15
Arkoniel fit descendre le sorcier des collines par des escaliers de service et des coursives dérobées sur les arrières pour l’emmener dans son appartement. Les rares personnes qu’ils croisèrent ce faisant ne prêtèrent à l’étranger que peu d’attention, tant elles s’étaient accoutumées à voir le magicien introduire dans le château des vagabonds de tout acabit.
Avec ses tentures éclatantes et ses meubles anciens délicatement sculptés, sa chambre était de loin la plus luxueuse dont il eût jamais disposé. Le reste de ses collègues était logé dans des pièces similaires donnant sur la petite cour. Fidèle à sa promesse, Tarnir leur avait alloué des fonds généreux sur son trésor personnel et procuré tout l’espace nécessaire pour s’exercer à loisir et prodiguer leur enseignement.
Wythnir se trouvait là où son maître l’avait laissé, pelotonné dans l’embrasure profonde d’une fenêtre d’où il regardait les autres gosses s’amuser dehors dans le crépuscule. Il bondit sur ses pieds dès que les deux hommes entrèrent et dévisagea Mahti avec un intérêt non déguisé, sans une once de sa timidité coutumière, à l’intense surprise du magicien.
« Vous êtes un sorcier, n’est-ce pas, tout à fait comme maîtresse Lhel ? J’ai su par elle qu’il pouvait y avoir aussi des hommes pratiquant la sorcellerie. »
Mahti sourit au gamin. « Oui, keesa.
— Elle s’est montrée très gentille avec nous. Elle nous a appris à trouver de la nourriture dans la forêt et empêché les gens de découvrir notre refuge.
— Toi être orëskiri, petit ? Je sentir magie dans toi. » Il plissa légèrement les yeux. « Ah oui. Et aussi petit bout de magie retha’noï ici.
— Lhel a enseigné aux enfants et à quelques-uns des magiciens plus âgés une pincée de menus sortilèges. Grâce à elle, je pense que la plupart de mes collègues se montreront plus accueillants à ton endroit.
Je faire magie avec ça. » Il tendit l’ oo’lu à Wythnir pour l’encourager à le prendre en main. Après avoir consulté Arkoniel d’un coup d’œil pour se rassurer, l’enfant s’empara de l’instrument dont le poids le fit quelque peu se voûter. «Ce moutard-là n’a pas peur de moi », remarqua Mahti dans sa propre langue, tout en le regardant ajuster sa menotte dans l’empreinte de paume brûlée dans le voisinage de l’extrémité de l’oo’lu. «Peut-être que toi et lui réussirez à apprendre aux autres à ne pas redouter mon peuple et à partager leur magie avec nous, comme l’a fait Lhel. Ce serait une bonne chose pour tout le monde. Dis-moi, d’où viens-tu ? Des montagnes de l’ouest. Je n’aurais pas trouvé ma route sans l’aide de Lhel et de mes visions.
Voilà qui est très étrange, à la vérité.
Tu parles très bien ma langue, Orëska. Cela me facilite les choses, et ça me permet de m’exprimer de façon claire.
À ton aise. » Changeant d’idiome, il ajouta : «Wythnir, sors jouer avec tes copains pendant qu’il reste encore un peu de jour. Je suis convaincu que tu leur as manqué pendant notre voyage. »
Le gosse hésita puis baissa les yeux et se dirigea vers la porte.
« Il redoute d’être séparé de toi, fit observer Mahti. Pourquoi ne pas lui permettre de rester ? Il ne comprend pas ma langue, n’est-ce pas ? Et même s’il le faisait, je n’ai rien à dire qu’un enfant ne puisse entendre.
Tu peux rester, Wythnir, si ça te fait plaisir. » Arkoniel prit un siège auprès de l’âtre, et le garçonnet s’ assit tout de suite à ses pieds, les mains croisées sur ses genoux.
