10
Au retour de sa flânerie coutumière de l’après-midi parmi les divers campements, Nyrin trouva Moriel et maîtresse Tomara qui l’attendaient dans ses appartements privés. Cette dernière serrait un petit baluchon blanc contre son ventre, et elle rayonnait littéralement.
«Elle est finalement enceinte, messire l » Elle ouvrit son ballot pour exhiber tout un assortiment des sous-vêtements de lin de Nalia.
Nyrin les examina minutieusement. «En êtes-vous tout à fait certaine, femme ?
— Pas la moindre trace de sang depuis les deux dernières pleines lunes, messire, et elle n’a pas gardé son petit déjeuner depuis le soir des flagellations. l’ai d’abord cru que c’était simplement à cause de sa tendance à la compassion, mais les troubles ont persisté. Elle est verte comme une courgette jusqu’à midi, et la chaleur la fait s’évanouir. J’ai été sage-femme, aussi bien que camériste d’une grande dame, pendant quarante ans, et je me flatte de connaître les symptômes.
— Eh bien, voilà une heureuse nouvelle. Le roi Korin va en être enchanté, je suis sûr. Il vous faudra venir demain l’annoncer devant la cour.
— Vous ne souhaitez pas vous charger d’en faire part vous-même, messire ?
— Non, ne la gâchons pas à Sa Majesté. Laissons-lui croire qu’il est le premier à l’apprendre.» D’un geste assez cabotin de conjurateur, il fit surgir de l’air deux sesters d’or et les lui offrit. «Dans l’intérêt du roi ? » Tomara empocha les pièces et lui adressa un clin d’œil. « Naturellement, messire. »
Tomara valait autant que sa parole, et c’est sans jeter ne serait-ce qu’un coup d’œil en direction des magiciens qu’elle se présenta le lendemain matin devant Korin pendant qu’il tenait sa cour.
Il avait beau se trouver plongé jusqu’au cou dans les rapports de ses généraux, cela ne l’empêcha pas de relever des yeux stupéfaits quand il l’aperçut en ces lieux à cette heure-là. «Oui, qu’y a-t-il ? Est-ce que vous venez m’apporter un message de la part de votre maîtresse ? »
Tomara fit une révérence. «Oui, Sire. Son Altesse m’enjoint de vous annoncer qu’elle porte un enfant. »
Il la dévisagea pendant un moment puis poussa une exclamation joyeuse et administra des claques dans le dos d’Alben et d’Urmanis. « Ça y est ! Voilà le signal que nous escomptions. Maître Porion, faites prévenir tous mes généraux. Nous marchons enfin contre Atyion ! »
La salle bondée se mit à rugir et à l’ovationner. Nyrin s’avança pour se porter aux côtés de Korin.
«Êtes-vous sûr que le moment soit bien choisi ? » lui murmura-t-il, trop bas pour que quiconque d’autre puisse surprendre ses paroles. «Après tout, sa grossesse ne peut dater que d’une lune ou deux. Ne serait-il pas plus sage de patienter un tout petit peu plus, par simple mesure de sécurité ?
— Le diable vous emporte, Nyrin ! Vous êtes pire qu’une vieille femme ! » s’écria Korin en prenant ses distances. «Entendez-vous ça, messeigneurs ? Mon magicien pense que nous devrions attendre un ou deux mois de plus ! Pourquoi pas jusqu’au printemps prochain ? Non, les neiges vont survenir et les mers se durcir. Si nous faisons mouvement dès à présent, nous risquons même de les surprendre avant qu’ils n’aient moissonné leurs champs. Qu’en dites-vous, messeigneurs ? Avons-nous lanterné suffisamment longtemps ? »
De nouvelles acclamations tonitruantes saluèrent son discours, et Nyrin se dépêcha de s’incliner devant Korin d’un air chagriné. «Vous êtes le mieux avisé, Sire, j’en suis persuadé. Je m’inquiète uniquement pour votre sécurité personnelle et pour votre trône.
— Mon trône se trouve à Ero ! » cria Korin en tirant son épée et en la brandissant. «Et l’on n’aura pas engrangé la totalité des récoltes que je me tiendrai sur le Palatin pour y faire dûment valoir mes droits. Sus à Ero ! »
L’assistance reprit en chœur le cri de ralliement, et, transmis de gorge en gorge, il ne tarda pas à retentir à l’extérieur dans les cours de la forteresse et à se propager au-delà des remparts jusqu’aux camps.
Nyrin échangea un coup d’œil ravi avec Moriel. Son petit numéro avait marché à merveille et obtenu les résultats escomptés. Personne ne pourrait contester que le processus avait été déclenché par la volonté du roi plutôt que par celle de ses magiciens.
En entendant ce concert de hurlements, Nalia sortit précipitamment sur son balcon pour voir si c’était la nouvelle qui la concernait qu’on était en train de célébrer là.
Éparpillée sur les deux côtés de la forteresse, l’armée de Korin formait une immense mer de tentes et d’enclos pour les bêtes. Elle apercevait des estafettes qui se dispersaient en tous sens et, dans leur sillage, des hommes qui sortaient des tentes. Elle tendit l’oreille un bon moment pour essayer de distinguer les mots que scandait tout ce monde. Lorsqu’elle y parvint, ce fut pour éprouver un accès de dépit.
« À Ero ? Voilà tout ce que lui inspire mon état ? » Elle retourna à ses travaux d’aiguille. Peu de temps après, cependant, elle perçut le pas familier de Korin dans l’escalier de la tour.
