28
Ki était perdu, et glacé jusqu’aux os.
Des images incohérentes fusaient derrière ses yeux. Elle est en danger ! Je ne vais pas la rejoindre à temps !
Une fenêtre étoilée, des jambes qui se démenaient.
Tamir désarmée, sous l’épée flamboyante de Korin …
Trop loin ! Peux pas atteindre…
Non !
Les ténèbres l’engloutirent avant qu’il n’ait pu arriver jusqu’à elle, et la douleur. Tant de douleur. Tout en dérivant, seul dans le noir, il crut entendre des voix lointaines qui l’appelaient. Tamir ?
Non, elle est morte… j’ai échoué, et elle est morte… Alors, laissez-moi mourir aussi.
Une telle douleur.
Suis-je mort ?
Non, pas encore, enfant.
Lhel ! Où êtes-vous ? Je ne peux pas voir !
Tu dois être fort. Elle a besoin de toi.
Lhel ! Comme vous m’avez manqué !
Tu m’as manqué toi aussi, enfant. Mais c’est à Tamir que tu dois penser, maintenant.
La panique le lancina. Je suis désolé. Je l’ai laissée mourir !
Une petite main raboteuse se referma durement sur la sienne. Ouvre les yeux, enfant.
Subitement, Ki recouvra la vue. Il se tenait aux côtés de Lhel dans la tente. La pluie qui était en train de tambouriner sur la toile dégouttait au travers tout autour d’eux. Et Tamir se trouvait là, endormie par terre, auprès d’une paillasse sur laquelle était allongé quelqu’un d’autre.
Elle est vivante ! Mais ce qu’elle a l’air triste… Nous avons perdu la bataille ?
Non, vous l’avez gagnée. Regarde plus attentivement.
Tamir, nous avons gagné ! cria-t-il en essayant de lui toucher l’épaule. Mais il en fut incapable. Il ne pouvait plus du tout sentir sa main. En se penchant davantage sur elle, il aperçut des larmes séchées sur ses joues, ainsi que le visage de la personne auprès de laquelle dormait Tamir.
C’est moi. Il pouvait voir son propre visage, blême, et les minces croissants blancs qui soulignaient ses cils écartés. Je suis mort !
Non, mais tu n’es pas vivant non plus, rétorqua Lhel.
Tu patientes. Frère apparut aux côtés de Tamir, les yeux levés vers Ki d’un air moins hostile qu’à l’ordinaire. Tu patientes quelque part entre vie et mort, comme moi-même. Nous sommes encore liés, tous les deux. Regarde plus attentivement, chuchota Lhel. Regarde le cœur de Tamir et les vôtres.
À force de loucher, Ki parvint tout juste à discerner quelque chose qui, ressemblant à une fine racine noire et tordue, s’étirait de la poitrine de Frère à celle de Tamir, Non, pas une racine, mais un cordon ombilical ratatiné.
En baissant les yeux, il vit un autre cordon entre lui-même et son propre corps, et encore un autre qui s’ étirait de son corps à celui de Tamir, mais ces deux-là étaient argentés et brillants. D’autres filaments, d’un éclat moins vif, rayonnaient à partir de là et disparaissaient dans toutes les directions. Il y en avait un sombre qui, à partir de la poitrine de Tamir, traversait la tente jusqu’à la portière ouverte. Korin se tenait là, dehors, regardant à l’intérieur avec une expression perdue.
Qu’est-ce qu’il fiche ici, lui ?
Elle m’a tué, chuchota Korin, et la peur envahit Ki quand le sombre regard vide se tourna vers lui. Faux ami !
Ne te tracasse pas pour lui, enfant. Il n’a rien à réclamer de toi. Lhel toucha le cordon argenté qui joignait Ki à Tamir. Celui-ci est très solide, beaucoup plus solide que le cordon de ta propre vie.
Je ne peux pas mourir ! Je ne peux pas l’abandonner ! Elle a besoin de moi. Tu lui as sauvé la vie, aujourd’hui. Je l’avais prévu dès notre première rencontre, et bien d’autres choses encore. Elle sera très triste si tu meurs. Son ventre risque de ne jamais s’arrondir. Votre peuple a besoin des enfants qu’elle et toi vous lui donnerez. Si je t’aide à vivre, l’aimeras-tu ?
Jetant un regard sur sa propre face inerte, Ki vit des larmes rouler de dessous ses cils et ruisseler lentement le long de ses joues. Mais je l’aime ! Je l’aime vraiment ! Aidez-moi, par pitié !
