12

Cuistote tint à merveille sa parole : le souper fut aussi copieux que bien accueilli. Tout le monde se groupa autour d’une longue table, et les écuyers aidèrent les filles de service à apporter les plats des cuisines et à les y remporter.

Assise à la gauche de Tamir, Nari l’assaillit sans trêve de questions sur ses batailles et sur Ero, comme sur tout ce qui se passait à Atyion, en prévision de la confrontation avec Korin, mais elle ne l’interrogea pas une seconde sur la métamorphose. Elle la traitait exactement comme elle avait traité Tobin, sans se montrer le moins du monde embarrassée par son changement de sexe. Elle ne s’oublia même pas à l’appeler Tobin. Pas une seule fois.

Après le repas, les convives, munis de leur coupe de vin, prirent place autour du feu, et ils racontèrent de nouvelles histoires à propos des combats auxquels ils avaient participé. Puis Tharin et les deux bonnes femmes se mirent à évoquer les souvenirs qu’ils conservaient de Tamir et de Ki, lorsque ceux-ci n’étaient encore que des mioches et vivaient en ces mêmes lieux, récits qui amusèrent fort les autres Compagnons. Arkoniel entra dans le jeu, non sans enjoliver avec un plaisir manifeste le terrible tintouin que lui avait donné Ki par son chétif appétit pour l’étude. Sans qu’il ait été fait la plus petite allusion à la mort et à la tragédie dont la demeure avait été le témoin, Tamir surprit les regards nerveux que jetaient à la ronde les plus jeunes des écuyers pendant que la nuit tombait.

« J’ai entendu dire que ce fort était hanté », finit par hasarder Lorin. Mis en garde par un coup d’œil foudroyant de Nikidès, il se ratatina sur le banc et murmura : « C’est seulement ce que j’ai entendu dire. »

 

Faute de divertissement adéquat, contraindre l’assistance à se coucher tard ne s’imposait guère. Tamir souhaita bonne nuit à Nari et à Cuistote en les embrassant puis congédia les gardes.

«Il est temps d’aller dormir un peu, hein ? » dit Nikidès pour rallier les autres.

Tout le monde se souhaita bonne nuit avant de s’engouffrer dans ses chambres respectives, mais Ki s’attarda devant la porte de Tamir ; «Je resterai, si tu le souhaites. Personne n’en a cure, ici. »

La tentation de dire oui fut si forte qu’elle en eut le souffle coupé, mais elle secoua la tête. «Non, mieux vaut pas.

Bonne nuit, alors. » Il pivota pour obtempérer, mais pas assez vite pour qu’elle n’ait eu le temps de surprendre l’expression douloureuse de son regard.

C’est mieux pour nous tous. Cette tâche-ci n’incombe qu’à moi. Il ne peut pas m’aider, et il n’arriverait qu’à se mettre en danger sans nécessité. C’est mieux pour nous tous…

Elle continua de se le ressasser tandis qu’elle attendait, assise en tailleur sur son lit, que les autres aient achevé de s’installer dans la pièce voisine.

Quelqu’un éclata de rire. Un vague brouhaha de voix s’ensuivit, puis les grommellements d’une querelle amicale lorsque les malheureux écuyers se virent relégués sur les paillasses étendues par terre. Elle entendit des traînements de pieds, le grincement des sangles du sommier, puis l’extinction progressive des chuchotements.

Elle patienta quelque temps encore et se dirigea vers la fenêtre. Le clair de lune illuminait la prairie et faisait miroiter la rivière. Le menton appuyé dans ses mains, elle revécut en pensée les fois innombrables où elle avait joué là avec Ki, les soldats de neige qu’ils avaient combattus, leurs parties de pêche et leurs séances de natation, et le jour où, tout simplement couchés dans l’herbe haute, ils s’amusaient à contempler les nuages et à leur trouver des silhouettes fantastiques.

Une fois satisfaite par le silence total qui régnait à côté, elle saisit sa lampe de chevet et se faufila dans le corridor. Aucun bruit n’émanait de la chambre de Tharin non plus, et il n’y avait pas de rai de lumière sous sa porte.

À l’étage supérieur, une seule lampe brûlait dans sa niche à proximité des appartements d’Arkoniel, Elle les dépassa sur la pointe des pieds, sans cesser de fixer la porte de la tour. Ce fut seulement après avoir posé la main sur le loquet terni qu’elle se rappela que l’on avait fermé à triple tour depuis la mort de Mère et jeté la clef voilà bien longtemps. C’était Frère qui lui avait ouvert, la dernière fois.