« Il est docile et intelligent, cet enfant, reprit Mahti d’un ton approbateur. Il sera un puissant orëskiri, si tu arrives à le guérir de la peur qui le tenaille. Il a été profondément meurtri. C’est ce qui arrive souvent aux enfants nés dans la misère ou l’ignorance et doués du pouvoir. Mais il ne veut pas parler de son passé, et le magicien qui l’avait avant n’a pas l’air de savoir grand-chose de lui. Tu es bon pour lui. Il t’aime comme un père. » Arkoniel sourit. «C’est là l’idéal entre maître et apprenti. Il est un excellent garçon. » Mahti s’accroupit en tailleur sur le sol en face d’eux, son oo’lu en travers des genoux. « Je t’ai vu dans ma vision, Arkoniel. Lhel t’a aimé lorsqu’elle était vivante, et elle t’aime toujours. Et comme elle a partagé beaucoup de sa science magique avec toi, elle devait également te faire confiance. J’aurais plaisir à le croire. Ce n’est pas contraire aux usages de votre peuple de recourir à notre magie ?
Bien des gens le prétendent, mais mon professeur et moi n’étions pas d’accord avec ce point de vue. Iya s’est tout spécialement mise en quête de Lhel parce que celle-ci connaissait le sortilège susceptible d’assurer le genre de liaison qui protégerait Tamir. Je me rappelle que, lorsque nous l’avons découverte, elle ne fut nullement étonnée de notre visite. Elle aussi nous affirma nous avoir vus dans une vision.
— Oui. Mais la méthode qu’elle a utilisée pour cacher la fille était des plus violente. Ta maîtresse, elle comprenait que cela impliquerait fatalement la mort du nouveau-né mâle ?
— C’étaient des temps désespérés que ceux-là, et elle n’a pas vu d’autre solution. Lhel a été bonne pour Tamir, et c’est à notre insu qu’elle a veillé sur elle pendant un certain temps.
— Elle a vécu dans une solitude affreuse, jusqu’à ce que tu entres dans son lit. Mais tu n’as pas pu lui remplir le ventre.
— Si ç’avait été possible, je l’aurais fait pour elle de gaieté de cœur. Les choses sont différentes avec votre peuple, n’est-ce pas ? »
Mahti se mit à glousser. «J’ai des quantités d’enfants, et ils seront tous des sorciers. C’est grâce à cela que nous préservons la force des nôtres dans leurs montagnes. Il nous faut être extrêmement forts, pour être encore en vie depuis que les Sudiens nous ont expulsés de nos terres. Ils redoutent votre race et votre magie. Ni nos magiciens ni nos prêtres ne sont capables de tuer aussi facilement que vous.
— Ou de guérir aussi bien, signala Mahti.
— Or donc, pourquoi te trouves-tu ici ? Pour achever le travail de Lhel ?
— La Mère m’a marqué pour de longs voyages. »
Il passa une main caressante sur toute la surface de l’oo’lu jusqu’à l’empreinte en forme de main voisine du bout. « La première vision que j’ai eue de mon époque voyageuse fut celle de Lhel, debout avec cette fille et avec toi. C’était à la saison de la fonte des neiges, et je n’ai pas arrêté de marcher depuis pour venir vous rejoindre.
— Je vois. Mais pourquoi ta déesse veut-elle que ses sorciers nous secondent ? »
Mahti lui décocha un sourire goguenard. «Voilà bien des années que les gens de ton peuple traitent les gens du mien comme des bêtes, nous traquent et nous chassent de nos lieux sacrés près de la mer. Moi aussi, j’ai souvent demandé à la Mère: "Pourquoi aider nos oppresseurs ? " Sa réponse est cette fille, et peut-être toi-même. Vous avez honoré Lhel tous les deux, vous avez été ses amis. Tamir-qui-était-un-garçon m’a accueilli la main ouverte, et elle m’a déclaré bienvenu, lors même que j’en voyais d’autres dans cette immense maison faire des signes de conjuration et cracher par terre sur mon passage. Cette reine que vous avez pourrait bien obliger son peuple à mieux traiter les Retha’noïs.
— Je crois qu’elle le fera, si elle le peut. Son cœur déborde de bonté, et elle n’aspire qu’à la paix.
— Et toi ? Tu as pris notre magie et tu ne la qualifies pas de nécromancie. Le garçon de là-haut se trompait. Je sais ce qu’est la nécromancie: une magie impure. Les Retha’noïs ne sont pas un peuple impur.
