18

Korin monta rendre visite à Nalia la nuit précédant son départ, revêtu de son armure et d’un beau tabard de soie frappé des armoiries royales de Skala. Elle ne l’avait pas vu habillé de la sorte depuis leur première rencontre nocturne. Il était alors un inconnu terrifiant, exténué, sale et couvert de sang. Maintenant, chaque pouce de son allure était royal, et il portait sous son bras un heaume étincelant cerclé d’or.

« Je suis venu vous faire mes adieux, dit-il en s’installant dans son fauteuil habituel en face d’elle. Nous partons aux premières lueurs de l’aube, et j’ai fort à faire d’ici là. »

Elle aurait souhaité qu’il s’assoie plus près d’elle et lui prenne à nouveau la main mais, au lieu de cela, il s’installa avec raideur sur son siège. Il ne l’avait jamais embrassée non plus, se bornant à lui baiser la main. L’esprit de la jeune femme s’égara juste un instant vers les souvenirs de la passion fallacieuse qu’elle avait partagée avec Nyrin. Elle refoula bien vite de telles pensées, comme si elles étaient susceptibles de faire d’une manière ou d’une autre du mal à son enfant.

Elle avait eu beau redouter comme la peste de se retrouver enceinte, la petite existence qui se développait en elle lui inspirait des sentiments protecteurs invincibles. Elle garderait l’enfant dans ses entrailles, et celle-ci naîtrait saine et belle. Sa rivale morte depuis longtemps n’avait mis au monde que des garçons, à ce que prétendait du moins Tomara. Illior consentirait assurément à laisser vivre une fille.

« Il se peut que mon absence se prolonge durant tout l’hiver, si les circonstances nous obligent à dresser un siège, reprit-il. Je déplore que l’aménagement de vos nouveaux appartements ne soit pas encore terminé, mais il le sera très bientôt. Et je m’assurerai que ceux qui vous attendront à Ero soient encore plus confortables. M’écrirez-vous ?

— Je n’y manquerai pas, messire, promit-elle. Je vous tiendrai informé de la croissance de votre enfant. »

Korin se leva et lui saisit la main. « Je ferai quant à moi des offrandes à Dalna et à Astellus en faveur de votre santé et de celle de notre enfant. »

Notre enfant. Nalia sourit et toucha son collier de perles pour lui porter bonheur. « J’agirai moi aussi de même, messire, et pour votre personne.

— Eh bien, voilà une bonne chose alors. » Il marqua une pause, puis se pencha et l’embrassa gauchement sur le front. « Au revoir, ma dame.

— Adieu, messire. » Elle le suivit du regard pendant qu’il se retirait. Oui, peut-être y avait-il de l’espoir.

Elle sortit sur le balcon quand il fut parti, sachant qu’elle ne trouverait pas le sommeil. Elle y monta sa veille solitaire, enveloppée dans un châle pour se préserver de l’humidité. Tomara roupillait dans un fauteuil, le menton sur la poitrine, en ronflant tout bas.

Nalia s’établit près de la balustrade, le menton appuyé sur les mains. Dans la plaine, au sud, des colonnes étaient en train de se former dans le noir, projetant des carrés et des rectangles mouvants sur l’herbe éclairée par la lune. Des feux de guet brûlaient partout, et elle distinguait des silhouettes qui passaient devant eux, faisant clignoter et scintiller leurs flammes dans le lointain comme des étoiles jaunes.

 

Lorsque la première lueur de la fausse aurore perça le brouillard en fusant à l’est, la garde de Korin se mit en formation dans la cour en contrebas. En voyant Korin enfourcher son grand cheval gris, Nalia ne put réprimer un soupir. Il était si beau d’aspect, si fringant…

Peut-être ne s’est-il adouci qu’à cause de l’enfant, mais ça m’est égal. Je lui en donnerai beaucoup d’autres, et je m’attacherai son cœur. Il n’a pas à m’aimer ou à me trouver belle, sa gentillesse me suffit.

À son corps défendant, elle avait commencé à espérer.

Pendant qu’elle s’abandonnait à ces pensées, elle fut étonnée d’entendre un bruit de pas dans l’escalier. Elle se leva et se tint sur le seuil du balcon, l’oreille tendue avec une terreur croissante. Elle connaissait la légèreté de cette démarche.

Nyrin entra et s’inclina devant elle. « Bonjour, ma chère. Je pensais bien que je vous trouverais déjà réveillée. Je voulais vous faire mes adieux. »

Il était en tenue de voyage et avait presque son air d’autrefois quand il venait la voir à Ilear. Les avait-elle désirées, ses visites, à l’époque, et l’avait-elle mise en transe, son apparition ! Ce souvenir lui soulevait maintenant le cœur. Il avait l’air tellement ordinaire… Et cette barbe rouge et fourchue, comment avait-elle jamais pu la trouver attrayante ? Elle ressemblait à une langue de serpent.

