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Nalia avait très peu vu Korin depuis qu’il avait appris sa grossesse. Il s’abstenait désormais totalement de fréquenter la couche conjugale - un répit bienvenu - et passait toutes ses journées à organiser sa guerre et à échafauder des plans.
Du haut de son balcon, elle observait l’activité des campements et les allées et venues permanentes dans les cours de la forteresse en contrebas. L’air retentissait sans relâche du vacarme que faisaient les armuriers, les maréchaux-ferrants et le roulement des fourgons.
Elle n’était pas oubliée pour autant. Korin lui faisait parvenir chaque jour ses petits présents, et Tomara allait le voir chaque matin pour l’informer de la santé de sa maîtresse. Dans les rares moments où il venait lui rendre visite, il se montrait gentil et attentionné. Pour la première fois, elle guettait en fait avec impatience le bruit de ses pas dans les escaliers.
Korin ne songeait pas à elle tandis qu’escorté de ses hommes il descendait à cheval la route sinueuse qui menait au port. Avant son arrivée à Cima, celui-ci n’était rien d’autre qu’un minuscule village de pêcheurs, mais il s’était singulièrement transformé durant l’été. Des rangées de maisons bâties de bric et de broc, de tavernes rudimentaires et de longs baraquements avaient poussé sur la pente abrupte qui s’étendait entre les falaises et la ligne des côtes.
Une vive brise marine agitait les boucles noires de Korin et séchait la sueur sur son front. L’été courait vers son terme jour après jour, mais les ciels étaient encore limpides. Les navires du duc Morus mouillaient en eau profonde, et plus d’une douzaine d’autres les avaient désormais rejoints . Il y en avait trente-trois en tout. Le tonnage de certains était inférieur à celui des gros caboteurs, mais il disposait de vingt belles caraques solides, chacune capable de transporter une centaine d’hommes.
Lorsqu’il atteignit la jetée de pierre, l’odeur pestilentielle de poiscaille et de goudron bouillant se mêlait à la vivifiante salinité de l’air. « Que ne pouvons-nous faire voile à leur bord, lança-t-il par-dessus l’épaule à l’adresse d’Alben et d’Urmanis. Quelques jours de navigation leur suffiront pour gagner Ero , pendant que nous serons encore en train de nous farcir péniblement la route.
— Certes, mais tu commanderas la majeure partie des forces », répliqua Alben. Urmanis et lui étaient les derniers de ses Compagnons d’origine et ses derniers amis. Il avait également élevé Moriel à la dignité de Compagnon. Comme Nyrin ne s’était pas fait faute de le souligner, le Crapaud avait prouvé ce qu’il valait tout au long des mois précédents, et si le magicien ne s’était pas privé sans répugnance de ses services , il avait dû convenir qu’il restait assez peu de jeunes gens convenablement entraînés pour combler les vides des rangs. Alben en avait toujours parlé avec faveur, et Korin en personne se demandait pourquoi il ne l’avait pas engagé plus tôt.
Morus l’accueillit chaleureusement. « Bonjour, Majesté. Comment se porte aujourd’hui dame votre épouse ?
— Elle va très bien, messire, répondit Korin en lui serrant la main. Où en est ma flotte ?
— Nous allons entreprendre son chargement et appareillerons aussitôt que vous aurez accompli la libation. Avec un bon vent arrière, nous devrions jeter l’ ancre d’ici à trois jours au-dessus d’Ero et nous tenir prêts à refermer l’étau sur Atyion dès votre propre arrivée. »
Cette perspective fit sourire Moriel. « Vous coincerez Tobin comme une noisette entre deux cailloux.
— Oui. » Chaque fois que l’on mentionnait son cousin, Korin avait l’impression que son cœur se pétrifiait dans sa poitrine comme un gros glaçon. Il n’avait jamais détesté personne comme il haïssait Tobin. Celui-ci hantait ses rêves sous les espèces d’une silhouette blême et railleuse, qui se contorsionnait comme un spectre aux yeux noirs. Rien que la nuit dernière, il avait rêvé qu’il s’empoignait avec lui, chacun s’efforçant de dépouiller l’autre de la couronne qu’il portait.
Tobin avait dupé la moitié du pays avec ses prétentions démentielles, et les quelques victoires qu’il avait remportées impressionnaient les gens. Celles-ci horripilaient Korin, et la jalousie dévorait son cœur. Et voilà que le petit parvenu lui avait même subtilisé Caliel. Jamais il ne pardonnerait à aucun d’entre eux.
Nyrin parlait sombrement des magiciens qui étaient en train de se rassembler à la cour de Tobin. Rares étaient ceux qui s’étaient présentés à Cima, et la poignée de Busards qui étaient arrivés au nord formait une bande de bons à rien, tout juste capables, aux yeux de Korin, de brûler leur propre espèce et de terrifier les soldats. S’il fallait en croire les rumeurs, ceux de Tobin possédaient en revanche des pouvoirs prodigieux. Oh, par la Flamme, ce qu’il l’exécrait, ce marmot !
« Korin, tu ne te sens pas bien ? » lui chuchota Urmanis à l’oreille.
Korin papillota et s’aperçut que Morus et les autres le dévisageaient. Alben le tenait par le coude, et Urmanis le flanquait tout près de l’autre côté, l’air alarmé.
« Qu’est-ce que vous avez tous à me fixer de cette façon ? » les foudroya Korin avec un regard furieux pour couvrir sa défaillance passagère. À la vérité, il éprouvait un rien de tournis, et ses poings crispés brûlaient d’écraser quelque chose. « Allez, convoquez vos hommes, Morus. »
Ce dernier donna le signal à l’un de ses capitaines. L’homme porta un cor à ses lèvres et sonna le rassemblement. En peu de temps, l’appel fut répercuté par les timoniers des bateaux comme du sommet des collines. Korin s’assit pour attendre sur une bitte d’amarrage et regarda des files successives d’hommes se déverser en bon ordre des baraquements et descendre vers les appontements. Des chaloupes nagèrent sur la surface lisse de la baie pour se porter au-devant d’eux.
« Tu vas mieux ? » murmura Alben, planté tout près de Korin, tout en s’arrangeant pour le dérober à la vue du reste de l’assistance.
« Oui, bien entendu ! » jappa le prince, puis, avec un soupir : « Mon absence a duré longtemps, cette fois-ci ?
— Rien qu’un moment, mais tu avais l’air prêt à zigouiller quelqu’un. »
Korin se frotta les yeux pour essayer de refouler la migraine qui s’accumulait peu à peu derrière eux. « Je serai en pleine forme aussitôt que nous nous mettrons en marche. »
Cette fois, il ne manifesterait pas de faiblesse et ne commettrait pas d’erreurs. Cette fois, il serait le digne fils de son père.