« Frère ? chuchota-t-elle. S’il te plaît ? »

Elle appliqua son oreille contre le vantail, attentive au moindre indice de réponse éventuelle. Le bois était froid, beaucoup plus froid qu’il n’aurait dû l’être en cette nuit d’été, même ici.

Un autre souvenir se réveilla. Elle s’était déjà tenue là auparavant, à s’imaginer que le fantôme en colère et sanglant de sa mère se trouvait juste de l’autre côté, dans une marée montante de sang. Elle baissa les yeux, mais il ne sortit rien d’autre de dessous la porte qu’une grosse araignée grise. Elle tressaillit lorsque la bestiole passa à toutes pattes sur son pied nu.

« Tamir ? »

Elle faillit laisser tomber sa lampe en pirouettant comme une folle. Arkoniella lui retira des mains et la déposa en sécurité dans une niche près de la porte.

« Par les couilles de Bilairy ! Vous m’avez foutu une trouille à pisser aux culottes ! s’étrangla-t-elle.

— Désolé. Je savais que vous viendriez, et j’ai pensé que vous pourriez avoir besoin d’aide pour cette serrure. Et vous aurez également besoin de ceci. »

Il ouvrit la main gauche, et un petit caillou qui rougeoyait dedans fit fuser de la lumière entre ses doigts.

Tamir s’en empara. Il était aussi frais au contact que le clair de lune. « Moins de risque avec ça que je flanque le feu à la baraque, je suppose.

— Il serait préférable que je vous accompagne.

— Non. L’Oracle a dit que c’était mon fardeau. Ne bougez pas d’ici. Je vous appellerai si j’ai besoin de vous.»

Il plaqua sa paume contre le vantail auprès de la serrure, et Tamir entendit les mécanismes grincer puis jouer. Elle souleva le loquet et poussa la porte qui s’ouvrit en couinant sur ses gonds rouillés. Une rafale d’air glacé se rua au-dehors, qui sentait la poussière et les souris et la forêt par-delà la rivière.

Ils pénétrèrent de conserve dans l’étroit intervalle libre qui séparait le seuil de la tour du bas de l’escalier, puis le magicien repoussa la porte contre son chambranle, la laissant entrebâillée d’à peine un cheveu.

Tamir gravit lentement les marches, levant à bout de bras la pierre lumineuse et s’appuyant de l’autre main contre le mur pour assurer son équilibre. La sensation poisseuse de lichens et de fientes d’oiseaux fit ressurgir d’autres souvenirs. Elle eut l’impression d’être de nouveau le moutard qui grimpait à la suite de sa mère ce même escalier pour la première fois.

Je suis comme ces hirondelles, avec mon nid perché là-haut, par-dessus le fort.

La porte du palier supérieur béait, grande ouverte, telle une gueule noire. Dans la pièce au-delà, Tamir entendit distinctement soupirer la brise et des souris trottiner. Il lui fallut tout son courage pour monter les quelques dernières marches qui l’en séparaient encore.

Elle s’immobilisa sur le seuil et, se cramponnant au chambranle, scruta les ténèbres abyssales qui régnaient à l’intérieur. «Mère, vous êtes ici ? Je suis revenue à la maison. »

Ki s’était douté de ce que Tamir se proposait de faire dès l’instant où ils s’étaient détournés de leur route pour se diriger vers le fort. Au cours du souper, il n’avait pas manqué de remarquer avec quelle fréquence son regard s’égarait vers les escaliers. Et lorsqu’elle déclina son offre de rester avec elle cette nuit-là, il eut enfin la certitude qu’elle comptait se rendre toute seule dans la tour.

Allongé dans le lit aux côtés de Lynx, il écouta, l’oreille tendue à en avoir des bourdonnements, jusqu’au moment où il entendit la porte voisine s’ouvrir en catimini et des pas feutrés de pieds nus passer devant la leur.

 

Elle m’aurait demandé de venir si elle avait souhaité que je l’accompagne. Elle s’était toujours montrée des plus taciturne à propos des fantômes qui hantaient les lieux, même avec lui. Aussi lutta-t-il contre lui-même pour tâcher de dormir, mais tout son instinct lui disait de la suivre.