Tomara s’agita puis se leva pour plonger dans une révérence. « Messire. Vous ferai-je une infusion ?

— Laissez-nous. Je souhaite passer un moment avec votre maîtresse.

— Restez », commanda Nalia, mais la vieille sortit néanmoins comme si elle n’avait pas entendu.

Le magicien ferma la porte derrière elle et poussa le loquet. Lorsqu’il retourna vers Nalia, son regard la jaugeait, et l’ombre d’un sourire flottait sur ses lèvres minces.

« Ça, alors ! La grossesse te va comme un gant. Il irradie maintenant de ta personne un certain éclat, comme ces perles que t’a données ton époux bienaimé. Sur mes conseils, d’ailleurs. Ce pauvre Korin a des antécédents plutôt tragiques en ce qui concerne la procréation d’héritiers. Il ne faut négliger aucune précaution.

— Est-il vrai que toutes ses autres femmes ont avorté de monstres ?

— Oui, c’est vrai.

— Qu’adviendra-t-il de ma propre enfant, alors ? Comment la protégerai-je ? Tomara prétend que c’est la colère d’Illior qui a flétri ces autres fœtus.

— Une version éminemment commode, et que j’ai été plus qu’heureux de soutenir. La véritable explication se trouve un peu plus près de chez nous, j’ai peur. » Il s’approcha d’elle et lui effleura la joue d’un doigt ganté, tandis que la répulsion figeait Nalia sur place. « Tu n’as pas de crainte à avoir pour ton enfant, Nalia. Elle sera parfaite. » Il marqua une pause et puis suivit de l’index le tracé de la marque de naissance qui massacrait sa joue et son menton fuyant. « Enfin, peut-être pas parfaite, mais pas monstrueuse du tout. »

Nalia eut un mouvement de recul. « C’était donc vous ! C’est vous qui avez flétri ces autres petits.

— Ceux qu’il était nécessaire de supprimer. Les jouvencelles perdent souvent leur premier d’elles-mêmes, sans qu’on ait le moins du monde à intervenir. Quant à régler leur compte à ces autres-là, c’était une bagatelle, réellement.

— C’est vous, le monstre ! Korin vous ferait brûler vif s’il l’apprenait.

— Peut-être, mais il ne l’apprendra jamais. » Son petit sourire s’élargit malicieusement. « Qui le lui révélerait ? Toi  ? De grâce, fais-le appeler tout de suite et essaie.

— Ce sortilège dont vous m’avez frappée…

— … est toujours en vigueur. Je t’ai très joliment environnée de charmes, tous destinés à te maintenir saine et sauve, ma chère. Il ne faut pas que tu le tracasses avec des broutilles, quand il a tant de motifs d’inquiétude plus importants. La perspective de la bataille le terrifie littéralement, tu sais ?

— Menteur !

— Je t’assure, c’est vrai. Là, je n’y suis pour rien ; c’est sa nature, tout bonnement. Avec toi, il est admirablement parvenu à ses fins toutefois. Il a toujours excellé en matière de rut.

— Et voilà donc dans quel dessein vous m’avez dénichée puis condamnée à la clandestinité pendant toutes ces années…, murmura-t-elle.

— Naturellement. » Il sortit sur le balcon et l’invita d’un signe à l’y suivre. « Regarde là-bas dehors, dit-il en désignant d’un geste théâtral les troupes massées devant la forteresse. Cela aussi, c’est mon ouvrage. Une armée, prête à valider les prétentions de ton époux une fois pour toutes. Et elle le fera. Au mieux, son dément de cousin a deux fois moins d’hommes. »

Nalia s’immobilisa sur le seuil de la baie pendant que Nyrin s’appuyait sur la balustrade.

« Korin va gagner ? Vous avez vu ça ?

— Cela importe à peine, désormais, non ?

— Que voulez-vous dire ? Comment cela pourrait-il ne pas importer ?

— Ce n’est pas Korin que je vois dans mes visions, ma chère petite, mais l’enfant que tu portes en ton sein. Je les ai mal déchiffrées pendant longtemps, et cela m’a coûté des efforts considérables, mais à présent tout est devenu clair. Le rejeton de sexe féminin que j’avais prévu n’est autre que ta fille. Les choses étant ce qu’elles sont, le peuple doit actuellement choisir entre un roi usurpateur, voué à la malédiction d’Illior, ou une donzelle démente suscitée par nécromancie.

— Une donzelle ? Vous voulez dire le prince Tobin ?

