25

Tamir et son armée passèrent dans la plaine une nuit pénible. Le brouillard affluait à nouveau de la mer, si dense qu’il masquait entièrement la lune et que l’on avait grand-peine à voir d’un feu de veille à tel ou tel autre. Eyoli, que son existence au sein de l’armée n’avait pas empêché de rester assez longtemps indemne pour effectuer le voyage dans ses rangs, quitta furtivement le camp de Korin en passant par la forêt. Il apportait non seulement la terrible confirmation des effectifs dont disposait le prince, mais la nouvelle que Caliel et Tanil projetaient bel et bien tous les deux de combattre.

« Il est impossible que Tanil soit encore assez vigoureux », ronchonna Ki.

Mais Lutha échangea avec Tamir un coup d’œil triste et entendu. Seule la mort empêcherait dorénavant l’écuyer de se trouver aux côtés de Korin.

 

Enroulée dans ses couvertures humides, Tamir n’arrêtait guère de s’agiter, tourmentée par de vagues rêves du site rocheux de sa vision. Là aussi, le brouillard sévissait, et elle distinguait de sombres silhouettes qui bougeaient autour d’elle, mais sans pouvoir les identifier. Elle se réveilla en sursaut et tâcha de se redresser sur son séant, mais ce ne fut que pour découvrir Frère qui, installé à califourchon sur elle, la plaquait au sol d’une main glaciale serrée autour de sa gorge.

Sœur, siffla-t-il, penché sur elle pour la dévisager d’un air sournois en pleine figure. Ma sœur sous ton véritable nom. Il accentua la pression sur sa gorge. Toi qui t’es refusée à me venger.

« Je l’ai bannie ! » suffoqua-t-elle.

Au travers d’un halo flou d’étoiles multicolores dansantes, elle s’aperçut qu’il était nu, décharné, d’une saleté repoussante, et que ses cheveux formaient une masse hirsute autour de sa face. La plaie de son torse était encore béante. Tamir en sentait le sang froid dégoutter sur son ventre, détremper sa chemise et lui geler la peau.

Il fit courir un doigt glacé sur la cicatrice de la poitrine de sa sœur. Je serai avec toi, aujourd’hui. Je ne tolérerai pas d’être mis à l’écart.

Il disparut, et elle se débattit pour se relever, hors d’haleine et tout son être secoué de tremblements. « Non ! croassa-t-elle tout en se frictionnant la gorge. C’est moi qui livrerai mes propres batailles, maudit sois-tu ! »

Une ombre se dessina sur la portière de la tente, et Ki risqua sa tête à l’intérieur. « Tu as appelé?

— Non, juste… juste un cauchemar », chuchota-t-elle.

Il s’agenouilla près d’elle et repoussa d’une main caressante les cheveux qui lui couvraient le front. « Est-ce que tu vas tomber malade? La fièvre rôde dans le camp.

— Non, c’est seulement ce foutu brouillard. J’espère qu’il se dissipera demain. » Elle hésita puis avoua. « Frère était ici.

— Qu’est-ce qu’il voulait?

— Toujours pareil. Et il m’a annoncé qu’il serait tout à l’heure avec moi.

— Il t’a déjà aidée. » Elle lui adressa un regard aigrelet. « Quand ça lui convenait. Je n’ai que faire de son aide. Cette bataille est une affaire personnelle.

— Tu penses qu’il pourrait s’en prendre à Korin, comme il l’a fait avec Lord Orun ? » Elle scruta les ténèbres environnantes à la recherche du démon. Le souvenir de la mort d’Orun lui donnait encore des nausées. « Korin est le fils d’Erius, après tout, et il occupe la place qui te revient.

— Il n’a rien eu à voir avec ce qui nous est arrivé, à Frère et à moi. » Elle rejeta ses couvertures et palpa sa tunique maculée de sueur. « Je pourrais aussi bien me lever. Tu as envie de dormir un peu?

— Je n’y arriverais pas. Mais je me suis débrouillé pour dénicher ceci. » Il retira de sa ceinture une gourde de vin plutôt flasque, et la secoua pour en faire clapoter le maigre contenu. « C’est une piquette infecte, mais elle te réchauffera. »

Elle en ingurgita une bonne lampée et grimaça. Un trop long séjour dans la gourde avait gâté le liquide aigre, mais il atténua un peu les crampes de la faim.

Tamir s’approcha de la portière ouverte et jeta un regard au-dehors sur la mer de feux de veille au-delà. « Il nous faut absolument gagner, Ki. J’ai éreinté mes hommes avec notre randonnée par-dessus les montagnes, et voilà qu’ils ont tous maintenant le ventre vide. Par la Flamme, j’espère que je n’ai pas fait une erreur en les entraînant ici. »

Ki se tenait juste derrière elle, à regarder par-dessus son épaule. « Korin peut bien avoir davantage d’hommes, mais nous avons, nous, plus à perdre. Chacun des hommes et des femmes qui sont là dehors cette nuit sait pertinemment qu’il nous faut vaincre ou mourir en essayant. » Son sourire s’évasa de nouveau. « Et, pour ma part, je sais lequel des deux j’aimerais le mieux. »

Elle se retourna, le repoussa d’un pas à l’intérieur de la tente et l’embrassa gauchement sur sa joue hérissée de picots. Il avait la peau rugueuse, et elle lui laissa sur les lèvres une saveur de sel. « Ne meurs pas. Voilà l’ordre exprès que je te donne, à toi. »

Elle l’enlaça étroitement par la taille pendant que leurs lèvres se joignaient à nouveau, en proie à une chaleur délectable qui ne devait rien à l’absorption de l’affreux picrate. Elle trouvait maintenant presque naturel de l’embrasser.

« J’écoute et j’obéis, Majesté, répliqua-t-il tout bas, sous réserve que vous me promettiez la pareille. » il se recula et la repoussa doucement vers la portière. « Viens t’asseoir au coin du feu. Là-dedans, tu ne feras rien d’autre que ruminer. »

La plupart des Compagnons partageaient leurs manteaux avec leurs écuyers pour se tenir chaud. Tamir aspirait à prendre modèle sur eux, et elle n’y aurait pas réfléchi à deux fois, dans le temps. Encore tout échauffée par le baiser de Ki, elle se sentit trop embarrassée de scrupules en présence des autres.

Haïn, Lord Malkanus et Eyoli se trouvaient avec ces derniers.

« Où sont vos collègues? leur demanda-t-elle.