Or, à l’instant même où il le disait, il sentit le cordon qui rattachait son esprit à son corps tirailler douloureusement sa poitrine et s’amenuiser. Il flottait au-dessus de lui-même, les yeux attachés sur Tamir. Même dans son sommeil, elle lui tenait fermement la main, comme si elle pouvait ainsi le retenir et le soustraire à la mort.
Par pitié, chuchota-t-il, je veux rester !
Tiens bon, chuchota Lhel.
« Réveille-toi, keesa.
— Lhel ! » Tamir se dressa sur son séant, suffoquée.
Il faisait encore noir, sous la tente, et la pluie persistait à marteler la toile. Un éclair fulgurant fit virer au gris les ténèbres. C’était Mahti qui se penchait sur elle, et non Lhel. Un coup de tonnerre ébranla le sol. Quelque chose lui cogna la joue; de l’eau dégouttait de la tignasse du sorcier. Il venait tout juste d’entrer, trempé par l’orage.
« Mahti ! Tu es revenu ?
— Chut, keesa. » Il pointa le doigt vers Ki.
« Il très faible. Tu devoir me laisser jouer guérison pour lui. Son mari essayer de partir. »
Tamir resserra son étreinte sur la main froide de Ki et hocha la tête. « Fais tout ce que tu peux. »
Un nouvel éclair illumina la tente, et le tonnerre ébranla si violemment le sol que le monde leur donna l’impression de s’écrouler autour d’eux.
Mahti s’assit aussi loin de Ki que le permettait l’exiguïté des lieux, le dos appuyé contre la toile détrempée. Il porta l’oo’lu à ses lèvres, laissant reposer l’autre extrémité de l’instrument près du flanc du patient, puis son souffle exhala le sortilège chanté.
L’esprit du garçon s’était déjà échappé de son corps. Mahti pouvait le sentir voleter dans les parages. Il pouvait voir Lhel et Frère, ainsi que l’esprit désolé qui rôdait dehors sous l’averse, mais comme Ki se trouvait, lui, pris entre la vie et la mort, il n’arrivait pas à le voir nettement. La mélopée destinée à soulager l’esprit de la pesanteur de la chair n’était pas nécessaire, mais le sorcier savait qu’il devait agir vite pour guérir suffisamment le corps pour empêcher l’esprit de s’évader avant qu’il ne soit perdu pour toujours.
La voix profonde de Séjour emplit la tête et la poitrine de Mahti tandis qu’il jouait, rassemblant la puissance indispensable. Lorsqu’elle fut assez conséquente, il orienta le chant vers l’esprit papillonnant pour l’envelopper dans un filet de sonorités qui lui interdisent de s’envoler. Ensuite, il entremêla les voix des grenouilles et des hérons nocturnes pour évacuer le sang noir accumulé dans le crâne du jeune homme. C’était une sale blessure que celle-là, mais d’un genre auquel il s’était déjà attaqué par le passé. Cela prit du temps, mais il finit par sentir qu’une partie de la douleur refluait.
Il joua là-dessus à l’intérieur du corps, abandonnant aux os du bras le soin de se ressouder d’eux-mêmes pour se concentrer sur la plaie profonde du flanc. Il recourut à la chanson des ours pour en retirer la chaleur ; à en croire les autres guérisseurs, il s’agissait là d’une bonne magie qui avait déjà fait ses preuves. Mahti l’appliqua et en reconnut les vertus. La guérison ne poserait pas de problème à cet endroit, si Ki survivait.
Il joua sur toutes les autres parties du corps, sans y découvrir grand-chose qui requît d’attention spéciale. Ki était jeune et vigoureux, et il avait envie de vivre.
Mais comme la blessure à la tête continuait à le combattre, Mahti accentua la puissance du chant pour en chasser la noire menace. Il lui fallut s’acharner longtemps, mais lorsqu’il eut achevé la troisième chanson du héron, la douleur était presque partie, et une expression plus paisible se lisait sur la physionomie de Ki. Mahti battit des paupières pour se débarrasser de la sueur qui l’aveuglait puis, gentiment, persuada l’esprit de réintégrer la chair. Celui-ci s’y prêta volontiers, à la manière d’un plongeon piquant sous l’eau à la poursuite d’un poisson.
Quand Mahti en eut terminé, seuls le bruit de la pluie et le vacarme du tonnerre emplissaient la tente, ainsi que la respiration oppressée de la fille et de son orëskiri qui attendaient, les yeux anxieusement fixés sur le garçon.
« Ki ? » Tamir repoussa d’une main caressante les cheveux sales et encroûtés de sang qui retombaient sur son front bandé; elle retint son souffle quand il battit faiblement des paupières.
« Ki, ouvre les yeux ! chuchota-t-elle.