— Je ne suis pas absolument sûr de ce qu’est Tobin, et n’en ai cure. Lorsque ta fille naîtra, nul ne saurait en revanche contester l’authenticité ni de son sexe ni de son sang. Elle est de la plus pure lignée royale.

— Et qu’en est-il de mon époux ? insista Nalia, pendant qu’une peur glaciale l’envahissait. Comment pouvez-vous, en dépit de tous, le traiter d’usurpateur ?

Parce que c’est ce qu’il est. Tu connais la prophétie aussi bien que moi. Korin, et son père avant lui, n’étaient que des fonctionnaires utiles, rien de plus. Skala doit avoir sa reine. Nous lui en donnerons une.

— Nous ? » chuchota Nalia, la bouche soudain sèche.

Nyrin se pencha par-dessus bord et contempla d’un air manifestement amusé ceux qui se démenaient en contrebas. « Vise-moi un peu dans quelle effervescence les mettent leurs lubies de victoire. Korin se figure qu’il va reconstruire Ero. Il se voit déjà en train d’y jouer avec ses gosses. »

Nalia se cramponna au chambranle de la porte-fenêtre, ses genoux menaçant de céder sous elle. « Vous… Vous pensez qu’il ne reviendra pas. »

Le ciel était désormais beaucoup plus lumineux. Elle surprit le regard oblique et sournois que le magicien faisait peser sur sa personne.

« Tu m’as manqué, Nalia. Oh, je ne te blâme pas de m’en avoir tellement voulu, mais il fallait sauver les apparences. Allons, tu ne vas quand même pas me dire que tu t’es amourachée de lui ? Je connais son cœur, ma chère. Tu n’es rien d’autre à ses yeux qu’une paire de cuisses entre lesquelles fourgonner, qu’un ventre à remplir.

— Non ! » Elle se couvrit les oreilles.

« Oh, il se flatte d’avoir un cœur chaleureux. Regarde comme il a garni de plumes ton petit nid d’ici. C’était bien plus pour se donner bonne conscience que pour te le rendre douillet, je te le garantis. Nous étions d’accord, lui et moi, sur le fait que tu avais juste assez d’esprit pour essayer de t’évader, si l’occasion s’en présentait, aussi valait-il mieux te tenir prudemment en cage, comme tes jolis oiseaux, au sommet de cette tour. À ce détail près qu’il ne t’a jamais qualifiée de jolie, toi.

— Assez ! » cria-t-elle. Des larmes lui emplirent les yeux, brouillant Nyrin jusqu’à le réduire à une sombre silhouette menaçante qui se découpait sur le ciel. « Pourquoi me montrer tant de cruauté ? Il éprouve véritablement de l’affection pour moi. Il en est venu à m’en témoigner.

— C’est toi qui en es venue à t’énamourer de lui, tu veux dire. Somme toute, je ne devrais pas en être autrement étonné. Tu es jeune et romanesque, et Korin n’est pas foncièrement méchant, dans son genre et à sa manière. Mais je déplore néanmoins que tu te sois attachée à lui. Cela ne fera qu’empirer les choses, en fin de compte. »

Nalia se glaça encore davantage. « Que dites-vous là ?

Elle entendait distinctement Korin saluer ses hommes et lancer des ordres. Sa voix respirait un tel bonheur !

« Tu devrais le regarder un bon coup, maintenant, tant que cela t’est possible, ma chère.

— Il ne reviendra pas. » Les ténèbres menaçaient de se reployer sur elle.

« Il a joué son rôle, quoique à contrecœur, musa Nyrin. Songe à quel point cela va être du velours ; toi, mère de la souveraine au berceau, et moi, son Lord Protecteur. »

Nalia le fixa d’un air incrédule. Nyrin était en train d’agiter la main pour saluer quelqu’un en bas. Peut-être que Korin l’avait aperçu en levant les yeux.

Elle l’imagina se fiant en Nyrin tout comme elle l’avait fait elle-même.

Elle imagina l’existence qui se déroulait devant elle, celle d’un pion muet sur l’échiquier de Nyrin, d’un pion condamné au silence par sa magie. Et son enfant, sa petite fille encore à naître, levant les yeux vers cette figure de faux jeton. N’allait-il pas un jour ou l’autre la séduire, elle aussi ?

Nyrin s’appuyait toujours à la balustrade, une hanche remontée sur le bord tandis qu’il agitait la main tout en souriant de son sourire hypocrite et vide.

Une rage trop longtemps accumulée flamba dans le cœur meurtri de la jeune femme et embrasa comme du feu grégeois les fagots de sa peine et de son amour bafoué. Réduisant à néant sa terreur et son hébétude, elle la propulsa en avant. Ses mains semblèrent se mouvoir d’elles-mêmes quand elle se rua vers Nyrin et le poussa de toutes ses forces.