— Lhel m’a enseigné cela. » La manière dont Iya et lui-même l’avaient d’abord prodigieusement sous-il estimée le remplissait encore de honte. «Mais la plupart des Skaliens ont un mal fou à percevoir la différence, parce que vous recourez vous aussi au sang et maîtrisez les morts. -Tu peux apprendre aux autres la vérité. Je t’aiderai si tu les empêches de me tuer d’abord.
— J’essaierai. Maintenant, venons-en à ce que tu as dit à Tamir ; es-tu en mesure de contraindre son démon de jumeau à prendre le large ? »
Mahti haussa les épaules. « Ce n’est pas ma magie personnelle qui l’a suscité, et il est plus qu’un simple fantôme. Les âmes démoniaques comme la sienne sont particulièrement rebelles aux opérations magiques. il vaut parfois mieux se contenter de leur ficher tout simplement la paix.
— Un autre fantôme hante Tamir, celui de sa mère, qui s’est jadis donné la mort. Elle est très puissante et dans un état de fureur invincible. Elle a le pouvoir de toucher les vivants, et elle cherche à leur faire du mal.
— C’est à la magie féminine de s’occuper des esprits de cette espèce-là. Et voilà pourquoi ta maîtresse a préféré chercher une sorcière plutôt qu’un sorcier. Nous autres, les hommes, nous avons essentiellement affaire aux vivants. Est-ce que le fantôme se tient dans cette maison-ci ?
— Non. Elle hante les lieux témoins de sa mort. »
Mahti haussa les épaules. « Le choix dépend d’elle.
Moi, je suis ici pour la fille. »
On frappa à la porte, et Tamir entra. «Pardonnez mon intrusion, Arkoniel, mais Melissandra m’a dit que je vous trouverais tous les deux dans cette pièce.
— Je vous en prie, entrez donc », dit Arkoniel.
Elle s’assit auprès de lui et considéra le sorcier en silence pendant un moment. « Lhel est venue à toi sous les espèces d’un fantôme.
— Oui.
— Elle t’a envoyé spécialement me trouver ? »
Arkoniel traduisit sa question, et Mahti hocha la tête.
« Pourquoi ? »
Il jeta un coup d’ œil furtif en direction du magicien puis haussa les épaules. « Pour t’aider, manière que toi pas faire mal aux Retha’noïs.
— Je n’ai nullement l’intention de faire du mal à ton peuple, dans la mesure où il reste pacifique vis-à-vis du mien. » Elle s’interrompit, et ses yeux s’affligèrent. « Est-ce que tu sais comment Lhel est morte ?
— Elle pas me dire. Mais elle n’est pas un esprit en colère. Paisible. » Tamir eut un vague sourire en apprenant cet aspect des choses. « Je m’en réjouis.
— Nous étions tout juste en train de discuter sur ce qui a conduit Mahti ici, dit Arkoniel. il vient de quelque part dans les montagnes de l’ouest.
— De l’ouest ? De quelle distance dans l’ouest ?
— Presque de l’Osiat, apparemment. »
Elle se dirigea vers le sorcier et s’agenouilla devant lui. «Je jouis de visions, moi aussi, et de rêves de l’ouest. Peux-tu m’aider à les démêler ?
— Je tenter. Que vois-tu ?
— Arkoniel, vous avez de quoi faire un croquis ? »
Le magicien s’approcha d’une table qui croulait sous des monceaux de son attirail et farfouilla dans ce fatras jusqu’à ce qu’il ypêche un morceau de craie. Il devina ce qu’elle avait en tête, mais le résultat lui paraissait plutôt improbable.
Après avoir déblayé le sol d’une portion de la jonchée qui le tapissait, Tamir entreprit néanmoins de dessiner sur le dallage de pierre ainsi mis au jour. « Je vois un endroit dont je sais qu’il se trouve sur la côte ouest au-dessous de Cima. Il comporte une rade profonde gardée par deux îles. Comme ceci. » Elle les dessina. « Et une falaise très haute domine le tout. C’est là que je me tiens dans le rêve. Et si je regarde en arrière, je vois une campagne ouverte et des montagnes dans le lointain.