Il s’était couché sans ôter sa chemise et ses chausses. Il n’eut aucun mal à s’esquiver du lit et à contourner précautionneusement les paillasses des écuyers. Il croyait tous les autres endormis, mais, lorsqu’il ouvrit la porte pour se glisser dehors, il jeta un coup d’œil en arrière et vit Lynx qui le regardait.

Il posa un doigt sur ses lèvres puis referma tout doucement la porte derrière lui, non sans se demander quel but son ami attribuerait à cette escapade. Mais il était tout à fait vain de s’en inquiéter maintenant.

N’apercevant pas trace de Tamir, il grimpa l’escalier en tapinois puis fit halte pour embrasser d’un coup d’ œil furtif le corridor du second étage, et ce juste à temps pour voir Arkoniel se glisser dans la tour.

Il en demeura pétrifié. Tamir l’avait planté là, lui, mais elle avait prié le magicien de la seconder ? Tout blessé qu’il était, Ki ravala sa rancœur et scruta de nouveau les lieux à la dérobée avant de s’y aventurer. La porte de la tour était légèrement entrebâillée, et il la poussa.

Assis sur la première marche, Arkoniel tripotait nerveusement sa baguette magique. Une pierre lumineuse éclaboussait de son éclat la marche suivante.

Arkoniel sursauta lorsqu’il aperçut Ki, puis il secoua la tête. «J’aurais dû m’attendre à ton apparition, chuchota-t-il. Elle a exigé de monter seule, mais je n’aime pas beaucoup ça. Reste avec moi. Elle doit m’appeler, en cas de besoin. »

Ki prit place à ses côtés. « Sa mère se trouve réellement là-haut ?

—Oh oui. Qu’elle décide ou non de se manifester… »

Il n’acheva pas sa phrase, et tous deux regardèrent en l’air lorsque leur parvint le son presque imperceptible de la voix de Tamir. Ki en eut la chair de poule, comprenant ce que cela signifiait. Tamir était en train de parler avec la morte.

«Mère ? »

Pas de réponse.

L’état de la pièce était exactement tel que Tamir se le rappelait. Meubles fracassés, rouleaux de tissu en décomposition, balles de bourre de laine rongées par les souris, tout gisait encore à l’endroit où Frère l’avait lancé. Une table avait été redressée sous la fenêtre est, et les dernières des poupées sans bouche de Mère y étaient alignées, avachies les unes contre les autres pour se soutenir comme des ivrognes. C’était dans leur fouillis qu’Arkoniel avait retrouvé sa poupée à elle ; une brèche lui révéla la place qu’elle y occupait alors. Tamir s’approcha de la table et y rafla l’un des tristes fantoches. Il était tout moisi et décoloré, mais les petits points minutieux de Mère se voyaient encore sur les coutures. Tamir l’éleva vers sa pierre lumineuse pour en examiner la face inexpressive. Encore rembourré de toute sa laine, il était rondouillard, et il avait des membres flasques et inégaux. À sa grande surprise, elle fut violemment tentée de l’emporter. Dans un sens, la poupée informe qu’elle avait cachée pendant si longtemps lui manquait, tout accablant pour elle que ç’avait été de la détenir, à l’époque. Mais elle avait aussi été un lien avec Mère, ainsi qu’avec son propre passé. Une impulsion subite lui fit serrer celle-ci contre son cœur. En avait-elle eu envie, que Mère en fasse une pour elle ! Des larmes lui piquèrent les yeux, et elle les laissa déborder, pleurant l’enfance qui lui avait été refusée.

Un soupir léger fit se hérisser les petits cheveux de sa nuque. Elle se retourna d’un bloc et, brandissant la pierre lumineuse, fouilla la chambre du regard, sans cesser d’étreindre la poupée.

Le soupir se fit de nouveau entendre, plus fort cette fois. Tamir scruta les ténèbres amassées près de la fenêtre ouest -la fenêtre par où Mère s’était précipitée dans le vide, cette épouvantable journée d’hiver. Celle par où elle avait essayé de la précipiter elle aussi.

Frère n’est pas là pour me sauver, ce coup-ci.

« Mère ? » chuchota-t-elle derechef.

Après des froufroutements de jupes qui frôlaient le sol lui parvint à l’oreille un nouveau soupir éperdument douloureux. Puis une voix fantomatique exhala, en un souffle à peine audible : Mon enfant …

L’espoir étrangla la respiration de Tamir. Elle se rapprocha d’un pas. « Oui, c’est moi ! »

Où est mon enfant . Où  ? Où …

Le bref et poignant accès d’espoir de sa fille s’évanouit, ainsi qu’il l’avait fait invariablement jusque-là. «Mère ? »

Où est mon fils ?

