30

Nalia fut réveillée en sursaut dans le noir par des cris et des piaffements de chevaux qui montaient de la cour. Pendant un instant, le saisissement lui fit croire qu’elle devait être en train de rêver de la nuit où Korin était arrivé pour la première fois.

Tremblante, elle envoya Tomara se renseigner sur ce qui se passait, puis elle enfila une robe de chambre et se précipita vers le balcon. Il n’y avait en bas qu’une poignée de cavaliers. Elle ne parvint pas à discerner ce qui se disait, mais le ton était tout sauf triomphal. Comme Tomara ne remontait toujours pas, elle s’habilla en un tournemain et s’assit au coin du feu, jouant nerveusement avec le sautoir de perles qui lui battait la poitrine.

Ses appréhensions furent confirmées. La porte s’ouvrit à la volée, et Lord Alben entra d’un pas chancelant, pesamment appuyé sur Tamara. Sa figure et ses vêtements étaient ensanglantés, et ses cheveux enchevêtrés ne faisaient que souligner son teint livide.

« Tamara, va chercher de l’eau pour Lord Alben, et du vin ! Asseyez-vous, messire. »

Alben s’évanouit dans un fauteuil, et elles restèrent un bon moment sans pouvoir lui faire reprendre conscience si peu que ce soit. La vieille lui bassina le visage avec de l’eau de rose pour le ranimer, pendant que Nalia tournicotait anxieusement en se tordant les mains.

Finalement, Alben se remit suffisamment pour parler. « Majesté ! » hoqueta-t-il, et ses larmes soudaines corroborèrent leurs pires craintes. « Le roi est mort !

— Nous sommes perdus ! gémit Tomara. Oh, ma dame, que va-t-il advenir de vous ? »

Nalia s’effondra sur un tabouret près de son visiteur bouleversé, se sentant faible et engourdie tout à la fois.

« Quand cela, messire ? Comment est-il mort ?

— Deux… non, voilà maintenant trois jours, de la main du traître Tobin. Je suis parti sur-le-champ pour vous mettre en garde. » Il lui serra la main encore plus fort. « Vous êtes en danger ici. Il faut vous enfuir !

— Mort. » Elle pouvait à peine respirer. Je n’ai plus de mari désormais, mon enfant plus de père…

« Vous devez venir avec moi, insista Alben. J’assurerai votre protection.

— Le feriez-vous ? » D’abord Nyrin, qui l’avait trahie, puis Korin, qui ne pouvait pas l’aimer, et maintenant cet homme, qui n’avait jamais eu un mot gentil pour elle jusque-là ! Qui s’était ouvertement gaussé de ses traits disgraciés ? Il lui tiendrait lieu de Protecteur ? Tomara volait déjà autour de la chambre, relevant à grand fracas le couvercle des coffres pour en arracher des vêtements à emballer.

« Altesse ! » Alben attendait sa réponse.

Elle leva les yeux vers lui et les plongea dans ses sombres prunelles emplies de panique et de quelque chose d’autre. De quelque chose qu’elle reconnut bien, ne reconnut que trop. « Merci de votre offre obligeante, Lord Alben, mais je me sens tenue de la décliner.

— Êtes-vous folle ? Tobin et l’armée qu’elle a sont déjà sur mes talons !

— Elle ? Alors, c’était vrai, tout du long ?

— Je l’ai vue de mes propres yeux. »

Un mensonge de plus, Nyrin ?

« Dame, écoutez-le ! Il faut que vous preniez la fuite, et vous ne pouvez pas courir les routes toute seule ! intervint Tomara d’un ton suppliant.

— Non, répondit fermement Nalia. Je vous sais gré de votre proposition, messire, mais je n’y vois aucun avantage. Je resterai ici et y assumerai mes risques avec cette reine, quoi qu’elle soit. Si vous voulez m’aider, prenez le commandement de la garnison et veillez aux défenses de la forteresse. Allez, et faites ce que vous estimerez être le mieux comme préparatifs.

— C’est le choc, messire, dit Tamara. Laissez-la se reposer pour y réfléchir. Revenez demain matin.

— Libre à lui d’en agir à sa guise, mais ma réponse sera la même, repartit Nalia.

— Votre serviteur, Altesse.» Alben s’inclina et prit congé. « Oh, ma pauvre dame ! Veuve avant d’être mère ! » sanglota la vieille en la prenant dans ses bras. Nalia se mit alors à pleurer pour de bon, tandis que la conscience de sa véritable situation cheminait en elle. Elle pleura sur le sort de Korin, mais son chagrin se mêlait de remords. L’espoir d’être aimée de lui avait eu la vie courte, et elle l’avait anéanti de ses propres mains quand elle avait tué Nyrin. Elle souhaitait déplorer la perte de son époux et, au lieu de cela, ne parvenait qu’à imaginer ce qu’aurait été une existence entière vouée à sa froideur et à ses devoirs.