— Combien distantes , les montagnes ? demanda Mahti. -Je ne suis pas sûre. Peut-être une journée de chevauchée ?
— Et ça ? » Il indiqua du doigt les dalles laissées vierges au-delà des petits ovales censés représenter les îles. « C’est la mer de l’ouest ? » Il fixa la carte en se rongeant la peau d’un ongle. « Je connais cet endroit.
— Tu peux l’affirmer, rien qu’à partir de ça ? l’interrogea le magicien.
— Moi pas mentir. J’ai été à cet endroit. Je montrer. » Il dressa son poing devant son visage, ferma les yeux, et commença à marmonner à part lui. Arkoniel perçut le chatouillement de la magie en voie de concentration dès avant que le motif de lignes noires enchevêtrées n’ait apparu sur la figure et les mains du sorcier. Il reconnut le sortilège.
Mahti souffla dans son poing puis joignit son pouce et son index en anneau. Un disque lumineux prit forme et puis s’agrandit .pendant qu’il l’encadrait avec son autre main et l’étirait pour l’élargir jusqu’aux dimensions d’un plateau. Ils entendaient au travers des appels d’oiseaux de mer et le flux et le reflux des vagues sur une grève.
« Maître, il connaît votre charme de fenêtre !» s’exclama Wythnir à voix basse.
Dans l’ouverture se découvrit, du haut d’une falaise dominant la mer, un panorama tout à fait identique à celui qu’avait décrit Tamir. Alors qu’il faisait déjà sombre à Atyion, là, le soleil couchant traçait encore un sillage cuivré sur les flots sous un ciel nuageux. Le sol, au sommet de la falaise, était accidenté et envahi de longues herbes. Des bandes de mouettes innombrables voguaient dans les nues orangées. Leurs cris emplissaient la chambre d’Arkoniel. Il s’attendait presque à sentir le parfum de la brise marine qui lui caressait le visage.
Mahti bougea vaguement, et la vue se modifia avec une vitesse vertigineuse, de sorte qu’ils se retrouvèrent à contempler par-dessus le rebord de l’à-pic une rade profonde très loin en contrebas.
«C’est bien ça ! » s’exclama tout bas Tamir, et Arkoniel dut la retenir par le bras pour l’empêcher de se pencher trop près de l’embrasure. « Peut-être est-ce dans le but de me montrer le site que Lhel t’a conduit jusqu’à moi, de préférence à quelque autre émissaire que ce soit.
— Remoni, nous l’appelons, lui dit le sorcier. Signifie "bonne eau". Bonne à boire, au sortir de terre.
— Des sources ? » Arkoniel traduisit, et Maliti opina du chef. « Beaucoup sources. Beaucoup bonne eau.
— Regardez, vous voyez qu’il y a largement assez d’espace au pied de la falaise pour une ville, hein ? reprit Tamir, Une citadelle établie sur les falaises au-dessus la rendrait inattaquable, contrairement à ce qui s’est passé à Ero. Où se trouve cet endroit, Mahti ? À proximité de Cima ?
— Je ne connais pas ton sir-na. »
Le magicien trama un charme de fenêtre de sa façon pour lui faire voir la forteresse sur son étroite bande de terre.
« Je connais ce coin-là ! Je m’en suis approché lorsque j’étais à la recherche de Caliel et de ses amis », expliqua-t-il dans sa propre langue, abandonnant à Arkoniel le soin de servir de truchement pour Tamir. « Mais j’ai vu aussi cette énorme bâtisse dans une vision. C’est de là que provenaient Caliel et les autres. Il y a de la méchanceté qui séjourne dans cette demeure, et une immense tristesse, en plus.
— À quelle distance se trouve Remoni d’ici ?
— Trois, peut-être quatre jours de longue marche à pied. Vous autres, gens du sud, Remoni, vous n’y allez pas. Nous avons encore des lieux sacrés, près de cette mer. Il arrive parfois que des bateaux pénètrent dans les eaux abritées par les îles, quand les gens viennent pour pêcher, mais personne n’habite les parages. Pourquoi veut-elle aller là-bas ?