— Tob ! » marmonna-t-il. Il ouvrit les yeux très lentement, sans les focaliser sur quoi que ce soit. Sa pupille droite était plus grande que la gauche.
« Louée soit la Lumière !» Des larmes spontanées dévalèrent le long de ses joues quand elle s’inclina plus avant. « Comment te sens-tu. ?
— Fait mal. Mon bras… tête. » Son regard vaseux n’accommodait pas. « Parti ?
— Qui est parti ? »
Ses yeux finirent par la trouver, mais ils étaient encore très vagues. « Je… Je croyais… Je ne sais pas. » Il referma les yeux, et des larmes perlèrent sous ses cils. « J’ai tué maître Porion.
— Ne pense pas à ça maintenant.
— Tenir lui éveillé , lui dit Mahti. Il va… » Il mima le fait de vomir. « Pas dormir jusque le soleil descend de nouveau. »
Avec l’aide du sorcier, Tamir redressa Ki en lui glissant un paquetage sous la tête. Il se mit à vomir presque tout de suite. Elle attrapa un heaume qui traînait par terre et le lui tint sous le menton pendant qu’il rejetait le peu qu’il avait avalé.
« Reposer, dit Mabti à Ki quand celui-ci retomba mollement en arrière dans les bras de Tamir. Toi guérir maintenant.
— Comment puis-je te remercier ? demanda-t-elle.
Tenir promesse, répondit Mahti. Et laisser moi jouer guérison pour toi. Lhel dire. Je n’arrête pas de te le répéter, je n’en ai pas besoin. »
Mahti l’empoigna par le genou, ses yeux sombres subitement intimidants. « Tu ne sais pas. Je sais ! Lhel savoir. » Il baissa la main et lui cueillit brutalement l’entrejambe. « Toi encore attachée au démon ici. »
Tamir lui rembarra la main avec colère, mais au moment même où elle le faisait, elle éprouva de nouveau la sensation puissante et déconcertante de posséder deux corps à la fois, le sien et celui de Tobin.
« Ça finir magie, promit Mahti comme s’il comprenait. Faire toi propre. »
Propre. Oui, elle voulait cela. Non sans réprimer un tremblement d’appréhension, elle hocha la tête. « Qu’exiges-tu que je fasse ? »
Mahti se déplaça, de manière à laisser reposer la bouche de l’oo’lu près de la jambe de Tamir, « Juste rester assise. »
Fermant les yeux, il commença à émettre un vrombissement grave et lancinant. Tamir se crispa, dans l’expectative du brasier qui avait déjà réduit en cendres son corps précédent.
Mais ce ne fut pas du tout semblable, cette fois.
Lhel était assise tout près de Mahti, lui chuchotant à l’oreille ce qu’il devait chercher. C’était un sortilège féminin qu’il était en train de défaire, et il lui fallait se montrer prudent pour ne rien endommager de ce qui devrait subsister.
Frère s’accroupit à côté de Tamir, les yeux attachés non pas sur elle mais sur Lhel.
Mahti commença à jouer une chanson d’eau, mais sur une tonalité différente. Il connaissait cette chanson-là; c’était la première qu’il avait jouée sur Séjour. Désormais, elle lui faisait voir le gros cordon ombilical ratatiné qui joignait le frère et la sœur. Elle lui faisait voir la silhouette fantomatique du corps de garçon qui restait accrochée à la fille comme les lambeaux d’une peau de serpent à l’époque de la mue. La forme d’un pénis atrophié se discernait encore entre les cuisses. La chanson de Mahti détacha les derniers vestiges du corps spectral, laissant intacte uniquement la chair vivante.
La chanson de la peau de serpent, voilà comment il appellerait celle-ci, s’il lui arrivait jamais d’avoir à s’ en resservir. Il en rendit grâces à Lhel en silence.
Le cordon ombilical qui joignait Tamir à son frère était coriace comme une vieille racine, mais la chanson le calcina de part en part, lui aussi. Il tomba entre eux comme réduit en cendres.
Tu t’en vas, maintenant, chuchota-t-il mentalement à Frère.
Du coin de l’œil, il vit Lhel se lever et prendre par la main le démon tremblant. Enfant, quitte cette vie qui ne fut jamais tienne. Va, et repose-toi pour la prochaine.
La sorcière serra dans ses bras la pâle créature. Il se cramponna à elle pendant un moment, comme un garçon vivant, puis disparut en soupirant.
De la belle ouvrage, chuchota Lhel. Les voici libres tous les deux.