— Kaulin est en train de seconder les guérisseurs, répondit Eyoli. Arkoniel et Saruel cherchent encore à relever quelque indice des navires ‘faïes, »

Barieüs dodelinait sur l’épaule de Lutha. Il s’agita, puis éructa une toux rauque en papillotant comme une chouette.

«Tu as de la fièvre? s’alarma Tamir.

— Non », répliqua-t-il un peu trop vite, avant de se remettre à tousser..

« Il y a une grippe qui se propage dans les rangs, expliqua Nikidès. Les quelques drysiens que nous avons sous la main sont débordés.

— J’ai entendu grommeler que c’est une espèce de maladie qui nous a été infligée par le peuple des collines, dit Una.

— Typique ! » se gaussa Ki.

Tamir reporta de nouveau son regard sur les feux de camp des alentours. Trop de nuits sous la pluie, et trop peu de nourriture. Si nous perdons demain, nous risquons de n’être pas assez vigoureux pour nous battre de nouveau.

 

Une brise fraîche signala l’approche de l’aube, mais le soleil demeura caché derrière des bancs de nuages sombres.

Tamir rassembla ses magiciens, ses maréchaux et leurs capitaines et procéda à un ultime sacrifice. Arkoniel vint les rejoindre. Il n’y avait toujours pas trace des ‘faïes.

Chacune des personnes présentes répandit sur le sol ce qu’il restait encore de vin au fond de sa gourde et jeta dans le feu des chevaux de cire et d’autres offrandes. Tamir y ajouta une poignée de plumes de chouette puis un grand sachet d’encens qu’Imonus lui avait procuré.

« Illior, si ta volonté est que je gouverne, donne nous la victoire aujourd’hui », pria-t-elle, pendant que s’élevaient des tourbillons de fumée à l’odeur suave.

Une fois achevées les prières, elle jeta un regard circulaire sur les visages exténués de ses partisans. Certains d’entre eux, tels le duc Nyanis et les gens de Bierfût, la connaissaient depuis sa plus tendre enfance. D’autres, à l’instar de Grannia, ne la suivaient que depuis quelques mois, mais elle lut sur les traits de tous, la même détermination.

« Ne vous inquiétez pas, Majesté », déclara Jorvaï, se méprenant sur sa sollicitude. « Nous connaissons le terrain, et vous avez les dieux de votre côté.

— Avec votre permission, Majesté, mes collègues et moi avons préparé quelques charmes pour contribuer à vous protéger en ce jour, dit Arkoniel. C’est-à-dire, enfin, si vous ne considérez pas que ce serait là manquer à la parole que vous avez donnée à Korin.

— Je me suis engagée à ne pas utiliser de magie directement contre lui. Je ne pense pas que ceci compte, n’est-ce pas ? Allez-y. »

Les magiciens s’approchèrent tour à tour de chacun des maréchaux et des Compagnons pour tramer des sortilèges destinés à sécuriser leurs armures et à les délivrer de la faim qui leur tenaillait les tripes. Ensuite, ils soumirent les capitaines aux mêmes opérations.

Arkoniel en vint à Tamir et brandit sa baguette, mais elle secoua la tête. « Je jouis de toute la protection dont j’ai besoin. Économisez votre énergie pour les autres.

— Comme il vous plaira. »

Tamir se tourna vers ses maréchaux. « C’est l’heure.

— Commandez, Majesté, répondit Nyanis.

— N’accordez de quartier à personne, à moins que nos ennemis ne se rendent explicitement. La victoire ou la mort, messires ! »

Maniès déroula sa bannière et la secoua pour lui faire prendre le vent pendant que l’on répercutait le cri. Le trompette personnel de Tamir sonna un bref appel feutré, et le signal fut répandu de proche en proche par tous ses collègues.

Arkoniel étreignit Tamir puis la maintint à longueur de bras comme s’il voulait s’imprégner de ses traits. « Voici venu le moment pour lequel vous êtes venue au monde. Que la chance d’Illior soit avec vous, ainsi que le feu de Sakor.

— Ne faites donc pas cette gueule lugubre ! le morigéna-t-elle. Si les dieux veulent véritablement une reine, qu’y a-t-il dès lors à redouter?

— Quoi, effectivement? » dit-il, s’efforçant de sourire.

Ki le serra ensuite dans ses bras et chuchota : «Si les choses tournent mal, je n’ai rien à branler de Korin et de sa conception de l’honneur. Vous faites quelque chose ! »

La conscience déchirée, Arkoniel ne parvint qu’à lui retourner son embrassement.

Telle une énorme bête en train de se réveiller, l’armée de Tamir se massa pêle-mêle pour remonter vers ses positions initiales, ses rangs hérissés de piques et d’angons. Personne ne soufflait mot, mais le tintement et le cliquetis des diverses armures, le ferraillement des traits dans des centaines de carquois et le pas de milliers de pieds foulant l’herbe humide remplissaient l’air d’un vacarme assourdissant.

Tamir et les Compagnons chargèrent sur leurs épaules arcs et boucliers avant d’aller se placer au centre de la ligne de front. Ils avaient laissé leurs montures à l’arrière avec les jeunes garçons du camp; ils se battraient d’abord à pied.

Le brouillard se déroba autour de leurs chevilles en loques effilochées tandis que les deux ailes principales entreprenaient de se former. Il restait en suspens comme de la fumée dans la membrure des arbres voisins pendant qu’on déployait les étendards au bout de leurs longues hampes.

Tamir et sa garde rapprochée occupaient le centre du dispositif, flanqués de part et d’autre par une compagnie d’archers d’Atyion et appuyés juste derrière eux par trois compagnies d’hommes d’armes. À Kyman était échu le flanc gauche, sur la gauche duquel se trouvait la falaise. Le flanc placé sous les ordres de Nyanis, à droite, s’étendait jusqu’à la forêt. Les deux ailes se composaient de groupes d’archers postés à l’extérieur et d’hommes d’armes vers le centre qui encadraient les archers de Tamir, Les guerriers de Jorvaï constituaient l’aile de réserve, à l’arrière, mais ses archers personnels décocheraient leurs flèches pardessus les têtes des troupes qui se tenaient devant eux.

Chaque maréchal avait sa bannière, et chaque capitaine aussi. Une fois au contact de l’adversaire, chaque compagnie se rallierait à son propre étendard, de manière à se mouvoir comme un seul homme, en dépit du vacarme et de l’inévitable embrouillamini de la mêlée.

