenir des assurances que sous sa bannière mes terres seraient agrandies et mon titre protégé. Menaces à part, de quoi me régale votre reine ?
— Vous avez été convoquée à plus d’une reprise, et l’on vous a donné toute chance d’adopter la cause de la reine légitime », répliqua Ki, sans rien laisser percer de son irritation.
Elle émit un reniflement de dédain. « Reine légitime ! Ariani n’avait aucune fille.
Elle en avait une, et vous avez entendu parler de sa métamorphose, j’en suis convaincu.
— Alors, c’est de la nécromancie. Nous faut-il nous aplatir devant un overlord appuyé par la magie noire, comme le font les Plenimariens ?
— Ce n’était pas de la magie noire… », débuta Ki, mais elle le coupa d’un ton coléreux.
« Ma parenté se composait pour moitié de magiciens, de magiciens libres de Skala, mon gars, et du genre puissant. Ils étaient incapables de réaliser le genre d’opération magique que tu me décris. »
Il n’était assurément pas près de lui révéler que cette dernière avait été l’ouvrage d’une sorcière des collines. « À vous de choisir, maintenant, déclara-t-il. Ou vous partez tout de suite pour Atyion avec vos enfants, ou bien je n’hésiterai pas à exécuter les ordres que j’ai reçus.
— Ah bon ? » Alna l’examina longuement. « Non, je pense que vous n’en ferez rien. Aux dieux vat. Je me suis montrée loyale envers le roi Erius, et je ne trahirai pas son fils. » Là-dessus ; elle fit volter sa monture et repartit en direction de ses portes. Conformément aux principes en matière de pourparlers, Ki n’eut d’autre solution que de regarder celles-ci se refermer pesamment derrière elle.
En se détournant à son tour, il découvrit Lynx et Grannia qui le dévisageaient, dans l’expectative. « Grannia, vous brûlez le village. Lynx, amène les sapeurs et les incendiaires. Montrez-vous sans merci vis-à-vis de quiconque porterait une arme. Tels sont vos ordres. »