Mais Mahti vit qu’un autre cordon sombre joignait Tamir à un autre fantôme, là, dehors. Il joua la chanson du canif et délivra l’homme mort aux yeux sombres pour lui permettre, à lui aussi, de poursuivre sa route jusqu’à la paix.
Il y avait un autre très vieux cordon qui partait du cœur de Tamir et s’étirait loin, loin… Mahti le toucha mentalement. Tout au bout de celui-ci était tapi un esprit colérique et confus. Mère.
Tranche celui-là aussi, chuchota Lhel. Mahti s’exécuta, et il entendit retentir un cri plaintif, bref et lointain.
Il y avait autour de Tamir beaucoup d’autres cordons, comme il y en avait autour de tout un chacun. Certains étaient bienfaisants. Certains étaient nuisibles. Celui qui existait entre elle et le garçon qu’elle tenait dans ses bras était le plus solide, aussi lumineux qu’un éclair.
Lhel le toucha et sourit. Celui-là n’avait besoin d’aucun des sortilèges de Mahti.
Satisfait du cœur de la fille, il joua pour extirper la souffrance de ses blessures puis tourna son attention vers la fleur rouge de son sein. La liaison magique opérée par Lhel n’avait pas plongé jusqu’à ces profondeurs-là. En dépit de sa menue poitrine et de ses hanches étroites, le sein de Tamir, bien bâti, était un berceau fertile qui n’attendait que d’être occupé. En revanche, Mahti joua son sortilège sur la ceinture osseuse du pelvis, afin de faciliter la venue au monde des enfants pendant les années à venir.
Ce fut seulement quand il en eut fini qu’il s’avisa du départ de Lhel.
Tamir fut étonnée de constater à quel point l’étrange musique de Mahti pouvait avoir d’agrément. Au lieu de la sensation froide et rampante dont Nyrin lui avait infligé l’expérience ou de l’effet vertigineux procuré par les sortilèges visuels d’Arkoniel, elle n’éprouvait rien d’autre qu’une douce chaleur. Quand il en eut terminé, elle poussa un soupir et rouvrit les yeux, se sentant plus reposée, fraîche et dispose qu’elle ne l’avait été depuis des jours et des jours.
« C’est tout ?
— Oui. Maintenant toi seulement toi, répondit-il en lui tapotant le genou.
— Comment te sens-tu ?» questionna Ki d’une voix râpeuse, en louchant vers elle comme s’il s’attendait à ce que son aspect se soit plus ou moins transformé.
Elle observa une immobilité frappante pendant un moment, son regard tourné vers l’intérieur. Elle percevait une différence, mais les mots lui manquaient encore pour la définir. « Merci, chuchota-t-elle finalement. Je te dois tant…
— Tenir promesse et souvenir Lhel et moi. » Non sans lui adresser un dernier sourire affectueux, Mahti se leva et quitta la tente.
Une fois seule à seul avec Ki de nouveau, elle porta les doigts de sa main valide à ses lèvres et les embrassa, tandis que de nouvelles larmes lui piquaient les paupières. « Il s’en est fallu de rien que tu ne me tiennes pas ta promesse, espèce de salopard, réussit-elle enfin à proférer.
— Moi ? Non ! » s’esclaffa-t-il tout bas. Il resta coi pendant un certain laps de temps, l’ œil vaguement perdu quelque part dans les ombres qui le surplombaient. Elle craignit qu’il ne fût en train de dériver pour sombrer de nouveau dans le sommeil, mais tout à coup, sa main se reploya sur la sienne et la broya dans une étreinte douloureuse. « Korin ! Je ne suis pas arrivé à te rejoindre !
— Si, Ki, et il t’a presque tué.
— Non… J’ai vu… » Il ferma les yeux et fit une grimace. « Par les couilles de Bilairy !
— Quoi ?
— Je t’ai fait défaillance… quand cela comptait le plus !
— Non. » Elle le serra plus fort. « Il m’aurait eue, sans ton intervention.
— Pouvais pas le laisser… » Il frissonna contre elle. « Pouvais pas. Mais qu’est-ce qui… ? » Ses yeux tendirent à se refermer puis s’ouvrirent très largement. « C’est toi qui l’as tué ?
— Oui. »
Ki demeura muet pendant un moment, et elle vit que son regard s’égarait de nouveau vers la portière ouverte de la tente. « Je voulais t’épargner ça.
— C’est mieux ainsi. Je le vois maintenant. Ce combat était notre affaire. »
Ki soupira, et ses idées s’embrouillèrent à nouveau.