 

La ligne de front de Tamir était établie juste en retrait de la portée de tir de la colline. De là, on entendait distinctement le tintamarre de l’approche de l’armée de Korin.

« Archers. Installez les pieux », commanda Tamir, et les capitaines firent circuler l’ordre tout le long des deux flancs de la première ligne.

La moitié des archers de chaque compagnie plantèrent dans le sol leurs pieux pointus selon un angle aigu qui les orientait face à l’ennemi, formant ainsi le « hérisson », une haie largement espacée de pals acérés dissimulés au sein des rangs comme des piquants dans de la fourrure.

Ils s’affairaient encore à donner les dernières touches mortelles à l’agencement de ce piège quand une clameur s’éleva de l’arrière-garde.

« On est en train de nous prendre en tenaille ! Prévenez la reine, on est en train de nous tourner ! »

« Tenez vos positions ! cria-t-elle avant de partir se rendre compte par elle-même.

— Sacrebleu, il doit avoir dépêché du monde à travers la forêt !» gronda Ki en la suivant tandis qu’elle se frayait passage à coups d’épaules à travers les troupes.

La brume s’était éclaircie, leur permettant de voir la sombre masse d’une armée qui s’approchait, précédée par quatre cavaliers lancés au galop.

« Pourrait bien être des hérauts », fit Ki. Lutha et lui vinrent néanmoins se placer devant Tamir afin de la couvrir avec leurs boucliers.

Or, à la faveur de l’intervalle qui se réduisait, elle reconnut le cavalier qui menait le train. C’était Arkoniel, et il agitait la main en s’époumonant. Elle n’identifia pas les autres, mais elle vit qu’ils étaient armés.

« Laissez-les venir », ordonna-t-elle, en voyant certains des archers encocher des traits sur leurs cordes. «Ils sont arrivés ! hurla Arkoniel en freinant des quatre fers. Les Aurënfaïes ! Ils sont ici ! »

Les cavaliers qui se trouvaient avec lui se débarrassèrent vivement de leur heaume. C’étaient Solun de Bôkthersa et Arengil, accompagnés par un homme plus âgé.

L’inconnu s’inclina du haut de sa selle. «Salut à vous, reine Tamir. Je suis Hiril i Saris, de Gèdre. C’est moi qui commande les archers de Gèdre.

— J’ai moi-même une compagnie de Bôkthersa. Pardonnez-nous d’arriver si tard, dit Solun. Les vaisseaux de Gèdre se sont arrêtés pour nous, et puis nous avons eu un temps épouvantable pendant la traversée.

— Il nous a détournés de notre itinéraire. Nous avons accosté hier plus bas que votre port, expliqua Hiril.

— Nous vous avons apporté des vivres et du vin et amené deux cents archers de chacun des clans », dit Arengil. Il retira de l’intérieur de son tabard un petit rouleau et le lui tendit avec un grand sourire fier. « Et j’ai la permission de mon père et de ma mère de devenir l’un de vos Compagnons, reine Tamir… si vous voulez encore de ma personne ?

— Avec joie, mais, pour aujourd’hui, je pense qu’il vaudrait mieux que tu restes avec les gens de ton propre peuple. »

Il en parut un peu désappointé, mais il pressa sa main sur son cœur, selon le mode skalien.

Tamir expliqua rapidement son plan à Solun et Hiril et leur fit poster leurs archers au centre du troisième rang.

Pendant qu’elle et les Compagnons regagnaient leurs positions sur la ligne de front, un fracas formidable en provenance de la colline éclata brusquement. Les hommes de Korin étaient en train de marteler leurs boucliers et hurlaient des cris de guerre tout en s’avançant vers leurs places. Ce tapage avait quelque chose de déprimant, et il devint encore plus tonitruant quand leurs premiers rangs émergèrent de la brume matinale.

« Ripostez-leur ! » vociféra Tamir. Ki et les autres dégainèrent leurs épées et en martelèrent leurs boucliers, tout en clamant à pleine gorge ; « Pour Skala et la reine Tamir !»

Le cri de bataille se répandit à travers les rangs en une clameur assourdissante qui ne fit que croître pendant que l’armée de Korin se massait au-dessus de ses adversaires.

Quand se fut éteint le tollé général, les deux armées s’immobilisèrent enfin face à face. La bannière de Korin flottait au premier plan, et Tamir distingua le tabard rouge qu’il portait. « N’est-ce pas la bannière du duc Ursaris, là-bas ? fit Ki. Celui que tu as envoyé balader ?

— Si, répondit Lutha. Et sur la gauche, voici celle de Lord Wethring. À droite, c’est le duc Syrus avec ses archers. Mais Korin compte assurément par-dessus tout sur sa cavalerie et sur ses hommes d’armes, puisque c’est ce qu’il possède en plus grand nombre.

— Où se trouve le général Rheynaris ? demanda Ki. -Il est mort à Ero. Caliel disait qu’aucun de ces autres-là ne lui arrivait à la cheville comme tacticien.

— Alors, c’est une bonne nouvelle pour nous.

— Korin a encore maître Porion, signala Barieüs.

— Par les couilles de Bilairy, j’espère qu’aucun de nous n’aura à l’affronter ! » murmura Ki, exprimant là un sentiment partagé de tous. « Merde ! » maugréa Lutha, les yeux toujours fixés sur le sommet de la colline.

« Qu’y a-t-il ? questionna Tamir.

— À la droite de Korin . Tu ne les vois pas ? »

Elle mit sa main en visière pour abriter ses yeux et regarda plus attentivement. « Merde ! » Même à cette distance, elle reconnaissait la blondeur dorée du cavalier. C’était Caliel. Et là, entre lui et Korin, il y avait également Tanil.

« Lutha, toi et Barieüs avez ma permission de ne pas le combattre, et Tanil non plus, leur dit-elle. Je ne vais pas exiger ça de vous. »

Lutha branla sombrement du chef. « Nous ferons ce que nous devons, le moment venu. »

Le héraut attitré de Korin descendit au petit galop vers le pied de la colline, et Tamir quitta son poste pour se porter à sa rencontre. Ils s’entretinrent brièvement, échangèrent des intentions, puis retournèrent vers leurs camps respectifs.

« Le roi Korin exige que vous vous rendiez ou que vous vous battiez, Majesté. Conformément à vos instructions, je lui avais déjà transmis le même message de votre part. »

Tamir ne s’était attendue à rien de moins. « Tu peux te retirer.

