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La mort de Nyrin et la façon dont elle avait eu lieu jetèrent un linceul sur le cœur de Korin. Tandis qu’il conduisait son armée vers l’est, il ne parvenait pas à secouer le sentiment d’appréhension superstitieuse qui l’obsédait.

Nalia avait assassiné le magicien ; là-dessus, il n’avait aucun doute, en dépit de son assertion bégayante qu’il était simplement tombé. « Est-ce qu’une malédiction vouerait à la démence toutes les femmes de la lignée royale ? » avait-il divagué à l’adresse d’Alben pendant qu’on emportait la dépouille désarticulée de Nyrin et que Moriel suivait le brancard en chialant comme une femme sur son ancien maître.

« Démente ou pas, elle porte ton enfant. Que vas-tu faire d’elle ? questionna Alben.

— Pas rien qu’un enfant. Une fille. Une nouvelle reine. J’ai juré devant l’autel de l’Illuminateur qu’elle serait mon héritière. Pourquoi suis-je encore maudit ? »

Il avait interrogé les prêtres sur ce chapitre avant de se mettre en marche, mais il ne restait plus d’illiorains à Cima, et les autres avaient trop peur de lui pour lui offrir quoi que ce soit d’autre que des garanties creuses. Le prêtre dalnien lui avait assuré que certaines femmes devenaient folles pendant leur grossesse, mais qu’elles recouvraient leur équilibre mental après l’accouchement, et il lui avait donné des charmes censés guérir l’esprit de Nalia. Korin avait chargé Tomara de les apporter en haut de la tour.

La pensée d’Aliya et de la chose monstrueuse qu’elle avait mise au monde en mourant revint aussi hanter ses rêves. Parfois, il se retrouvait avec elle dans la chambre de ces couches-là ; d’autres nuits, c’était Nalia qui occupait le lit, et des souffrances atroces tordaient son visage amoché pendant qu’elle poussait pour évacuer une nouvelle abomination.

Autrefois, Tanil et Caliel savaient l’apaiser d’habitude au sortir de pareils cauchemars.

Alben et Urmanis faisaient désormais de leur mieux en lui apportant du vin lorsqu’ils l’entendaient se réveiller.

Et puis il y avait Moriel. Plus Korin s’éloignait de Cima, plus il se surprenait à se redemander avec stupeur pourquoi il avait fini par consentir à doter le Crapaud d’un brevet de Compagnon, tout en sachant pertinemment qu’il avait été la créature d’Oron et le larbin de Nyrin.

En dépit de tous ces soucis, il se sentit de plus en plus léger au fur et à mesure que les jours passaient. Il s’était traité avec la dernière des lâchetés depuis son départ d’Ero, se rendit-il compte non sans quelque dépit. Il avait laissé le chagrin et le doute l’émasculer, et s’en était trop remis à Nyrin. Son corps était encore vigoureux, sa main d’épée solide, mais son esprit s’était affaibli par défaut d’usage. Les derniers mois écoulés lui semblaient très sombres, à la réflexion, comme si le soleil n’avait jamais brillé sur la forteresse.

Il pivota sur sa selle pour contempler les milliers d’hommes qui le suivaient.

« C’est un formidable spectacle, n’est-ce pas ? » dit-il à maître Porion et aux autres, les yeux fièrement attachés sur les rangées de cavaliers et de fantassins.

Grâce au duc Wethring et à Lord Nevus, presque tous les nobles de la région qui s’étendait de là jusqu’à Ilear se trouvaient soit avec lui, soit morts, soit décrétés d’exécution. Il réglerait leur compte à ces derniers dès qu’il se serait occupé de Tobin et emparé d’Atyion.

Tobin. Les mains de Korin se crispèrent sur les rênes. Il n’était que temps d’en finir avec lui, une fois pour toutes.

Korin était trop homme d’honneur à ses propres yeux pour reconnaître la jalousie qui couvait derrière sa colère - une jalousie sous-jacente, amère et corrosive, alimentée par le souvenir de ses propres déficiences de jadis, propulsées au grand jour par leur contraste saisissant avec la valeur naturelle de son jeune cousin. Non, il n’allait pas se permettre de penser à cela. Il avait rejeté dans l’oubli cette époque-là, comme des erreurs de jeunesse. Il ne cafouillerait pas, ce coup-ci.

Ils quittèrent l’isthme et piquèrent vers le nord et l’est en direction de Colath. Les pluies survinrent, mais le moral demeurait excellent dans les rangs comme au sein des Compagnons. Dans quelques jours, on serait en vue du territoire d’Atyion, non loin des opulentes ressources qu’il recelait - chevaux et greniers, sans compter les fabuleux trésors du château. Korin n’avait guère eu plus que des promesses en poche jusque-là pour tenir ses lords ; de prodigieuses dépouilles se trouvaient désormais presque à portée de leurs mains. Il raserait Atyion et se servirait de ses richesses inépuisables pour reconstruire une Ero plus prestigieuse que jamais.

Cet après-midi-là, cependant, l’un des éclaireurs avancés revint au triple galop sur une monture couverte d’écume, suivi de près par un autre cavalier.

« Boraeüs, n’est-ce pas ? » dit Korin, reconnaissant en ce dernier l’un des principaux espions de Nyrin.

« Sire, je vous apporte des nouvelles du prince Tobin. Il s’est mis en marche !

— Combien d’hommes avec lui ?

— Cinq mille peut-être. Je ne suis pas sûr. Mais il ne remonte pas la route côtière. Il envoie à votre rencontre une autre force commandée par Lord Tharin…

— Tharin ? » murmura Porion en fronçant les sourcils.