Tout se passait exactement de la même manière qu’aux pires jours de l’existence de Mère. Elle n’avait même pas conscience de la présence de Tamir, obsédée qu’elle était par la douleur de l’enfant qu’elle avait perdu.

Tamir allait se remettre à parler quand un craquement suraigu la fit tressaillir d’une manière si brutale qu’elle faillit presque en lâcher la pierre lumineuse. Les volets de la fenêtre ouest vibraient comme si l’on venait de les heurter de plein fouet, puis ils grincèrent en pivotant lentement sur leurs gonds, poussés par des mains invisibles.

Tamir serra convulsivement la poupée mais sans céder un pouce de terrain, malgré son horreur grandissante lorsqu’elle discerna une silhouette noire se détacher des ténèbres et se diriger vers l’embrasure de la fenêtre à pas lents, saccadés. Son visage était détourné, et il s’inclinait comme pour contempler le cours de la rivière en contrebas.

La femme spectrale portait une robe sombre, et elle étreignait quelque chose contre sa poitrine. Elle était de la même taille que Tamir, et sa longue chevelure noire et brillante pendait librement en désordre jusqu’à sa ceinture. Des mèches folles batifolaient autour d’elle, mollement bouclées par le courant d’air. Découpée là, sur le ciel nocturne, elle paraissait tout aussi tangible qu’un être vivant.

 

«M… Mère ? Regardez-moi, Mère. Je suis ici. Je suis venue pour vous voir. » Où est mon enfant ? Cette fois, le murmure s’apparentait plutôt à un chuintement rageur.

Où est ta mère ? La voix de l’Oracle aiguillonna Tamir. « Je suis votre fille. Je m’appelle Tamir. J’étais Tobin, mais je suis maintenant Tamir, Mère, regardez moi. Écoutez-moi ! »

Fille ? Le fantôme se tourna lentement, toujours affecté de cette allure artificielle et saccadée, d’hésitation, comme s’il avait oublié de quelle manière se meut un corps. Ce qu’il tenait, c’était la vieille poupée informe de naguère, ou du moins son fantôme. Tamir retint son souffle en apercevant une joue livide, un profil familier. Puis, sa mère ayant fini par lui faire face, sa vue lui fit l’effet qu’elle se trouvait devant un miroir fantasmagorique.

Les autres avaient raison, somme toute, songea-t-elle, hébétée, au-delà de la peur quand ces yeux-là vinrent se poser sur elle avec quelque chose comme un air de la reconnaître. Au fil des mois écoulés depuis la métamorphose, les traits de Tamir s’étaient modifiés d’une façon subtile, non pas tant en s’adoucissant qu’en dérivant vers davantage de ressemblance avec ceux de cette femme morte. Elle fit un pas vers elle, vaguement consciente du fait qu’elles étreignaient chacune sa poupée de la même manière, au creux de leur bras gauche.

«Mère, c’est moi, votre fille », s’évertua-t-elle de nouveau, guettant une lueur de compréhension sur cette physionomie vide.

Fille ?

« Oui ! Je suis venue vous dire qu’il faut poursuivre votre route jusqu’à la porte. »

Le fantôme la vit désormais. Fille ?

Tamir transféra la lumière dans sa main gauche et tendit le bras vers elle. Sa mère la refléta en agissant de même. Le bout de leurs doigts se frôlèrent, et Tamir sentit nettement le contact de ceux du fantôme, aussi palpables que les siens, mais d’un froid mortel, comme ceux de Frère.

Sans se démonter, elle serra très fort cette main glacée. «Mère, vous devez vous reposer. Vous ne pouvez plus rester ici. »

La femme se rapprocha, dévisageant fixement Tamir comme si elle essayait de comprendre qui elle était. Une larme chatouilla la joue de Tamir. «Oui, c’est moi. »

Tout à coup, la pièce s’illumina autour d’elles. Les rayons du soleil s’y déversaient à flots par toutes les fenêtres, et la chambre était douillette, pleine de couleurs et de bonnes odeurs de bois, de linge séché en plein air et de bougies. L’âtre était bourré de fleurs sèches, et les fauteuils se tenaient bien droits devant lui, leurs coussins de tapisserie intacts et impeccables. Des poupées jonchaient la table, toutes propres et vêtues de petits atours en velours.