— Plaise à Illior de vous accorder la victoire, Majesté. » Après l’avoir saluée, l’homme s’éloigna le long de la ligne. En pleine bataille également, ses pareils étaient sacrés, ils observaient le déroulement des combats et véhiculaient ensuite partout la nouvelle de leur issue.

Monté sur son cheval d’emprunt et revêtu d’une armure qui lui allait aussi mal que possible, Caliel avait son dos lacéré tout endolori sous la chemise grossière dont on l’avait doté. Autant de désagréments dont il n’avait cure, toutefois, tandis qu’il contemplait d’un cœur lourd les lignes adverses, en bas. Il découvrit Tamir au centre, exactement comme il s’ y était attendu, et à pied. Ki était là, lui aussi, ainsi que Lynx. Espérant contre tout espoir, il scruta les visages de ses autres proches, et son cœur chavira lorsqu’il repéra celui de Lutha.

Fermant les paupières, il adressa une prière silencieuse à Sakor. Préserve-moi de les croiser sur le champ de bataille.

S’il devait sa loyauté à Korin, c’est à Lutha et Barieüs qu’il devait la vie, et Tanil devait la sienne à Tamir, même s’il ne saisissait toujours pas que c’était face à cette dernière qu’ils se trouvaient actuellement. Korin avait bien essayé de le reléguer à l’arrière avec le train de bagages, il avait même envisagé de le faire ligoter, mais il s’était heurté aux larmes et aux supplications de son écuyer, persuadé qu’on prétendait le traiter de la sorte parce qu’il était en disgrâce.

« Laisse-le venir, avait finalement dit Caliel. Il est assez vigoureux pour se battre. Et s’il succombe ? C’est lui témoigner plus de sollicitude que de le condamner à demeurer ce qu’il est à présent. Au moins périra-t-il en homme rétabli dans sa virilité. »

En observant Tanil maintenant, il trouva justifié que Korin ait fini par donner son accord. Depuis leurs retrouvailles d’Atyion, il ne lui avait jamais vu l’air si alerte et vivant.

À la vue de la bannière de Tamir qui flottait là-bas, cependant, la lutte de ses doutes personnels et de ce qu’il considérait comme son devoir lui donnait de vagues haut-le-cœur. Korin se refusait à entendre la vérité sur le chapitre de Tamir, et lui, son serment l’obligeait à garder le silence. Mais si elle était une reine authentique ? Sa conscience parlait avec la voix de Lutha. À quoi rime notre attitude, si c’est contre la reine authentique que nous marchons ?

Il reporta son regard sur Korin et soupira. Non, il avait fait son choix. Et il allait s’y tenir, advienne que pourrait.

 

Campé à la droite de Tamir, c’est le cœur gros que Ki promena son regard à la ronde. Lynx, Una, Nikidès et leurs écuyers formaient un carré autour d’eux, tous intrépides et prêts à la lutte. Il lut la même résolution sur le visage des soldats. Grannia et les femmes de sa garde fixaient d’un air farouche l’autre armée, là-haut… Une armée au sein de laquelle elles auraient été tout sauf bienvenues. Il se demanda où diable se trouvait Tharin, et s’il avait été victorieux. La seule idée de la présence de Caliel et de Porion dans la ligne opposée le révulsait, mais il balaya ses regrets. Ils avaient tous choisi leur camp.

À la faveur du silence impressionnant qui s’abattit sur le terrain, il entendit bavarder des hommes dans les rangs de Korin et retentir des quintes de toux dans les leurs. Derrière les nuages, le soleil levant n’était guère plus qu’un vague disque blanchâtre. Dans la forêt, des oiseaux étaient en train de se réveiller, mêlant leurs chants aux soupirs mesurés de la mer au bas des falaises. L’atmosphère était étrangement paisible.

Une heure s’écoula, puis une deuxième, Tamir et Korin attendant chacun de l’autre qu’il fasse le premier mouvement. Dans ses cours sur l’art de la guerre, leur vieux Corbeau de professeur avait déclaré que le plus dur dans une bataille, c’était l’attente. Ki se vit forcé d’en convenir. Le temps devenait lourd et le faisait transpirer dans ses vêtements humides. Son ventre vide gargouillait sous son ceinturon, et il avait mal à la gorge.

Une nouvelle heure passa, et les deux adversaires commencèrent à échanger des quolibets. Mais Tamir demeura immobile et muette, le regard attaché sur Korin qui avait finalement mis pied à terre afin de s’entretenir avec quelques-uns de ses généraux.

Nyanis remonta la ligne pour rejoindre la reine et son entourage. « Il ne va pas bouger.

— Alors, nous aurons à l’y forcer, tout simplement, rétorqua-t-elle. Préparez vos archers. Grannia, faites passer le mot le long de l’aile de Kyman. »

Le message parcourut la ligne, et le ferraillement des carquois que l’on était en train d’apprêter y répondit bientôt. Ki déchargea son épaule du sien et encocha une flèche sur la corde de son arc.

Tamir tira son épée et la brandit. « Archers, en avant ! »

Toute la ligne de front se gondola quand les archers coururent combler la marge de tir qui les séparait de la ligne ennemie. Les rangs de derrière étaient eux-mêmes remontés d’autant par la même occasion, de manière à préserver le savant camouflage du hérisson.

Les archers lâchèrent leurs traits, visant haut et faisant s’abattre une grêle de flèches meurtrières sur les têtes et les boucliers dressés des troupes de Korin. Les railleries de l’ennemi se transformèrent en jurons et en cris de douleur auxquels se mêlaient les hennissements stridents des, chevaux blessés.

Tamir n’avait pas quitté son porte-étendard pendant que Compagnons et archers décochaient trait sur trait. Les flèches se déversèrent comme une pluie noire et continuelle pendant plusieurs minutes, car les archers tiraient à volonté, jusqu’au moment où ils retraitèrent vers leurs positions initiales.

Sur la colline, des chevaux se cabraient et prenaient le mors aux dents. La bannière de Korin vacilla mais ne tomba pas. La ligne demeurait solide et, comme l’ avait espéré Tamir, la première attaque débuta.

Korin vit Tobin s’avancer à pied. Cette bannière bleue le narguait pendant qu’il se blottissait sous son bouclier et celui de Caliel afin de se garantir contre l’averse de flèches sifflantes. Trois d’entre elles frappèrent son bouclier, lui ébranlant le bras, et une autre ricocha sur sa cuisse tapissée de mailles.