Quoi qu’il advienne, cela au moins me sera épargné.

Elle sécha ses larmes et retourna se coucher. Elle fouillait encore son cœur en quête de la peine adéquate sans parvenir à la découvrir quand elle s’assoupit.

Lorsqu’elle se réveilla, le soleil était déjà haut, et pas un bruit ne provenait de l’extérieur. Elle expédia Tomara chercher leur petit déjeuner. Comme elle ne possédait pas de vêtements appropriés à son nouveau statut de veuve, elle endossa sa plus belle robe - celle qu’elle avait eu l’intention de porter pour faire honneur à Korin lorsqu’il reviendrait.

Tomara reparut les mains vides et la mine affolée. « Ils sont partis !

— Qui ?

— Tous ! se lamenta la vieille. Lord Alben, les soldats, tout le monde, à l’exception de quelques domestiques. Qu’allons-nous faire ? »

Nalia gagna la porte d’entrée. Pour la première fois, personne ne se trouvait là pour l’empêcher de quitter ses appartements. Un sentiment d’irréalité s’empara d’elle lorsque, comme dans un rêve, elle descendit l’escalier sans autre escorte que Tomara. Elles enfilèrent de conserve les corridors déserts qui conduisaient vers la grande salle.

Il n’y avait personne d’autre en vue que les limiers abandonnés de Korin. Ils trottèrent vers elle en gémissant et en agitant la queue. Nalia sortit dans la cour et trouva la porte nord entrebâillée. Pour la première fois depuis qu’avait débuté le cauchemar de sa captivité, elle la franchit et s’offrit un brin de marche sur la route, émerveillée de sa liberté.

« Il nous faut déguerpir, la pressa Tomara. Descendez au village avec moi. J’ai des gens, là-bas. Ils vous cacheront, vous emmèneront dans un bateau de pêche…

Et pour aller où ? » fit observer Nalia, tout en contemplant le ciel. Il paraissait aussi vide qu’elle avait l’impression de l’être elle-même. « Je n’ai plus personne au monde, à présent. Faites comme vous l’entendez, moi, je resterai. »

Elle se retira dans sa tour. Ce n’était plus sa prison, et c’était l’unique lieu de toute cette gigantesque forteresse qu’elle eût jamais qualifié de sien.

En début de soirée, le guetteur du mur sud lança un cri d’alerte. À travers l’obscurité grandissante, Nalia réussit à discerner sur la route une sombre masse de cavaliers qui survenait au galop. L’énorme nuage de poussière qui les surplombait l’empêchait de supputer leur nombre, mais elle voyait le miroitement sinistre de heaumes et de fers de piques.

La peur l’empoigna alors, tandis que s’ancrait plus avant en elle la conviction que sa posture était sans recours.

Il n’y a plus rien à espérer, maintenant, se dit-elle. Elle lissa ses cheveux et sa robe puis descendit dans la grande salle à la rencontre de son destin.

Tomara ne décolla pas d’auprès d’elle pendant qu’elle gravissait les degrés de l’estrade et, pour la première fois, s’installait dans le fauteuil qui avait été celui de Korin. Là-dessus entra à toutes jambes un petit palefrenier. « C’est un héraut, ma dame, et Lord Lutha ? Je les laisse pénétrer ?

— Lord Lutha ! » Que pouvait bien signifier cela ? « Oui, amène-les-moi. »

Lutha et Nyanis s’étaient préparés en vue d’une résistance mais certes pas attendus à trouver la forteresse abandonnée et sa porte ouverte devant eux. Arkoniel jugeait cela tout aussi suspect, mais il n’avait pas repéré le moindre indice d’embuscade.

Le gamin effaré qui les avait salués du haut des murailles revint annoncer que Lady Nalia leur souhaitait la bienvenue.

Lutha laissa sur place Nyanis et les Aurënfaïes, n’emmenant avec lui qu’ Arkoniel et le héraut dans la cour peuplée d’écho) ; par leur arrivée. Elle était étrangement déserte, elle aussi.

Nalia les attendait dans la grande salle, assise sur l’estrade à la place de Korin. Tomara était seule à l’assister.