Maman était bien vivante, ses prunelles bleues chaleureusement animées par l’un de ses rares sourires. « As-tu appris ton alphabet, Tobin ?

 

— Oui, Maman. » Tamir pleurait maintenant carrément. Elle laissa tomber la poupée et la pierre lumineuse pour la serrer dans ses bras. Cela faisait un effet bizarre d’être assez grande pour enfouir son visage dans cette chevelure noire et soyeuse, mais elle n’ergota pas là-dessus, désarçonnée par le léger parfum de fleurs qu’elle connaissait si bien. «Oh, Mère, je suis revenue à la maison pour vous aider. Je regrette d’avoir été absente si longtemps. Je me suis efforcée d’aider Frère. Je l’ai vraiment fait ! »

Des mains chaudes lui caressèrent les cheveux et le dos. «Là, là, ne pleure pas, mon chéri. Ne voilà-t-il pas un gentil petit garçon… »

Tamir se figea. « Non, Mère, je ne suis plus un petit garçon… » Elle tenta de prendre du recul, mais sa mère la serrait trop étroitement.

« Mon doux, mon cher petit garçon. Oh, comme je t’aime ! J’avais tellement peur de ne pas arriver à te revoir. »

Tamir commença à se débattre, et puis elles s’immobilisèrent toutes les deux en entendant sur la route, dehors, des cavaliers qui venaient vers elles.

Ariani la relâcha et courut vers la fenêtre est. «Il nous a retrouvés !

— Qui ? Qui nous a retrouvés ? chuchota Tamir.

« Mon frère ! » Les yeux d’ Ariani étaient agrandis de terreur et noirs comme ceux de Frère quand elle se rua sur Tamir et lui empoigna le bras avec une violence atroce. « Il arrive ! Mais il ne nous aura pas ! Non, il ne nous aura pas ! » Et elle traîna Tamir vers la fenêtre ouest.

Arkoniel et Ki s’étaient déplacés jusqu’à mi-hauteur de l’escalier pour s’efforcer de saisir ce que Tamir était en train de dire. Brusquement, ils l’entendirent appeler sa mère et l’implorer à propos de quelque chose.

Et puis la porte du palier supérieur fut si bruyamment claquée à la volée que Ki perdit pied et dégringola à la renverse en culbutant le magicien.

Tamir comprit sans l’ombre d’un doute qu’elle se battait pour sauver sa vie, exactement comme elle l’avait fait jadis. À l’époque, sa mère était beaucoup trop forte pour qu’elle lui oppose une résistance efficace, et voilà que son fantôme n’avait aucun mal à la dominer maintenant non plus. Prisonnière de cette étreinte inexorable, Tamir se vit traîner par terre vers la fenêtre comme si elle ne pesait pas plus qu’un mioche.

« Non, Mère, non !» l’implora-t-elle en se démenant pour tenter de lui faire lâcher prise.

Mais ce fut peine perdue. Sur une dernière traction saccadée du spectre, Tamir se retrouva à moitié propulsée en dehors de la fenêtre, oscillant sur son ventre dans l’embrasure, et préservée seulement de la chute par le reploiement de ses genoux. Il faisait de nouveau nuit. La rivière coulait, toute noire, argentant les rochers qu’elle ourlait de ses flots tumultueux, et Tamir basculait de plus en plus vers le vide en s’égosillant, dépassée par quelque chose de sombre qui l’entraînait invinciblement, une vision blême à jupes virevoltantes et chevelure de jais hirsute…

 

Arkoniel et Ki dévalèrent l’un par-dessus l’autre jusqu’au pied de l’escalier. Ki fut le premier à se relever, et il regrimpa comme une fusée, sans se soucier de ses ecchymoses et du goût de sang qui lui emplissait la bouche ni des marches usées qu’il enjambait quatre à quatre. Il essaya de défoncer la porte à coups d’épaule, secoua le loquet, mais quelque chose ou quelqu’un la maintenait fermée de l’intérieur ; Il entendait des bruits de lutte et les cris de terreur inarticulés que poussait Tamir.

« Au secours, Arkoniel ! hurla-t-il désespérément. Tu m’entends, Tamir ? Tire-toi de là ! » tonitrua le magicien.