Les montures de Garol et de Porion furent atteintes et les désarçonnèrent. Urmanis tendit son bras de bouclier pour protéger son écuyer affalé par terre, puis dégringola de sa selle à rebours, la gorge empennée d’une flèche. Garol rampa vers lui et le maintint pendant qu’il tentait de se cramponner au bout de hampe qui dépassait de la plaie.

« Emportez-le à l’arrière », ordonna Korin, en se demandant si ce n’était pas également là un mauvais présage. Un de plus qui m’est enlevé !

« Regardez, Sire, ils se sont repliés, dit Ursaris.

Vous devez riposter avec une charge avant qu’ils ne se remettent à tirer. Voilà venue votre heure, Sire ! »

Korin tira son épée et la brandit, donnant par là le signal à la cavalerie de Syrus et de Wethring de charger à partir des ailes.

Avec des cris de guerre à vous glacer le sang, ils bottèrent les flancs de leurs chevaux pour leur faire dévaler la colline au vol et déferler comme une vague gigantesque sur les combattants de Tobin. Les hommes d’armes de la ligne de front se précipitèrent à leur suite.

« Regardez-moi ça, ils sont déjà en train de se débander ! » s’exclama Alben, tandis qu’une force plus limitée de Tobin reculait immédiatement.

Or, loin de s’enfuir et de se débander, les rangs se bornèrent à se replier pour démasquer une haie hérissée de pieux obliques que les cavaliers en train de charger aperçurent trop tard. Pendant ce temps, une nouvelle volée drue de flèches partie de l’arrière s’abattit avec une efficacité mortelle sur les agresseurs montés. Certains furent projetés à bas de leur selle ou s’effondrèrent avec leurs chevaux. D’autres, dans les rangs de tête, incapables de s’arrêter à temps, mordirent la poussière lorsque leurs bêtes vinrent s’empaler d’elles-mêmes sur les pieux ou se cabrèrent et s’emballèrent. D’autres encore s’embourbèrent inexplicablement ou tombèrent par-dessus ceux qui gisaient à terre et furent piétinés par ceux qui continuaient de charger.

La charge tint néanmoins et se heurta violemment à la ligne de front de Tobin. Le centre plia, et Korin se berça d’un espoir momentané quand l’étendard de son cousin pivota sauvagement. Mais, au lieu de céder, la ligne de Tamir rebondit de nouveau vers l’avant, emprisonnant la cavalerie de Korin entre la cohue de ses propres hommes d’armes qui survenaient tout juste pour l’appuyer. Coincés entre la forêt, les falaises et la ligne solide de Tobin, ses guerriers se trouvaient aussi sévèrement tassés qu’un bouchon dans le goulot d’une bouteille. Une autre volée de flèches s’éleva derechef des arrières et, décrivant une parabole par-dessus les rangs de Tobin, fit pleuvoir la mort au sein des forces bloquées de Korin.

Exactement comme l’avait espéré Tamir, l’avant-garde de Korin s’était gravement resserrée pendant qu’ elle chargeait, et sa ruée tête baissée rendait impossible à ceux qui menaient le train d’éviter les pieux, la boue, les fosses et les tranchées qu’on avait préparés pour les prendre au piège. Lorsque les archers aurënfaïes lâchèrent leur deuxième volée, le carnage empira, et l’atmosphère fut saturée par les hennissements stridents des chevaux blessés et les cris de leurs cavaliers. Cela n’interrompit pas la charge, la ralentit seulement un peu et suscita la confusion.

« Défendez la reine ! » aboya Ki, et les Compagnons se refermèrent autour d’elle pendant que survenaient de nouveaux cavaliers ennemis.

Ses archers lâchèrent leurs arcs et se battirent à l’épée, quand ce ne fut pas avec les maillets dont ils s’ étaient servis pour planter les pieux. Les compagnies d’hommes d’armes s’élancèrent à leur tour, désarçonnant les cavaliers à l’aide de leurs angons ou bien les arrachant de selle avant de les achever à coups d’épée et de gourdin. Déjà en posture désavantageuse, la charge qu’ordonna Korin à sa ligne de fantassins ne contribua qu’à resserrer l’étau sur sa cavalerie.

« Pour Skala ! » cria Tamir en se jetant dans la mêlée.

Comme il ne pouvait être question de barguigner, Ki s’était précipité pour rester à la hauteur de Tamir quand, l’épée au poing, il rencontra l’ennemi.

Cela faisait l’effet de tailler dans un mur de chair et, pendant quelque temps, ils eurent l’impression qu’ils allaient être repoussés. Le boucan de la bataille était assourdissant.

Sans céder un pouce de terrain ni cesser de frapper d’estoc et de taille à tout va, Tamir beuglait des encouragements et les pressait tous d’avancer. Son épée reflétait la lumière avec des flamboiements rouges. Pris dans la trappe de la cohue, son porte-étendard tomba, mais Hylia empoigna la hampe qui vacillait et la redressa fièrement.

Alors que les combats semblaient partis pour s’éterniser, l’ ennemi finit par lâcher pied et par battre en retraite dans le plus grand désordre de l’autre côté du ruisseau, abandonnant sur le terrain piétiné des centaines des siens morts ou presque. Des flèches aurënfaïes le talonnèrent, massacrant les retardataires qui s’échinaient à regrimper en haut de la colline.

Korin lâcha un juron retentissant quand son avant-garde se démantela en s’éparpillant confusément pour un sauve-qui-peut généralisé. La bannière de Tobin persistait à tenir ferme, et il eut la certitude d’apercevoir celui-ci toujours aussi hardiment campé sur le front des troupes.

« Maudit soit-il ! » gronda-t-il, furieux. « Porion, faites à nouveau sonner la charge. Et, cette fois, c’est moi qui la conduirai ! Nous les frapperons avant qu’ils ne puissent se regrouper. Wethring, je veux qu’on dépêche une force latérale à travers la forêt se battre sur leurs arrières.

— Sire, attendez au moins que les autres soient de retour, préconisa tout bas Porion. Autrement, c’est sur le corps de vos propres hommes que vous passerez !»

Non sans grincer des dents, Korin abaissa son épée, conscient des nombreux regards qui pesaient sur lui. Pendant qu’il attendait, tout en contemplant les cadavres qui jonchaient le champ de bataille, la peur revint le ronger.