— Que dit-il ? » demanda Tamir.
Arkoniel le lui expliqua.
« Il suffirait peut-être de deux jours, en chevauchant dur, musa-t-elle. Dites-lui que je vais y construire une ville nouvelle. Voudra-t-il me guider ? »
Arkoniel traduisit, mais Mahti se frottait maintenant les yeux, comme s’ils lui faisaient mal. « Besoin sommeil. Je vais là. » Il désigna le jardin sur lequel donnait la fenêtre . « Trop de temps dans cette maison. Besoin ciel et besoin terre.
— Mais il y a tant de choses que j’ai envie de savoir !
— Laissez-le se reposer quelque temps », lui conseilla Arkoniel, devinant que le sorcier avait quelque raison pour ne pas lui répondre. « Vous devriez vous reposer aussi, et vous préparer en vue de votre conférence avec vos généraux. »
Comme elle se détournait pour se retirer, Mahti releva les yeux et se tapota la poitrine. «Tu as douleur. Ici.
— Douleur ? Non.
— Où Lhel faire liaison magique à toi, il y a douleur », insista-t-il en la fixant très attentivement, pendant que sa main se portait à la dérobée sur son long cor une fois de plus. « Je faire chanson de rêve pour toi. Enlever un peu de douleur. »
Tamir secoua précipitamment la tête. « Non ! C’est guéri. Je ne ressens aucune douleur. »
Mahti fronça les sourcils et se remit à parler dans sa langue. « Orëskiri, dis-lui que la magie de Lhel n’est toujours pas brisée. La seule magie qu’elle ait connue enfant était cruelle ou terrifiante. Cette peur la hante encore, malgré tout ce qu’elle a vu d’autre. Elle répugne à la laisser pratiquer sur sa personne, même pour son bien. »
Il la regarda d’un air pensif, tandis qu’elle le considérait avec davantage de circonspection. «Elle ne saurait être complètement elle-même tant qu’elle n’aura pas été libérée de ces derniers fils, mais je ne ferai rien sans son consentement.
Donne-lui du temps. Que dit-il ? » demanda-t-elle en les dévisageant tour à tour successivement. Arkoniel l’entraîna dans le corridor. « Vous êtes encore liée à Frère d’une certaine façon. Je m’en suis bien assez rendu compte par moi-même. Mahti s’en inquiète sérieusement. » Elle s’immobilisa et croisa ses bras. «Vous avez déjà confiance en lui. Je crois que oui. »
Pendant un instant, elle parut balancer, comme s’il y avait quelque chose qu’elle avait envie de dire, mais au lieu de le faire, elle secoua simplement la tête. «Cette magie-là, j’en ai eu ma dose. Je suis une fille, à présent. Cela suffit. Je suis capable de me débrouiller avec Frère. »
Arkoniel soupira en son for intérieur. Même s’il avait pu la contraindre, il s’y refusait. En retournant dans sa chambre, il trouva Wythnir et Mahti assis par terre côte à côte. Une main du gosse était tendue, et un globe argenté oscillait sur sa paume.
«Regardez ce que maître Mahti m’a appris à faire », dit-il, sans détacher son regard du globe.
Arkoniel s’agenouilla près d’eux, écartelé entre la curiosité et l’instinct protecteur. «Qu’est-ce que c’est ? Uniquement de l’eau, lui assura le sorcier. C’est l’ un des premiers sortilèges qu’apprennent les enfants sorciers, en guise de jeu, pour rire. » Wythnir perdit sa prise sur le charme, et le globe d’eau tomba, éclaboussant sa main et ses genoux. Mahti lui ébouriffa les cheveux. « Bonne magie, petit keesa. Un truc à apprendre à tes copains. Je peux, Maître ?
Demain. Il est l’heure d’aller leur souhaiter bonne nuit. Moi, je dois veiller au confort de notre hôte. »
La lune était presque pleine. Mahti s’assit dans l’ herbe humide auprès d’un rosier, savourant la suavité de ses fleurs et les odeurs saines de grand air et d’ humus. Arkoniel avait renvoyé du jardin tous les gens du Sud pour lui permettre de s’y trouver seul sous le firmament. Le sorcier rendait grâces à sa solitude. S’être vu confiner dans une pièce si loin au-dessus du sol pendant tant de jours l’avait soumis à rude épreuve. La détresse et l’appréhension des trois jeunes étrangers dont il avait pris. soin en saturaient l’atmosphère comme du brouillard.