À peine Ki eut-il le temps de se baisser qu’une vague d’une puissance inouïe déferla par-dessus sa tête et arracha la porte de ses gonds. Ki se redressa et bondit dans la pièce. L’atmosphère y était glaciale.-et une odeur pestilentielle de marécage flottait dans l’air. Une pierre lumineuse traînait par terre parmi des monceaux d’épaves, et elle éclairait suffisamment les lieux pour qu’il aperçoive l’horrible figure sanglante qui s’acharnait à vouloir précipiter Tamir par la fenêtre ouest. Tout ce qu’il pouvait voir de la seconde était l’agitation convulsive de ses jambes et de ses pieds nus. Et il eut beau se précipiter à la rescousse, l’immonde chose n’en persista que davantage à la tirer vers l’extérieur par-dessus le bord auquel Tamir s’agrippait de son mieux.

Il s’agissait d’une femme, à cela seul se réduisait sa certitude pendant qu’il se ruait à corps perdu vers l’ouverture. La forme était pâle et instable comme un feu follet. Ki crut deviner des cheveux noirs qui se contorsionnaient, des yeux noirs et vides, un visage d’une blancheur d’os. Des mains semblables à des serres s’agrippaient à la chevelure et à la tunique de Tamir pour contraindre son buste à basculer de plus en plus avant.

« Non ! » Ki atteignit Tamir à l’instant où elle même commençait à vaciller par-dessus bord. Il se jeta à travers le spectre et ressentit un froid encore plus intense, mais ses mains étaient vigoureuses et sûres quand il rattrapa Tamir par l’un de ses pieds nus et, tirant dessus de toutes ses forces, la hissa rudement pour la remettre en sécurité.

Elle s’affaissa par terre comme une chiffe, évanouie. Ki s’accroupit sur elle, prêt à repousser l’esprit vindicatif de sa mère à mains nues si la nécessité le lui imposait, mais il n’y avait plus trace d’elle maintenant.

Il tira Tamir loin de la fenêtre puis, doucement, la retourna sur le dos. Elle avait les yeux fermés, et elle était d’une pâleur épouvantable. Du sang coulait d’une profonde entaille qui barrait son menton, mais elle respirait.

Arkoniel trébucha sur l’amas de décombres qui jonchaient le sol et s’effondra sur ses genoux aux côtés de ses protégés. « Comment va-t-elle ?

— Je ne sais pas. »

 

Des mains s’échinèrent à l’agripper par le dos, puis voilà qu’elle se retrouva projetée vers l’arrière. Quelque chose lui heurta le menton assez violemment pour l’assommer. Le monde se mit à tourbillonner… étoiles et rivière et murailles de pierre grossièrement taillée et ténèbres.

Ensuite, elle était allongée dans la pièce sombre et de nouveau saccagée, et quelqu’un la serrait fort, si fort dans ses bras qu’elle n’arrivait pas à respirer.

« Mère, non ! cria-t-elle en se débattant avec le peu de forces qu’il lui restait. «Non, Tamir, c’est moi ! Ouvre les yeux. Pour l’amour de l’enfer, Arkoniel, faites quelque chose ! »

Elle entendit un craquement aigu, et voilà qu’elle papillotait au sein d’une pâle lumière douce. C’était dans les bras de Ki qu’elle se trouvait, et son visage était ravagé de chagrin. Arkoniel se tenait juste derrière lui, sa baguette à la main, le front ensanglanté par une estafilade. Une odeur bizarre flottait dans l’air, âcre comme celle de cheveux brûlés.

« Ki ? » Elle essaya vainement de saisir ce qui venait tout juste de se passer. Elle se sentait glacée jusqu’à la moelle, et son cœur cognait si durement que c’était douloureux.

« Je te tiens, Tamir. Je vais t’emmener hors d’ici. » Il lui rebroussa les cheveux en les caressant d’une main tremblante.

«Ma mère…

— Je l’ai vue. Je ne la laisserai plus te faire de mal. Viens ! » Il l’attira sur son séant puis lui passa un bras autour de la taille pour la soutenir.

Elle parvint de la sorte à se relever et à se diriger avec lui d’un pas chancelant vers la porte. Malgré la vigueur et la sûreté du bras qui l’enlaçait, elle continuait à sentir l’étreinte glacée des mains de sa mère.

« Conduis-la dans ma chambre à l’étage en dessous. Moi, je vais condamner cette porte », dit Arkoniel derrière eux.