Non, je ne faillirai pas, cette fois, se jura-t-il en silence dur comme fer. Par l’Épée de Ghërilain et le nom de mon père, je me comporterai aujourd’hui en roi !

Il jeta un coup d’œil oblique vers Caliel qui, d’un tel calme en selle à ses côtés, contemplait le champ de bataille d’un air impassible.

Il puisa de l’énergie dans la présence de son ami. Je ne me couvrirai pas de honte devant toi.

Aussitôt que la première vague de Korin eut évacué le terrain, Tamir envoya ses gens recueillir les blessés pour les emporter à l’arrière. Sur son ordre, les ennemis blessés devaient se voir traités avec la même courtoisie plutôt que d’être achevés sur place, à moins qu’il soient mortellement atteints.

Elle-même demeura en position, tout à bout de souffle et ensanglantée qu’elle était. Les Compagnons n’étaient pas moins couverts de sang qu’elle, mais exclusivement jusque-là de celui de l’adversaire et non du leur.

Nikidès lui adressa un sourire goguenard lorsque, s’épongeant la figure sur la manche de son tabard, il ne réussit qu’à les rendre encore plus sanglantes toutes les deux. Disparu, le garçon lymphatique et timide qu’il avait été. Après des jours et des jours de rude marche et de vie dure, il était aussi crasseux et barbu que n’importe lequel des autres, et il paraissait fier de lui.

« Tu n’as pas encore besoin de te dénicher un nouveau chroniqueur, lui fit-il observer en gloussant.

— Veille à m’épargner cette corvée-là. » Lutha et Barieüs la tracassaient bien davantage. Ils étaient tous les deux livides sous leur heaume.

« Ne t’inquiète pas pour nous, lui dit Lutha. Nous avons fermement l’intention de rendre à Korin la monnaie de sa pièce aujourd’hui. »

La brume s’était complètement dissipée, et la pluie se clairsemait. Le soleil indiquait midi. Ki tendit à Tamir une gourde d’eau, et elle but goulûment, debout, tout en regardant Korin s’entretenir avec ses nobles.

Juste au même instant se produisit derrière elle une espèce de bousculade parmi les soldats. Arengil se fraya passage dans leurs rangs, les bras chargés de fromage et de saucisses.

« Notre train de bagages a quand même fini par nous rattraper, lui dit-il en lui offrant une saucisse. Hiril a pris la liberté de faire distribuer de la nourriture quand il a appris à quel point vous aviez eu faim. »

Elle mordit dans la saucisse avec un grognement de gratitude. C’était coriace et sacrément épicé. Elle en saliva si fort que sa bouche lui faisait mal.

« Me voilà maintenant encore plus content de votre arrivée ! » s’exclama Ki, les joues rebondies de fromage. « Je craignais que nous n’en soyons réduits à bouffer de la viande de cheval, ce soir. Je suppose que vous n’avez pas apporté de vin ?

— Il y a ça aussi. » Arengil tira de sa ceinture une fiasque de terre cuite et la lui tendit. Après en avoir tiré une lampée, Ki la passa à Tamir.

Elle y sirota une gorgée puis la transmit à Lynx. « Par les couilles de Bilairy, ce que ça peut être bon ! »

Tout autour d’eux , ses gens riaient, et ils accueillaient par des ovations enthousiaste s les provisions qu’on faisait circuler à travers les rangs.

Leur répit fut de courte durée. Des sonneries de trompettes retentirent, du côté du camp de Korin, et Tamir s’aperçut qu’il était en train de masser ses troupes en vue d’une seconde charge.

Elle et les Compagnons envoyèrent chercher des montures, et elle convoqua ce qu’elle possédait de cavalerie, la disposant au centre et la faisant flanquer de part et d’autre par de profondes rangées d’archers.

Korin n’était pas idiot. S’étant déjà fait épingler une fois sur les piquants de son hérisson, il orienta sa nouvelle attaque contre son flanc droit , contournant la forêt pour fondre sur eux de biais. En franchissant le ruisseau, certains des chevaux s’embourbèrent dans la terre molle et culbutèrent dans les fosses, conformément à ce qu’avait escompté Tamir, mais en trop petit nombre pour que cela modifie la donne.

« Kyman n’est pas en train de pivoter ! » hurla Ki, à qui un regard en arrière venait de permettre d’apercevoir les troupes du vieux général progresser parallèlement aux falaises.

La ligne de Korin était en train de s’incurver. Ceux de ses cavaliers qui bordaient de plus près la lisière de la forêt foulaient un sol plus accidenté qui leur interdisait d’adopter un train aussi rapide que celui de l’extrémité opposée du front. Kyman se dirigeait vers les traînards, prenant par là le risque de se voir repoussé jusqu’à la falaise.

Tamir distingua l’étendard de Korin pendant qu’il descendait de la colline, et elle mena sa cavalerie droit sur lui pour l’affronter. Lorsque l’intervalle entre les deux forces se fut suffisamment amenuisé, elle repéra son cousin sur sa monture dans le cercle étroit de sa garde personnelle. Avec lui se trouvaient encore Caliel et Alben, ainsi que quelqu’un d’autre qui arborait l’emblème de Compagnon royal.

« Ça, c’est Moriel ! gueula Lutha .

— Ainsi donc, en définitive, il a dégotté ce qu’il convoitait, commenta Ki. Voyons un peu de quelle manière il chérit ses obligations.

— De grâce, Tamir, laisse-le-moi si nous parvenons à nous rapprocher assez, la pria Lutha . l’ai une ardoise à lui régler.

— Si telle est la volonté de Sakor, le Crapaud est à toi. »

Ki dut talonner son cheval comme un forcené pour se maintenir à la hauteur de Tamir lorsqu’elle chargea. À pied, ç’avait été un jeu d’enfant de rester auprès d’elle. Cette fois, c’était Korin qui menait l’assaut, et Tamir voulait l’atteindre coûte que coûte. Comme d’ habitude, il appartenait à Ki et aux Compagnons de ne pas la lâcher d’une semelle lorsque la soif de se battre s’emparait d’elle. Lynx et Una galopaient à sa gauche. Nikidès et Lutha se trouvaient du côté de Ki, souriant d’un air farouche sous leur heaume d’acier.

Les deux lignes entrèrent en collision comme des vagues, chacune d’elles contrant l’élan de l’autre. Pendant un moment, elles conservèrent leur formidable compacité, mais juste après ce fut le chaos.