Nalia accueillit Lutha avec un sourire incertain. « Je suis heureuse de vous voir en vie, messire, mais il apparaît que vous avez changé d’allégeance. La nouvelle de la mort du roi nous est déjà parvenue. C’est Lord Alben qui l’a apportée, avant de s’enfuir.

— Korin est mort en brave », lui déclara Lutha.

Tamir ne lui en avait pas dit davantage avant son départ. « La reine Tamir m’a envoyé à vous sur-le-champ pour assurer votre sécurité et pour vous annoncer que vous n’avez rien à redouter de sa part si vous ne vous élevez pas contre ses prétentions.

— Je vois. » Elle jeta un coup d’œil du côté d’Arkoniel. « Et vous, qui êtes-vous ?

— Maître Arkoniel, magicien et ami de la reine Tamir, » En voyant ses yeux s’agrandir à ces mots, il s’empressa d’ajouter: « Altesse, je suis seulement venu pour vous protéger. »

Lutha déplora de ne pouvoir rien dire ni rien faire de plus pour la rassurer, mais il savait qu’elle avait de bonnes raisons de se montrer méfiante.

Néanmoins, elle conserva sa dignité et se tourna vers le héraut. « Quelle est la teneur de votre message ?

— La reine Tamir de Skala envoie ses respects à sa parente, la princesse Nalia, veuve du prince Korin.

C’est avec un immense chagrin qu’elle lui envoie la nouvelle de la mort du prince Korin. Elle vous offre, à vous-même et à votre enfant à naître, sa royale protection.

— Et néanmoins, elle envoie une armée avec le message. » Nalia était assise très droite, les mains cramponnées aux bras de son fauteuil.

« La reine Tamir présumait que Korin vous avait laissée mieux protégée. Elle ne s’attendait pas à vous voir abandonnée par vos défenseurs », répliqua Lutha, tout en s’efforçant de ne rien laisser transparaître de sa colère.

Elle balaya l’espace d’un geste circulaire. « Comme vous pouvez le constater, ma cour s’est singulièrement amenuisée.

— Nous avons ouï dire que Lord Nyrin était mort », intervint Arkoniel. Nalia releva un brin son menton. « Oui. Lord Lutha, de la main de qui mon époux a-t-il péri ?

— La reine Tamir et lui se sont affrontés en combat singulier. Elle avait offert des pourparlers, mais il les a rejetés. Ils se sont battus, et il est tombé.

— Et vous portez les couleurs de la reine, à présent.

— Tamir, qui fut le prince Tobin, est mon amie. Elle nous a tous recueillis après notre évasion d’ici. Barieüs et moi servons avec ses Compagnons. Elle m’a envoyé en avant, pensant qu’une figure familière pourrait vous rassurer. Elle prend les Quatre à témoin qu’elle ne vous veut aucun mal, ni à vous-même ni à votre enfant. C’est la vérité, je le jure.

— Et qu’en est-il de Lord Caliel ?

—  Il est retourné à Korin et s’est battu à ses côtés.

—  Est-il mort ?

—  Non, seulement blessé.

 

— Je suis heureuse de l’apprendre. Et maintenant, quoi ? Que va-t-il advenir de ma personne et de mon enfant ?

— J’ai pour mission de vous conduire au camp de la reine. En qualité de parente, Altesse, pas de prisonnière. »

Cela fit rire doucement Nalia, mais sans qu’elle perde son air affligé. « Il semble que je n’aie pas d’autre solution que d’accepter son hospitalité. »

M’y revoilà, songea Nalia plus tard cette nuit-là, tout en regardant de son balcon les nouveaux venus s’activer dans la cour. Du moins est-ce de mon propre choix, cette fois-ci.

Si fort qu’elle désirât faire confiance à Lord Lutha, elle redoutait le lendemain. « S’il te plaît, Dalna ! » chuchota-t-elle, pressant ses mains sur le léger ballonnement de son ventre au-dessous du corsage. « Fais qu’on épargne mon enfant. Elle est tout ce que j’ai. »

Tomara était descendue aux nouvelles, mais elle revint précipitamment, blême de peur. « C’est ce magicien, ma dame ! Il demande à venir vous rendre visite. Qu’allons-nous faire ?

— Laisse-le entrer. » Nalia se planta près de l’âtre, arc-boutée contre le manteau de la cheminée. Était-ce ainsi que serait exaucée sa prière, en définitive ? Allait-il la tuer sans tapage ou bien la faire avorter ?