Il entra en trombe et, pour la première fois depuis qu’elle avait fait sa connaissance, ses yeux sombres étaient illuminés par une joie sincère. Tomara pénétra à sa suite et, par-dessus l’épaule de Korin, adressa à Nalia un clin d’œil radieux.
« Est-ce vrai ? » lui demanda-t-il, tout en la contemplant d’un air ahuri comme s’il ne l’avait jamais vue auparavant. « Vous portez mon enfant ? »
Notre enfant ! songea-t-elle, mais elle sourit d’un air modeste en pressant une main sur son ventre encore plat. « Oui, messire. Tout indique que j’en suis à près de deux mois. La naissance aura lieu au printemps.
— Oh, quelle nouvelle merveilleuse ! » Il se laissa tomber à genoux aux pieds de la jeune femme et posa sa main sur la sienne. «Les drysiens vont veiller sur vous. Vous ne manquerez de rien. Exprimez seulement un désir, et il est d’avance exaucé ! »
Elle abaissa sur lui un regard suffoqué. Il ne lui avait jamais parlé jusqu’alors de cette manière-là… comme si elle était véritablement son épouse. « Soyez-en remercié, messire. l’aimerais plus que tout au monde jouir de davantage de liberté. Je vis tellement confinée, ici., Me serait-il possible d’avoir une chambre digne de ce nom, en bas, dans la forteresse ? »
Il fut sur le point de rebuter sa requête, mais elle avait bien choisi son moment. «Bien entendu. On vous donnera la chambre la plus somptueuse et la plus accueillante possible de cette demeure arriérée. l’engagerai des peintres pour la décorer à votre goût avec des tapisseries neuves. ; Oh, et puis je vous ai apporté ceci. »
Il tira de sa manche une bourse de soie qu’il déposa dans son giron. Nalia dénoua le cordon de soie coulissant qui la fermait, et un long sautoir de perles de mer éblouissantes se déversa sur ses genoux. « Merci, messire. Elles sont très jolies !
— Elles passent pour porter bonheur aux femmes enceintes et pour assurer la sécurité de l’enfant dans les eaux du sein maternel. Portez-les en ma faveur, voulez-vous ? »
Une ombre s’abattit sur le cœur de Nalia tandis qu’elle mettait docilement le collier. Les perles étaient belles, et elles avaient une nuance rose adorable, mais il s’agissait là d’un talisman, pas d’une parure. «Je les porterai, conformément à votre souhait, messire. Merci. »
Korin lui sourit à nouveau. «Ma première épouse raffolait de prunes et de poisson salé quand elle était grosse. Avez-vous éprouvé le moindre désir impérieux ? Puis-je envoyer quérir quelque chose de spécial que vous n’ayez pas ?
Il ne me manque qu’un peu plus d’espace pour me promener », répondit-elle, poussant plus loin son avantage.
«Vous l’aurez, sitôt qu’on aura préparé une pièce. »
Il lui prit la main dans les siennes. « Vous ne serez pas toujours claquemurée dans cette place morne, je vous le promets. Je vais bientôt marcher contre le prince Tobin, afin de reconquérir ma ville et mon pays. Nos enfants joueront dans les jardins du Palatin. »
Ero ! Elle avait toujours eu envie d’y aller, mais Nyrin n’avait jamais voulu en entendre parler. Voir finalement une grande ville, y être consort… «Cela sera très agréable, messire.
— Avez-vous déjà consulté la bague ?
— Non, nous avons pensé qu’il vous plairait d’y assister, Sire », mentit Tomara, non sans adresser un nouveau clin d’œil à Nalia, Bien sûr qu’elles l’avaient fait, dès l’instant où la vieille avait présumé que la grossesse était en cours.
Affectant l’ignorance, Nalia se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et tendit à Tomara la bague que Korin lui avait donnée le jour de leur mariage. Tomara puisa dans la poche de son tablier une longueur de fil rouge au bout duquel elle accrocha la bague, puis laissa pendre l’ensemble au-dessus du ventre de sa maîtresse. Au bout d’un moment, la bague se mit à bouger et à décrire de tout petits cercles. Ces premiers mouvements n’avaient aucune espèce de signification. Si la sage-femme possédait authentiquement des dons de sourcier, la bague commencerait à se balancer d’avant en arrière si l’enfant était un garçon, à décrire de plus larges cercles s’il était une fille.
Or les cercles finirent par s’élargir, exactement comme lors de la première expérience. «Une fille, à coup SÛT, Sire, annonça Tomara d’un ton péremptoire.
— Une fille. Une petite reine. Tant mieux. » Le sourire de Korin perdit un peu de son assurance quand il renfila la bague sur le doigt de Nalia.
Il s’inquiète qu’elle me ressemble. Nalia refoula cette idée blessante et pressa la main de Korin. Elle ne pouvait pas l’en blâmer, supposa-t-elle. Peut-être qu’au contraire l’enfant lui ferait la faveur de tenir de lui. Si elle avait son teint, elle serait une jolie fille.
Korin la surprit une nouvelle fois en portant sa main à ses lèvres et en la baisant. « Peut-être vous sera-t-il possible de me pardonner nos débuts difficiles ? Avec un enfant et le trône assuré, je m’efforcerai de me comporter envers vous en meilleur époux. J’en fais le serment par Dalna. »
Faute de mots pour lui exprimer à quel point sa gentillesse la touchait, elle lui baisa la main à son tour. « Je serai une bonne mère pour nos enfants, messire. »
Peut-être, songea-t-elle, que je pourrai en venir à l’aimer, en définitive.