Ki se débrouilla va savoir comment pour lui faire descendre l’escalier sans qu’ils se cassent la figure et se hâta de la faire entrer dans la chambre du magicien. Des chandelles et des lampes y brûlaient à qui mieux mieux, éclairant les lieux d’une lumière vive et réconfortante. Après avoir précautionneusement installé Tamir dans un fauteuil près de l’âtre vide, Ki arracha une couverture du lit pour l’y envelopper, puis, s’agenouillant, lui frictionna les mains et les poignets. « Dis quelque chose, par pitié ! » Elle battit lentement des paupières. «Je vais bien. Elle… elle n’est pas là. Je ne perçois plus sa présence. » Ki jeta un coup d’œil circulaire avant d’émettre un rire tremblotant. «Une bonne nouvelle, ça ! Je n’ai aucune envie de jamais rien revoir de semblable. » Il se servit d’un coin de la couverture pour lui tamponner le menton. Cela lui fit mal, car elle ne put réprimer un mouvement de recul. « Ne bouge pas, commanda Ki. Tu saignes. » Elle se toucha le menton et le sentit poisseux d’un liquide chaud. «Le rebord. Je me suis cognée contre le rebord. Exactement comme autrefois. »

 

Ki lui repoussa gentiment les doigts. «Oui, exactement comme autrefois, sauf que, ce coup-ci, tu vas avoir une belle cicatrice. »

Tamir enserra son front dans ses mains, prête à défaillir. « Il… Frère ? C’est lui qui m’a retenue ?

— Non, c’est moi. Je t’ai entendue crier, et je suis arrivé là juste… » Ils étaient si proches l’un de l’autre qu’il avait les genoux de Tamir pressés contre son ventre. Il tremblait de tout son être.

«Par la Flamme ! poursuivit-il d’une voix désormais moins ferme. Il s’en est fallu de rien qu’elle te largue à l’extérieur, cette horreur-là. Elle était pire que Frère… » Il s’interrompit de nouveau pour l’enlacer à pleins bras comme si elle risquait encore de tomber.

«Et c’est toi qui m’as retenue ? lui souffla-t-elle au creux de l’épaule.

—Oui, mais j’ai bien failli te perdre. Enfer et damnation ! Mais qu’est-ce qui t’est passé par la tête, de monter là-haut toute seule ? »

Il sanglotait ! Tamir le serra contre elle et enfouit une main dans ses cheveux. «Ne pleure pas. Tu étais là, Ki. Tu m’as sauvée. Tout va bien. »

S’inquiéter pour lui balaya les derniers vestiges de sa terreur. Elle ne l’avait jamais entendu pleurer aussi fort jusque-là. Il en avait le corps tout secoué, et il l’étreignait de nouveau si fort qu’il lui faisait mal, mais c’était une sensation délicieuse.

Finalement, il s’assit sur ses talons et s’épongea le visage d’un revers de manche. «Je suis confus ! Je… simplement j’ai… j’ai cru… » Tamir lut une peur indiscutable dans ses yeux. « J’ai cru que je n’arriverais pas à te rejoindre à temps. Pas avant qu’elle… » Il la saisit par les bras tandis que sa peur cédait la place à la colère. «Pourquoi, Tamir ? Qu’est-ce qui t’a poussée à monter là-haut toute seule ?

— L’Oracle a dit… »

Il la secoua rageusement. «Que tu devais te faire assassiner ?

— Que vous a-t-elle dit au juste ? demanda Arkoniel, qui entrait les rejoindre au même moment.

— Elle m’a dit que ma mère… l’état dans lequel elle se trouve maintenant… c’était mon fardeau. J’ai pensé que cela signifiait que j’étais censée la délivrer. J’ai pensé que si elle me voyait sous ma véritable forme, cela pourrait… je ne sais pas, que ça lui donnerait la paix. Mais ça pas été le cas, acheva-t-elle misérablement. Tout s’est passé exactement de la même manière que le terrible jour où mon oncle est arrivé ici.

— Alors, Nari avait raison. » Arkoniel caressa les cheveux de Tamir. «Pourquoi ne m’en avoir jamais parlé ?

— Je ne sais pas. Je suppose que j’avais honte.

—De quoi ? » demanda Ki.

Elle baissa la tête. Il leur était impossible de se douter de l’effet que ça lui avait fait, de n’être pas assez, de n’être pas visible.

«Pardonnez-moi, Tamir, Je n’aurais jamais dû vous laisser y aller seule.» Arkoniel soupira. «On ne saurait raisonner un esprit comme celui-là, pas plus que vous ne pouviez arriver à raisonner Frère.

— Dans ce cas, pourquoi l’Oracle lui a-t-elle enjoint de le faire ? s’insurgea Ki.