Maître Arkoniel n’avait pas l’air bien menaçant. Il était plus jeune que Nyrin et avait une physionomie ouverte, amicale. Elle ne vit pas une once en lui de la fourberie de Nyrin, mais elle s’était déjà laissé tellement abuser…

Il s’inclina, puis demeura debout. « Altesse, pardonnez mon intrusion. Lutha et les autres m’ont un peu parlé du traitement qu’on vous a infligé ici, et il ne m’en faut pas davantage pour deviner en vous une femme qui s’est vu gravement maltraiter. Nyrin était une créature infâme, et nombre des agissements les moins nobles de votre époux doivent être imputés au compte de cette canaille.

— J’aimerais le croire », murmura-t-elle.

Ils demeurèrent quelque temps ainsi, face à face, à se jauger l’un l’autre, puis il sourit de nouveau . « Je pense qu’une bonne infusion pourrait vous faire du bien. Si vous me montrez où se trouvent les ustensiles et les ingrédients nécessaires, je la confectionnerai moi-même. »

Aussi abasourdie que circonspecte, elle le surveilla de près pendant qu’il faisait chauffer la bouilloire et dosait les feuilles. Avait-il l’intention de l’empoisonner ? Elle ne remarqua rien de suspect dans ses gestes et, une fois le breuvage prêt, il leur en servit à tous deux et avala une bonne gorgée. Non sans hésiter, elle trempa ses lèvres dans le sien.

« Est-elle à votre goût, Altesse ? Ma maîtresse m’a appris à la faire plutôt corsée.

— Votre maîtresse ? » interrogea-t-elle, se demandant s’il voulait dire une amante.

« La magicienne qui fut mon professeur, expliquat-il.

— Ah. »

Ils retombèrent dans le silence, et puis voici qu’il reposa sa coupe et se mit à la considérer d’un air pensif.

« C’ est vous qui avez tué Nyrin ?

— Oui. Cela vous scandalise ?

— Pas vraiment. Je sais de quoi il était capable, et, sauf erreur de ma part, vous aussi. »

Elle frissonna mais ne souffla mot.

« Je perçois quelque chose de sa répugnante magie s’attarder sur votre personne, ma dame. Si vous daignez m’y autoriser, je puis le supprimer. »

Nalia accentua sa prise sur sa coupe, écartelée entre la répulsion que lui faisait éprouver l’idée que subsistât le moindre vestige des manigances de Nyrin et l’appréhension de quelque duperie.

« Par mes mains et mon cœur et mes yeux, dame. Je ne voudrais pour rien au monde vous faire du mal, pas plus à vous qu’à votre enfant », lui protesta Arkoniel, devinant une fois de plus ses pensées.

Nalia lutta contre elle-même encore quelque temps mais, en constatant qu’il ne la bousculait nullement, elle finit par consentir d’un hochement de tête. S’il s’apprêtait à la trahir par le biais de ses manières affables et de ses paroles rassurantes, mieux valait le savoir tout de suite, et bon débarras.

Arkoniel exhiba une mince baguette de cristal qu’il inséra entre ses paumes en fermant les yeux. « Ah oui, là », fit-il au bout d’un moment. Il posa une main sur la tête de Nalia, et celle-ci sentit un chatouillement chaud se répandre dans tout son être. La sensation que cela lui faisait éprouver ne ressemblait en rien à celle que procuraient les sortilèges de Nyrin ; c’était comme la lumière du soleil comparée au gel.

« Vous êtes délivrée, ma dame », lui annonça-t-il en retournant s’asseoir dans son propre fauteuil.

Nalia se demanda comment en tenter l’épreuve. Ne sachant que faire d’autre, elle lâcha: « Nyrin m’avait séduite.

— Ah, je vois. » Le magicien ne se montra pas choqué par cette révélation, seulement affligé. « Eh bien, il n’a plus aucune prise sur vous. Aussi longtemps que vous serez sous la protection de la reine Tamir, je veillerai personnellement à ce que personne n’abuse à nouveau de vous de la sorte. Vous avez mon serment là-dessus. »

Des larmes montèrent aux yeux de Nalia. « Pourquoi faites-vous cela ? Pourquoi Tamir m’envoie-t-elle des êtres de votre sorte, alors que je porte l’enfant de son rival ?

— Parce qu’elle sait ce que c’est que de souffrir, et parce qu’elle a aimé Korin très fort, même à la fin, quand lui ne l’aimait plus du tout. Lorsque vous ferez sa connaissance, vous verrez par vous-même. » Il se leva et s’inclina. « Reposez-vous bien cette nuit, chère dame. Vous n’avez plus rien à craindre. »

 

Après qu’il se fut retiré, Nalia demeura longuement assise au coin du feu, prise entre l’espoir et le chagrin.