Les fantassins aussi ne tardèrent guère à survenir à gros bouillons derrière les chevaux, frappant les cavaliers avec leurs piques et leurs lances. Ki vit un homme qui, prenant Tamir pour cible, inclinait sa pique dans l’intention de l’en transpercer par-dessous sa garde. Il poussa son cheval de l’avant et lui passa sur le corps, puis il en abattit deux autres qui se ruaient sur lui pour l’arracher de sa selle. Quand il releva les yeux, des flèches pleuvaient à verse sur les rangs massés de Korin. À en juger d’après la parabole qu’elles décrivaient, c’étaient les Aurënfaïes qui les décochaient par-dessus leurs têtes à eux. Tout en priant qu’elles sachent distinguer l’ami de l’ennemi, il éperonna de nouveau son cheval.

Korin avait présumé que le front de Tamir évaserait son angle pour se porter à sa rencontre, mais l’aile gauche, au loin, restait à l’écart, sans se laisser attirer dans la mêlée. Au lieu de quoi elle attendit pour venir menacer son propre centre comme un poing serré, contraignant par là une partie de sa cavalerie à pivoter pour aller l’affronter.

Korin força l’allure, sans perdre de vue la bannière de Tobin. Son cousin était monté, cette fois, et il semblait lui aussi s’efforcer de l’atteindre.

Toujours en tête, hein ?

Les deux armées attaquaient et refluaient tour à tour, barattant la terre molle et détrempée en un bourbier aussi mortellement glissant pour les hommes que pour les bêtes. Korin chevauchait l’épée au clair mais, cerné comme il l’était par sa garde, il ne pouvait rien faire d’autre pour l’instant que beugler des ordres.

Dans le lointain, il entendit retentir de nouvelles clameurs lorsque la force de débordement de Wethring surgit brusquement de la forêt pour prendre à revers les lignes arrière de Tobin. Exactement comme il s’en était flatté, ces lignes-là ne pouvaient rien faire d’autre que se retourner pour faire face à leurs agresseurs, divisant de ce fait les forces de Tobin de la même façon que les siennes l’avaient été.

Cela n’empêcha pourtant pas la ligne de front de Tobin de tenir ferme, et Korin se retrouva lui-même en train de se faire refouler vers la forêt.

Arkoniel et ses collègues s’étaient postés juste derrière les Aurënfaïes, déjà en selle et prêts à intervenir si les choses prenaient une tournure funeste. Saruel avait été la première à remarquer les cavaliers dans les bois.

« Regardez par là ! s’égosilla-t-elle dans sa propre langue. Solun, Hiril, retournez-vous ! Il faut vous retourner pour les affronter ! »

Les rangs des Bôkthersans se trouvaient les plus proches de la forêt, et ils décochèrent une volée de flèches assassines dans le tas des cavaliers lorsque ceux-ci émergèrent en trombe du couvert des arbres. Ils continuèrent à tirer pendant que leurs assaillants se ruaient sur eux.

Hiril et les Gèdres étaient plus loin derrière, et ils eurent davantage de temps pour se préparer, tandis que les hommes de Solun encaissaient le plus dur de la charge.

« Allons-nous vraiment jouer là les spectateurs passifs !» s’écria Malkanus, au comble de la frustration.

« Nous avons donné notre parole à Tamir », répondit Arkoniel, bien que l’inaction ne fût pas plus à son goût qu’à celui de ses deux collègues.

« Uniquement de ne pas recourir à la magie contre l’armée de Korin », affirma Saruel. Elle ferma les yeux, marmonna une formule de sortilège et frappa dans ses mains. De l’autre côté du terrain, les arbres à la lisière de la forêt d’où continuaient de surgir de nouveaux cavaliers s’embrasèrent subitement. Des flammes de feu grégeois léchèrent des troncs séculaires, se propagèrent le long de leurs branches et bondirent de là vers les membrures environnantes.

De l’endroit où Arkoniel se tenait en observation, rien n’indiquait que les hommes ou les chevaux prissent aussi feu, mais les bêtes, affolées par la fournaise et la fumée, jetaient à bas leurs cavaliers ou les emportaient au milieu des Aurënfaïes en essayant de s’enfuir. Arkoniel expédia un œil magique au-delà des flammes et distingua des cavaliers beaucoup plus nombreux qui s’efforçaient de maîtriser leurs montures et de découvrir un chemin qui leur permette de contourner la progression foudroyante de l’incendie.

« Si Tamir me réprimande à propos de ça, lui dirai-je que vous avez attaqué les arbres ?

— Nous n’avions pas conclu de pacte avec la forêt », répliqua Saruel en toute sérénité.

Tout semblant d’ordre avait disparu quand la bataille dégénéra en un indescriptible corps-à-corps. Encore monté, Korin voyait nettement l’étendard de Tobin à une distance tentante de quelques centaines de pas, par-delà un magma compact d’hommes et de chevaux.

À force de se démener pour avancer, il finit par entr’apercevoir le heaume de Tobin dans le chaos puis, quelques moments plus tard, son visage. Maintenant à pied, celui-ci se dirigeait droit vers lui, les traits gondolés par ce même sourire railleur que Korin avait vu dans ses rêves. « Là ! aboya Korin à Caliel et aux autres. Le prince Tobin ! Nous devons l’atteindre !

— Où ça, messire ? » lui retourna Caliel.

Korin jeta un coup d’œil en arrière, mais il n’y avait pas trace de son cousin. L’étendard de Tobin était non loin de là, oscillant par-dessus la cohue près de l’étendard de Lord Nyanis. Derrière, dans le lointain, des tourbillons de fumée blanche se détachaient contre le ciel, parsemés d’étincelles rouges.

« ils ont mis le feu aux bois ! hurla Porion.

— Attention, Korin ! » cria Caliel.

Korin se tourna à temps pour voir sur sa gauche une femme armée d’une pique qui, se faufilant à travers sa garde, fonçait sur lui. ilessaya d’obliger son cheval à pivoter pour lui faire face, mais la maudite bête choisit juste ce moment pour trébucher dans un trou. Elle se déroba sous lui d’une embardée et s’effondra, le projetant aux pieds de la femme. Celle-ci darda vivement sa pique pour le transpercer, mais l’épée de Caliel s’ abattit sur sa nuque et la tua d’un coup qui la décapita à demi. Le sang qui jaillit de la plaie aspergea la figure de Korin.