Pendant une seconde, ils se trouvèrent face à face, presque assez près pour s’embrasser. Le sourire fallacieux du magicien s’était évanoui, supplanté par un regard écarquillé d’incrédulité. Nyrin griffa l’air, la saisit par sa manche tout en essayant vainement de se soustraire au point de bascule. Mais il était trop lourd pour elle et, au lieu d’arriver à se rétablir, l’entraîna avec lui par-dessus le rebord.

Ou peu s’en fallut. Pendant un instant interminable, elle demeura en suspens dans le vide, à peine retenue par l’accoudoir, et elle vit Korin et ses cavaliers dont, tout en bas, les visages se réduisaient à des ovales blêmes et des bouches béantes. Elle allait s’écraser aux pieds de Korin. Elle et son enfant périraient là, juste devant lui.

Au lieu de cela, quelque chose l’empoigna et la retira de l’appui. Le temps d’entr’apercevoir une dernière fois la physionomie incrédule de Nyrin pendant qu’il tombait, et elle s’écroula comme une chiffe sur le balcon, où elle demeura vautrée en un amas tremblant, non sans percevoir le hurlement bref et soudain tronqué du magicien tout autant que les cris épouvantés des témoins de sa chute.

Je t’ai très joliment environnée de charmes, tous destinés à te maintenir saine et sauve, ma chère.

Préservée par ses maudits sortilèges … !

Elle éclata d’un rire nerveux. Toute tremblante, elle se leva vaille que vaille et, d’une démarche mal assurée, s’approcha de la balustrade pour jeter un coup d’œil dans la cour.

Nyrin gisait recroquevillé comme une poupée de chiffon puérile sur les pavés de pierre. Il avait atterri à plat ventre, de sorte qu’elle ne put voir s’il affichait toujours son air décontenancé.

Korin leva les yeux et aperçut Nalia puis se précipita à l’intérieur de la tour.

Nalia rentra d’un pas chancelant dans sa chambre et s’effondra sur son lit. Elle lui révélerait la vérité, sans lui celer le moindre détail de la traîtrise du magicien à leur encontre. Il comprendrait. Elle reverrait ce sourire affectueux.

Quelques instants plus tard, Korin entra en trombe et la trouva couchée là. « Par les Quatre, Nalia, qu’avez-vous fait ? »

Elle essaya de lui répondre, mais les mots lui restèrent collés au fond du gosier, exactement comme ils l’avaient déjà fait auparavant. Elle s’étreignit la gorge tandis que les larmes lui montaient aux yeux. Tomara survint dans la pièce et courut la prendre dans ses bras, Lord Alben était là, lui aussi, la main crispée sur le bras de Korin, ainsi que maître Porion et d’autres que Nalia ne connaissait pas. Dans la cour, en bas, quelqu’un gémissait plaintivement. Le timbre de la voix semblait être celui d’un jeune homme.

Nalia tenta de nouveau de dévoiler la vérité à Korin, mais l’horreur qu’elle lut dans ses yeux la réduisit au silence aussi implacablement que le sortilège qui paralysait encore sa langue. Finalement, elle réussit à chuchoter : « Il est tombé.

— Je… j’ai vu…, bégaya Korin en secouant lentement la tête. Je vous ai vue !

— Fermez cette porte, ordonna Porion en désignant par-delà Nalia celle du balcon. Fermez-la, et fermez-la bien. Barrez les fenêtres aussi ! » Puis il entraîna Korin de vive force pour l’éloigner d’elle avant qu’elle n’ait pu trouver les termes propres à s’en faire comprendre.

Il était pervers. Il allait se débarrasser de vous comme il s’est débarrassé de moi ! Il allait prendre votre place !

Les mots refusaient de sortir.

« Je vous ai vue », hoqueta Korin de nouveau, avant de tourner les talons et de quitter la pièce à grandes enjambées. Les autres lui emboîtèrent le pas, et elle l’entendit crier d’une voix furieuse : « C’est la démence ! C’est dans le sang ! Gardez-la ! Veillez à ce qu’elle ne fasse pas de mal à mon enfant ! »

Nalia s’effondra en sanglots dans les bras de Tomara, et elle continua de pleurer toutes les larmes de son corps bien après que le tapage des trompettes et des chevaux se fut progressivement éteint dans le lointain, en dehors de la forteresse. Korin était parti faire sa guerre. Il ne lui sourirait plus jamais de nouveau, même s’il revenait.

Je suis enfin délivrée de Nyrin, en tout cas, songea-t-elle pour se consoler avec cette certitude. Mon enfant ne sera jamais souillée par son contact ni par ce sourire faux !