Alben émit un gloussement. « Ainsi, c’est sa nourrice sèche que Tobin nous dépêche au train ? Il a donc finalement dû apprendre à se torcher le nez !

— Tharin a servi au sein des Compagnons de votre père, Sire, lui rappela Porion en décochant à Alben un coup d’œil lourd de mise en garde. Il était le plus vaillant capitaine du duc Rhius. Il n’y aura ni rime ni raison à le sous-estimer.

— Il ne s’agit là que d’une feinte, Sire, expliqua l’espion. Le prince est en train d’emprunter une route secrète à travers les montagnes pour vous déborder à partir de l’ouest.

— Nous y veillerons », gronda Korin.

Il ordonna de faire halte et convoqua ses autres généraux, puis fit répéter les nouvelles en leur présence par le messager.

« Voilà d’excellentes nouvelles ! Nous allons submerger comme une marée de tempête le contre-feu de cette force dérisoire et nous emparer de la ville en votre nom, Sire ! » s’exclama Nevus, dans son ardeur à venger la mort de son père.

Un coup d’œil à la ronde permit à Korin de lire dans les yeux de tous les assistants la même lueur affamée de convoitise et de vengeance. Ils étaient déjà en train de dresser l’état du butin.

Un grand calme intérieur se fit en lui pendant qu’il prêtait l’oreille à tous leurs débats, et ses idées n’en devinrent que d’autant plus nettes. « Lord Nevus, vous prendrez cinq compagnies de cavalerie pour affronter la force de l’est. Prenez-la en tenaille de conserve avec les troupes du duc Morus et écrasez-la. Capturez-moi Lord Tharin ou apportez-moi sa tête.

— Sire ?

— Atyion n’est rien. » Korin dégaina l’Épée de Ghërilain et la brandit. « Il ne peut y avoir qu’un seul et unique souverain de Skala, et c’est celui qui tient cette lame-ci ! Transmettez l’ordre : nous marchons vers l’ouest afin d’aller y écraser le prince Tobin et son armée.

— Vous scindez la vôtre ? demanda posément Porion. Vous risquez de condamner les navires de Morus. Il n’y a plus moyen de les avertir, maintenant. »

Korin haussa les épaules. « Il n’aura qu’à se débrouiller tout seul. La chute de Tobin entraînera la chute d’Atyion. Telle est ma volonté, et tels sont les ordres que je vous donne. Expédiez sur-le-champ des escouades d’éclaireurs au nord et au sud. Je ne veux pas que nos ennemis s’emparent de Cima sous notre nez. La princesse consort doit être protégée coûte que coûte. C’est nous qui prendrons le prince à l’improviste, messires, et quand nous le ferons, nous l’écraserons et mettrons un terme à ses prétentions une fois pour toutes. »

Les généraux s’inclinèrent bien bas devant lui et se retirèrent pour diffuser ses ordres.

« Voilà qui est bien joué, Sire, dit Moriel en lui offrant sa propre gourde de vin. Lord Nyrin s’enorgueillirait de vous voir en ce moment. »

Korin se retourna et poussa la pointe de son épée sous le menton du flagorneur. Le Crapaud blêmit et se figea, le dévisageant d’un air effaré.

La gourde de vin lui tomba des mains et éclaboussa de son contenu l’herbe foulée.

« Si tu souhaites rester parmi les Compagnons, tu ne t’aviseras plus de me mentionner à nouveau cette créature.

— Vous serez obéi, Sire », souffla Moriel.

Après avoir rengainé son épée, Korin s’éloigna à grands pas, sans se soucier du regard rancunier qui le talonnait.

Porion remarqua celui-ci, cependant, et en récompensa Moriel d’une sévère calotte sur l’oreille. « Sois reconnaissant au roi de sa patience, l’avertit-il. Ton maître est mort, et je t’aurais noyé depuis des années s’il n’avait dépendu que de moi. »

Caliel avait espéré rencontrer Korin sur la route, mais il n’y trouva pas l’ombre d’une armée ni d’indice de son passage. Ils chevauchèrent tout du long jusqu’à la route de l’isthme sans repérer la moindre trace de lui, et Caliel apprit dans les villages qu’ils traversaient qu’il avait rebroussé chemin et pris la direction du sud pour aller affronter Tamir sur la côte ouest.

 

Après avoir parcouru quelques milles supplémentaires, les champs piétinés, les chemins défoncés et les ornières creusées par de lourds fourgons révélèrent à Caliel que des troupes étaient passées par là.

« Pourquoi sont-ils partis pour l’ouest ? demanda Tanil. Il n’y a rien là-bas.

— Je l’ignore. » Il s’interrompit et examina furtivement l’écuyer. Celui-ci avait encore quelques absences mais, plus ils se rapprochaient de Korin, plus il avait l’air heureux.

Il n’est pas du tout en état de se battre. Je devrais l’emmener à Cima et l’y laisser d’une façon ou d’une autre, pour qu’il y soit en sécurité. Mais la nostalgie qu’il lisait dans ses yeux quand ils se perdaient vers l’ouest lui faisait l’effet de refléter les sentiments de son propre cœur. Ils étaient tous deux des hommes de Korin. Leur place était à ses côtés, quelle qu’elle fût.

Il se força à sourire et mit son cheval au pas. « Eh bien, allons. Rattrapons-le.

— Il sera suffoqué de nous voir !» s’esclaffa Tanil.

Caliel acquiesça d’un hochement de tête, non sans se demander une fois de plus quel genre de réception lui serait personnellement réservé.