Lutha et Barieüs étaient heureux, maintenant qu’ils avaient parlé à Tamir, Il s’en réjouissait pour eux ; ils l’avaient bien traité depuis le début. Le plus âgé, Caliel, remâchait des idées plus noires, et pas seulement à cause de la crainte que lui inspirait Mahti. Il portait dans son âme une plaie profonde. La trahison d’un ami était une vilaine blessure, très difficile à guérir. Mahti avait eu beau lui réparer les os et le débarrasser par le jeu de son oo’lu des poisons lorsqu’ils s’efforçaient de faire front commun, les ténèbres occupaient toujours le cœur de Caliel. Il en allait de même avec le dénommé Tanil. Il avait suffi d’un coup d’œil au sorcier pour deviner les sévices qu’il avait subis. Celui-là, il n’était même pas sûr de pouvoir le secourir.
Et puis il y avait Tamir. Ses blessures étaient insondables, mais elle ne les sentait pas. En l’observant du coin de l’ œil, il avait nettement distingué les vrilles noires qui émergeaient encore de l’endroit où Lhel avait pratiqué la suture magique. L’esprit de Tamir demeurait toujours lié avec le noro ‘shesh, et ces nœuds interdisaient sa guérison complète à l’intérieur de sa nouvelle forme. Elle était une jeune femme, sans conteste, mais des vestiges de son vieux moi persistaient en elle. En témoignaient suffisamment, aux yeux de Mahti, ses joues creuses et les lignes anguleuses de son corps.
Il rejeta la tête en arrière et gorgea ses prunelles de blancheur lunaire. « Je l’ai vue, maintenant, Mère Shek’met. Ai-je fait cet interminable voyage uniquement pour parachever la magie de Lhel en guérissant sa protégée ? Elle s’y refuse. Que dois-je faire pour pouvoir rentrer chez moi ? »
Tout en conservant ces questions dans son esprit, il éleva l’oo’lu vers ses lèvres et entama le chant de prières. La lune enceinte le remplit et lui prêta ses pouvoirs.
Des images commencèrent à se former derrière ses paupières et, au bout d’un certain temps, la surprise fit s’affaler ses sourcils. Il joua le chant jusqu’à la dernière note et, lorsqu’il en eut terminé, il releva les yeux vers le pâle visage de la lune et branla du chef. « Ta volonté, Mère, est bizarre, mais je vais faire du mieux que je pourrai. »
Que penses-tu d ‘eux ? De ma jouvencelle et de mon orëskiri ? lui chuchota Lhel du sein des ombres. « Tu leur manques », chuchota-t-il en retour, et il la sentit toute triste. « Ils te retiennent ici ? »
Je reste pour eux. Quand tout sera fini , je me reposerai. Tu feras comme la Mère t’a montré ?
« Si cela m’est possible, mais notre peuple ne fera pas bon accueil à ta protégée.
— Tu dois la lui faire voir comme je la vois.
— Est-ce que je te reverrai jamais, maintenant que je l’ai trouvée ? » Il sentit une caresse invisible, et puis elle ne fut plus là.
Un homme remua dans le noir, près de la porte de la cour. Arkoniel était entré dans le jardin pendant que Mahti rêvait. Sans un mot, l’orëskiri disparut de nouveau à l’intérieur.
Il y avait là aussi une prodigieuse douleur.
Mahti mit son cor de côté et s’allongea dans l’herbe pour dormir. Il agirait conformément aux exigences de la Mère, et puis il rentrerait chez lui. C’était fatigant de se trouver parmi ces opiniâtres de Sudiens qui se refusaient à demander de l’aide quand ils en avaient besoin.
Assis près de sa fenêtre, Arkoniel regardait dormir Mahti. Celui-ci paraissait très paisible, là, sur la terre nue, la tête posée sur son bras.