« Ki ? Ne te rendors pas. Il faut que tu restes éveillé. »
Il avait les yeux ouverts, mais elle voyait nettement que son esprit battait la campagne. De peur de le laisser s’assoupir, elle continua de jacasser pendant des heures à propos de rien - de ce qu’ils feraient lors de leur prochaine visite au fort, de chevaux, de n’importe quel sujet qui lui traversait la cervelle, afin de l’empêcher de fermer les yeux.
Il ne répondit pas du tout entre-temps, mais elle voyait scintiller des larmes dans ses yeux et, lorsqu’il les fixa de nouveau sur elle, ils avaient une expression douloureuse. « Je ne peux pas… arrêter de le voir se jeter sur toi. T’ai vue tomber. Je n’arrivais pas à te rejoindre…
— Mais tu l’as fait ! » S’inclinant précautionneusement sur lui, elle pressa ses lèvres contre les siennes et les sentit trembler. « Tu l’as fait, Ki. Tu es presque mort pour moi. Il… » Elle déglutit durement, car sa voix défaillait. « De bout en bout, c’est toi qui avais vu juste sur Korin.
— Désolé, marmonna-t-il. Tu l’aimais.
— C’est toi que j ‘aime, Ki ! S’il t’avait tué, je n’aurais pas toléré de te survivre. »
Il resserra de nouveau ses doigts sur les siens. « Je connais ce sentiment-là. »
Elle recouvra difficilement son souffle et sourit. « Tu m’as appelée "Tob" quand tu t’es réveillé. »
Il lâcha un rire faiblard. « Coup sur le crâne. Emberlificoté ma cervelle. »
Elle hésita puis demanda tout bas: « Suis-je Tamir pour toi, maintenant ? »
Ki scruta son visage dans la pénombre puis lui adressa un sourire somnolent. « Tu seras toujours les deux, tout au fond de moi. Mais c’est Tamir que je vois et Tamir que j’embrasse. »
Les mots de Ki, mais aussi la chaleur de sa voix et de son regard, soulagèrent le cœur de Tamir d’un poids. « Je ne supporterai plus jamais de me passer de ta présence ! » Les mots déferlèrent comme un torrent, sans qu’elle puisse les retenir. « Je déteste te laisser coucher dans d’autres chambres et je déteste me sentir mal dans ma peau chaque fois que je te touche. Je déteste ne plus savoir ce que nous sommes l’un pour l’autre. Je… »
Ki lui pressa la main une fois de plus. « Je présume que je ferais mieux de t’épouser pour clarifier la situation, hein ! »
Tamir le dévisagea fixement. « Tu délires ! »
Le sourire de Ki s’évasa. « Peut-être, mais je sais parfaitement ce que je suis en train de dire. Veux-tu de moi ?»
Un mélange enivrant de joie et de peur lui donna l’impression qu’elle allait défaillir. « Mais pour ce qui est de… » Elle ne put se résoudre à exprimer cela.
« Avec moi ?
— Nous nous débrouillerons. Qu’en dis-tu ? La reine de Skala daignera-t-elle consentir à prendre pour consort un chevalier de merde, fils d’un voleur de chevaux ? »
Elle exhala un rire tremblant. « Toi, et personne d’autre. Jamais.
— Bien. Affaire entendue, dans ce cas. »
Tamir se déplaça pour caler son dos plus commodément contre le paquetage, la tête de Ki posée sur sa poitrine. C’était tout aussi agréable qu’auparavant, et pourtant différent aussi.
« Oui, chuchota-t-elle. Affaire entendue. »
Mahti s’arrêta près de la lisière de la forêt pour jeter un regard en arrière vers les feux épars et le rougeoiement lointain qui émanait de l’intérieur de la tente. Par-delà s’étendait le champ de bataille, où les esprits des morts récents se tortillaient en volutes semblables à des bouchons de brouillard que la pluie se révélait impuissante à dissiper.
« Or çà, Grande Mère, devrions-nous aider un tel peuple ? » chuchota-t-il en branlant du chef. Mais il n’y avait pas de réponse pour lui, et pas de compagnie non plus. Lhel était partie aussi sûrement que l’esprit du démon. Il se demanda s’il la rencontrerait de nouveau, dans les yeux d’un enfant ?
Comme il gagnait le couvert des arbres, une pensée le frappa, et il s’immobilisa de nouveau pour faire courir soigneusement ses mains sur toute la longueur de son oo’lu. L’instrument était encore en parfait état, sans aucun indice de la moindre craquelure.
Avec un sourire railleur, il se le jeta sur l’épaule et reprit sa route vers les montagnes. Ses pérégrinations n’étaient pas encore achevées. Il n’y voyait aucun inconvénient, en réalité. C’était un bon cor puissant qu’il possédait là. Il se demanda seulement qui serait son nouveau guide.