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Tamir maintint Ki éveillé toute la nuit en lui parlant de la bataille et de ses plans pour fonder une nouvelle ville. Ils évitèrent timidement tous deux le thème de l’accord auquel ils étaient arrivés. Il était trop frais, trop fragile pour qu’ils s’y appesantissent, alors que tant de tâches les attendaient encore. Regarder Ki vomir dans un heaume ne se prêtait guère à de telles idées non plus. Il avait la joue droite et l’œil vilainement contusionnés, et l’ œdème l’éborgnait.
Aux abords de l’aube, il était à bout de forces et toujours mal en point mais plus alerte d’esprit. La pluie s’était calmée, et ils entendaient des gens bouger à l’extérieur et des blessés geindre. Le vent apportait jusqu’à eux l’odeur fétide de la fumée qui s’élevait du premier des bûchers.
Lynx leur apporta de quoi déjeuner - du pain et un peu de bon ragoût d’agneau envoyé par le capitaine de l’un des navires gèdres. Il avait aussi une potion tonique destinée à Ki. Il l’aida à la boire puis sourit à belles dents. « Tu as une gueule d’enfer ! »
Ki essaya de se renfrogner, grimaça de douleur à la place, et brandit insolemment le majeur de sa main valide.
Lynx gloussa. « Tu te sens vraiment mieux !
— Comment vont nos amis ? » questionna Tamir, tout en échangeant avec Ki des cuillerées de ragoût.
« Assez bien. Nous avons préparé des bûchers pour Korin et les autres. Ils sont impatients de vous voir tous les deux, si votre état vous le permet. »
La tente n’étant pas assez vaste pour contenir tout le monde, Tamir sortit pour faire de la place. Lynx l’imita et resta planté là sans mot dire pendant qu’elle étirait son dos. Des tentes avaient poussé pendant la nuit, et on était en train d’en dresser d’autres. Les drysiens s’affairaient parmi les centaines de blessés encore en plein air et, dans le lointain, des colonnes de fumée noire se détachaient sur le ciel du matin. Plusieurs grands bûchers se dressaient non loin du bord de la falaise. La bannière de Korin et son bouclier décoraient l’un d’entre eux.
Les nuages étaient en train de se déchirer en longues effilochures prometteuses d’un temps meilleur, et la mer bleu sombre était mouchetée de blanc.
« Il semble qu’on va finalement arriver à se sécher, murmura-t-elle.
— Une bonne chose, ça aussi. J’ai attrapé de la mousse au cul. » Lynx lui décocha un coup d’œil oblique, et elle surprit sur ses lèvres un léger sourire. « Vous allez nous faire une annonce, vous deux, tout de suite, ou bien attendre que nous soyons rentrés à Atyion ?
— Tu as entendu ? » Elle sentit ses joues s’échauffer.
« Non, mais j’ai des yeux. Nik et moi avons fait des paris là-dessus depuis le départ de Bierfût. Ainsi, c’est vrai ! Ki est finalement revenu à lui !
— On pourrait le dire de cette façon.
— Il était temps. »
Le regard de Tamir s’égara vers les corps enveloppés qui gisaient encore non loin de là. Tanil et Caliel étaient toujours là, montant la garde. « Ne dis rien encore. Korin doit jouir d’un deuil séant. Il était un prince, après tout.
— Et un ami. » La voix de Lynx se réduisit à un filet rauque, et il se détourna. « Si je n’étais pas parti avec toi, cette nuit-là…
— Je suis heureuse que tu aies fini par te ranger de mon côté. L’es-tu, toi ?
— Je suppose que oui. » Il soupira et reporta son regard sur Caliel et Tanil. « Ça va être plus dur pour eux.»
On brûla Korin et les autres cet après-midi-là, l’ensemble des Compagnons tenant lieu de garde d’honneur. Ki insista pour qu’on le transporte à l’extérieur et, de son brancard, il demeura avec eux jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent. Caliel se tenait debout, l’œil sec. Tanil était calme mais assommé.
Tamir et son entourage tranchèrent la crinière de leurs chevaux et les jetèrent sur les bûchers. Elle-même y jeta aussi une mèche de ses propres cheveux pour Korin, Porion et Lorin.
Les feux brûlèrent tout le reste de la journée et pendant la plus grande partie de la nuit, et on recueillit les cendres, une fois refroidies, dans des urnes de terre cuite pour les faire rapporter aux familles de chaque défunt. Tamir emporta celles de Korin dans sa tente.
En réponse à la question qui était demeurée en suspens entre elle et Ki, et que se posait peut-être à présent le camp tout entier, elle étendit son sac de couchage auprès du sien cette nuit-là, et dormit à ses côtés en lui tenant la main.