Le cœur du magicien était en plein désarroi. Il avait entendu la voix de Lhel, senti son parfum dans l’air. Il comprenait pourquoi elle était allée chercher Mahti, mais pourquoi n’était-elle jamais venue le trouver.lui ?
« Maître ? demanda Wythnir d’une voix ensommeillée du fond de son lit.
— Tout va bien, enfant. Rendors-toi. »
Au lieu d’en rien faire, le petit le rejoignit, grimpa sur ses genoux puis, se pelotonnant dans son giron, nicha sa tête sous son menton.
« Ne soyez pas triste, Maître », murmura-t-il, déjà à demi assoupi. Quand Arkoniel revint de sa stupéfaction, le gamin dormait à poings fermés.
Touché par cette innocente affection, Arkoniel demeura là quelque temps immobile, à se contenter de le tenir, la confiance du petit dormeur lui rappelant le travail qui l’attendait.
Tamir trouva les Compagnons réunis dans l’appartement de Nikidès. Lutha et Barieüs étaient allongés à plat ventre en travers du grand lit. Tharin et Ki étaient assis à leurs côtés, sur le bord de celui-ci, et ils lui firent une place entre eux. Les autres étaient vautrés dans des fauteuils ou à même le sol. Ki était en train de parler aux convalescents du dragon qu’ils avaient tous vu à Afra. « Montre-leur ta marque » , dit-il quand Tamir entra.
Elle exhiba son doigt. « Ce que j’aurais aimé y être avec vous ! s’exclama Barieüs avec envie.
— Tu y seras la prochaine fois, promit-elle. Dis m’en davantage sur Korin. Y a-t-il une quelconque chance de pouvoir l’amener à la raison ? »
Lutha secoua la tête. « Je ne pense pas qu’il arrive jamais à te pardonner, Tamir.
-Et maintenant, il va avoir un héritier, dit Ki. Raison de plus pour qu’il se batte.
— Lady Nalia est enceinte ? Eh bien, ça ne m’étonne pas », maugréa Lutha, non sans rougir un brin. « Il se donnait assez de mal pour ça. Je suppose que ça a fini par prendre.
— Que savez-vous d’elle ? demanda Tamir.
— Presque rien, en dehors de ce que nous en a dit Korin. Il la garde claquemurée dans sa tour la plupart du temps. Mais elle s’est toujours montrée gracieuse envers nous quand il nous est arrivé de la voir.
— C’est vrai qu’elle est laide ? interrogea Ki.
— Quelconque, plutôt. Avec une grosse marque de naissance rose sur la figure et sur le cou. » Barieüs en dessina les contours sur sa propre joue. « Du genre de celle que tu as toi-même sur le bras, Tamir.
— Quelle autre information pouvez-vous me fournir, maintenant que nous ne risquons plus d’embarrasser Caliel ? » questionna-t-elle.
Lutha soupira. « Voilà que je me fais l’effet d’être un mouchard. Korin a rassemblé des forces considérables -cavaliers, hommes d’armes, quelques bateaux, pour la plupart originaires des domaines du nord et des territoires du continent. Il a fait lancer quelques raids contre tes partisans.
— J’ai agi de même.
— Je le sais, répliqua Lutha. Ça l’a formidablement exaspéré, de même que les rapports sur ta seconde victoire contre les Plenimariens. Je ne sais pas s’il faut l’imputer à l’influence de Nyrin sur lui ou simplement à sa jalousie personnelle, mais maintenant qu’il est prêt à faire mouvement, je ne crois pas qu’il se satisfasse de quoi que ce soit de moins que d’une lutte à outrance.
— Dans ce cas, c’est ce qu’il va avoir. Il ne nous reste plus que quelques bons mois avant que l’hiver ne survienne. Tharin, prie Lytia de faire préparer un inventaire exhaustif des réserves pour mon audience de demain matin. J’ai besoin de savoir combien de temps nous serions en mesure de soutenir un siège ici, au cas où les choses en viendraient là. Dépêche des estafettes à tous les camps et des hérauts à tous les seigneurs qui sont repartis pour leurs terres au nord d’Atyion. J’entends marcher aussitôt que possible.