Caliel mit pied à terre et, d’une traction, le replanta debout, puis se retourna pour repousser l’afflux des ennemis. Tu es blessé, Kor ?

— Non !» Korin essuya promptement le sang qui l’aveuglait. Au loin, il discerna Ursaris qui, toujours en selle, faisait de son mieux pour le rallier mais l’enchevêtrement des combats contrecarrait son dessein. Tandis qu’il observait son manège, il vit un homme équipé d’une pique le frapper en pleine poitrine et l’effacer de son champ de vision.

Par un phénomène étrange, maintenant qu’il se trouvait immergé au plus épais de la bataille, sa peur l’avait complètement abandonné. Il l’avait tenue à distance pendant la charge mais, une fois confronté à l’acharnement de la lutte, ses longues années d’entraînement reprirent le dessus, et le fait d’abattre adversaire sur adversaire lui parut soudain d’une étonnante facilité.

Une autre femme aux couleurs d’Atyion se précipita sur lui, glapissant un cri de guerre sans pour autant cesser de faire aller et venir son épée. Il se fendit pour lui porter une pointe sous le menton. Tandis qu’elle s’écroulait, il distingua un mouvement derrière elle et revit Tobin, à quelques pas de lui tout au plus cette fois. Celui-ci le dévisagea puis disparut.

« Là ! » cria Korin, tout en essayant de nouveau de se jeter à sa poursuite.

« De quoi parles-tu ? » lui gueula Caliel.

Subitement, une nouvelle nuée de flèches s’abattit sur eux en sifflant. Mago poussa un cri et tomba, les mains crispées sur le bois empenné d’un trait qui dépassait de sa poitrine. Alben l’empoigna par le bras tout en essayant de les abriter tous deux sous son bouclier brandi. Une flèche lui traversa la cuisse avant de percer le devant de son haubert, et il chancela. Korin se pencha pour casser net la longue extrémité du trait.

Elle n’était emplumée que de trois ailettes au lieu de quatre. « Aurënfaïe. Ce doit être ça, les renforts que nous avons vus arriver. Alben, tu peux tenir debout ?

— Oui. Ce n’est pas profond. » Mais il resta agenouillé auprès de Mago, lui serrant la main, pendant que le jeune écuyer se tordait de douleur et que la bataille déferlait maintenant autour d’eux. Une écume sanglante se mit à moucheter les lèvres de Mago, et sa respiration était laborieuse et désespérée. De la blessure de sa poitrine qui émettait un bruit de succion cloquaient des bulles d’air et de sang.

Il n’était pas question de l’évacuer du champ de bataille et, s’ils l’y abandonnaient comme ça, il se ferait sûrement piétiner. Avec un sanglot, Alben se releva et l’acheva miséricordieusement d’un coup d’épée. Korin se détourna en se demandant s’il lui faudrait faire la même chose avant la fin de la journée. Tanil se trouvait encore à ses côtés, couvert de sang, l’œil égaré. Il pouvait bien avoir la cervelle faible, son bras ne l’était pas, lui. Il s’était vaillamment battu.

 

La bataille continua de faire rage pendant que l’après-midi tirait en longueur. Il était impossible à Korin de dire où se trouvaient ses autres généraux, sauf lorsqu’il lui arrivait d’entrevoir l’un d’eux ou leurs couleurs respectives.

L’étendard de Tobin apparaissait et disparaissait comme une vision torturante, et le jeune prince faisait de même. Il suffisait que Korin se dirige vers lui pour qu’un simple coup d’œil par-dessus l’épaule lui révèle qu’il s’était débrouillé pour s’esquiver dans la cohue. Sa vitesse de mouvement avait de quoi vous rendre dingue.

« Je veux sa tête ! aboya Korin en l’entr’apercevant à nouveau, cette fois à proximité de la lointaine lisière des arbres. « Rattrapez-le ! Il est en train de gagner la forêt ! »

Tamir tâcha d’atteindre Korin, mais, en dépit de tous ses efforts, elle ne parvint pas à se frayer passage à travers la foule jusqu’à son étendard. Chaque fois qu’elle s’en rapprochait, il semblait se dissoudre.

« Korin nous a débordés ! lui hurla Lynx. Et il a mis le feu aux bois ! »

Elle jeta un regard en arrière et vit que sa dernière ligne était en train de se fissurer et qu’au loin, là-bas, s’élevaient des nuages de fumée. « Il n’y a pas moyen d’y remédier. Continuez de faire porter la pression sur Korin .

— Bon sang, mais attends-nous donc ! » rugit Ki, tout en tailladant un bretteur qui s’était insinué dans une brèche des Compagnons sur la droite de Tamir.

Comme les Aurënfaïes s’étaient retournés pour affronter les cavaliers venus les prendre à revers, Tamir n’avait plus à sa disposition que sa garde personnelle et l’aile de Nyanis, pendant que Kyman repoussait un autre régiment à peu près au milieu du champ de bataille.

À pied de nouveau, elle trébuchait sur des corps, certains morts, d’autres exhalant des cris de douleur pendant que les flux et reflux de la bataille leur passaient dessus. Ceux qui n’avaient pas la force de se traîner plus loin finissaient écrasés dans le bourbier.

Tamir et le reste de sa garde rapprochée étaient tellement couverts de sang et de boue qu’il aurait fallu être bien fin pour dire s’ils étaient blessés ou non. Nik semblait privilégier son bras gauche, Lynx avait le nez barré par une entaille, et Barieüs titubait pas mal, mais ils demeuraient groupés autour d’elle et se battaient farouchement. Elle-même avait le bras de plus en plus lourd, et la soif lui brûlait le gosier.

Les combats étaient d’une telle densité qu’il était souvent difficile de savoir à quel endroit du champ de bataille on se trouvait. Au fur et à mesure que l’après-midi se prolongeait indéfiniment et que le ciel commençait à prendre une teinte dorée, Tamir finit par se rendre compte qu’elle avait un pied dans les eaux bourbeuses et rougies de sang du ruisseau. Elle faisait face à la haute lisière sombre de la forêt, et elle aperçut tout à coup de nouveau la bannière de Korin, à moins de vingt pas cette fois.

« Ki, regarde ! Il va pénétrer sous les arbres, là !

— Se figure pouvoir s’y planquer, n’est-ce pas ? gronda Ki.

— À moi ! cria-t-elle en brandissant son épée pour montrer le chemin. En le capturant dans les bois, nous mettrons un point final à cette tuerie. »