— Avec tes Compagnons à tes côtés, spécifia Ki. Au moins avec ceux d’entre nous qui sont en pleine forme, ajouta-t-il en adressant à Lutha un regard contrit.
— Nous sommes en assez bonne forme pour cela ! » lui protesta celui-ci. En jetant à la ronde un regard sur les physionomies farouchement souriantes de ses amis, Tamir se demanda combien-cette guerre-là ferait de victimes supplémentaires dans leur groupe avant la fin des hostilités.
Les pensées belliqueuses se dissipèrent toutefois pendant un moment lorsqu’elle et Ki retournèrent vers leurs chambres respectives. En atteignant sa propre porte, Ki s’arrêta d’un air incertain. Tamir comprit qu’il attendait qu’elle se prononce sur l’endroit où il dormirait.
Elle balança, elle aussi, trop pleinement consciente de la présence des gardes apostés dans les parages immédiats.
Ki loucha lui-même de leur côté puis soupira. « Eh bien, bonne nuit. »
Plus tard, couchée toute seule dans son immense lit, Queue-tigrée lové contre elle et ronronnant sous son menton, elle se passa un doigt sur les lèvres, obsédée par le souvenir des baisers échangés quelques nuits seulement plus tôt.
Je suis reine. Si j’ai envie de coucher avec lui, rien ne me l’interdit ! songea-t-elle, mais cette idée la fit rougir. Ç’ avait été facile quand ils étaient tous deux si terrifiés, si loin de la cour. Peut-être même qu’il le déplorait ?
Elle repoussa cette pensée, mais non sans que persiste en elle une once de doute. À présent qu’ils se trouvaient de retour parmi leur entourage ordinaire, il se comportait à nouveau comme il l’avait toujours fait…
Et je fais la même chose. Et ce n’est pas le moment de songer à faire l’amour ! Les propos sévères de Nari l’avaient également conduite à envisager d’autres sujets de réflexion. Ce genre d’amour-là risquait évidemment d’entraîner des grossesses indésirables si l’on ne prenait pas de précautions. La nourrice lui avait donné un pot de pessaires, juste au cas où.
Au cas où…
Si brûlante que fût sa nostalgie de Ki, le fait était là que la perspective de leur accouplement l’effrayait plus qu’elle n’avait envie d’en convenir. Si elle utilisait son corps de cette façon, cela reviendrait en définitive à admettre qu’elle était une fille, non, une femme -, dans la pleine acception du terme.
Néanmoins, sa couche lui faisait l’effet d’être excessivement vaste pour sa solitude, surtout en sachant que Ki se trouvait aussi près. Elle tripota la blessure en voie de guérison de son menton. Il lui était totalement indifférent qu’elle laisse une cicatrice. Chaque fois qu’elle la voyait dans son miroir, c’était Ki qu’elle lui rappelait, Ki et les sensations qu’elle avait éprouvées, quand elle était allongée près de lui dans le lit du fort. Elle effleura sa gorge jusqu’à sa poitrine d’une lente caresse en pensant aux doigts qu’il avait aventurés sur le même trajet.
Quand elle frôla la cicatrice de son torse, le souvenir lui revint brusquement de ce qu’avait dit le sorcier. Qu’avaient donc signifié ses propos ? La plaie s’était complètement refermée. Elle ne lui faisait pas mal du tout.
Elle resserra ses bras sur le chat, toute au regret que sa fourrure soyeuse ne soit pas plutôt les cheveux et la peau de Ki. Pour la première fois de son existence, elle se demanda à quoi ressembleraient leurs relations si elle était une fille ordinaire, sans secrets ténébreux ni destin grandiose, et s’ils n’avaient ni l’un ni l’autre jamais mis les pieds à Ero.
« Si les vœux étaient de la viande, les mendiants auraient alors de quoi manger », chuchota-t-elle dans le noir. Elle était ce qu’elle était, et il était impossible d’y rien changer.
Lorsqu’elle finit par s’endormir, toutefois, ce ne fut pas de Ki qu’elle rêva, mais de bataille. Elle revit ce site rocheux, dont la bannière rouge de Korin se rapprochait de plus en plus.