— Je ne parviens pas à imaginer de motif ! Peut-être Tamir s’est-elle méprise.

— Je ne le pense pas, souffla-t-elle.

— Maudits illiorains !

Il ne faut pas blasphémer, Ki, », le réprimanda le magicien.

Ki se leva et s’essuya la figure. «Je reste avec toi, au cas où elle reviendrait. N’essaie même pas de m’en dissuader. Tu peux marcher ? »

Elle était trop épuisée pour affecter de ne pas désirer sa présence auprès d’elle.

« Restez ici, dit Arkoniel. J’ai de quoi assurer votre protection dans cette pièce, et je monterai la garde à l’extérieur. Reposez-vous bien. »

Tamir laissa Ki la fourrer dans le lit d’Arkoniel et lui prit la main quand il en eut terminé. «Dors avec moi. Je… j’ai besoin de toi. »

Ki grimpa se glisser sous les couvertures auprès d’elle et l’attira entre ses bras. Elle l’enlaça par la taille avec un des siens et se détendit contre son épaule. Il lui caressa les cheveux pendant quelques minutes, puis elle sentit la chaude pression de ses lèvres sur son front. Elle lui prit la main, la porta aux siennes pour lui retourner son baiser.

« Merci. Je sais que ceci n’est pas… »

Une bouche appliquée sur la sienne coupa court aux excuses. Ki l’embrassait, l’embrassait pour de vrai. Cela dura plus longtemps qu’aucun des bécots fraternels qu’ils avaient jamais échangés, et c’était infiniment plus doux, quoique plus résolu, que sa maladroite tentative d’Afra.

Même à présent que Tamir se trouvait dans ses bras, saine et sauve, Ki continuait à revivre l’horrible moment où il était tellement certain de ne pas réussir à la rejoindre à temps. À force d’y penser et d’y repenser encore et encore, il ‘n’imaginait que trop bien ce qu’il aurait éprouvé si elle était morte. Il avait été humilié par ses larmes de tout à l’heure, mais son baiser subit, impulsif ne l’humiliait pas. Il en mourait d’envie, et elle répondait. Tout comme était en train de le faire son propre corps.

Tamir, c’est Tamir, pas Tobin, se dit-il, mais il n’arrivait toujours pas à croire tout à fait qu’il faisait là ce qu’il faisait.

Lorsque cela prit fin, ils se dévisagèrent l’un l’autre, les yeux agrandis par le scepticisme, et elle lui adressa un sourire hésitant.

Cela lui fit un effet qu’il fut incapable de s’expliquer, et il l’embrassa de nouveau, mais en s’y attardant un peu plus longuement cette fois. Son menton heurta la blessure de celui de Tamir, et il essaya de se reculer, mais le bras qui lui entourait le torse resserra son étau, et il la sentit comme s’insérer en lui. Il enfouit ses doigts dans sa chevelure pour y attraper une natte. Tamir tressaillit quand ça tirailla puis se mit à glousser.

En entendant cela, il eut l’impression que quelque chose qui avait été sévèrement endigué dans son cœur débordait enfin. Il écarta ses doigts et les plongea avec plus d’assurance dans les cheveux de Tamir puis se fraya une voie caressante jusqu’à sa taille. Elle était encore habillée de pied en cap et portait la robe qu’elle avait enfilée en l’honneur de Nari pour le souper. La jupe en était un peu remontée. Il percevait la chaleur de ses jambes nues contre les siennes à travers ses propres chausses. Non , ce qu’il avait entre les bras n’avait décidément rien d’un garçon. C’était Tamir, aussi chaude et aussi différente de son corps à lui que n’importe laquelle des filles avec lesquelles il avait jamais couché. Son cœur se mit à battre plus vite qua d il approfondit son baiser et qu’elle y répondit avec une ardeur évidente.

 

Tamir ne se méprit pas plus sur la différence des attouchements de Ki que sur l’indéniable érection qu’elle sentait se développer contre sa cuisse. Sans trop savoir ce qu’elle désirait au juste ni à quoi cela aboutirait mais résolue de toute manière, elle lui saisit la main et l’appliqua sur son sein gauche. Il le cueillit tendrement à travers le tissu puis , délaçant le corsage, écarta la chemise et faufila le bout de ses doigts dans l’ouverture pour caresser Tamir à même la peau. Tièdes et rugueux, ceux-ci rencontrèrent la cicatrice entre les seins et la suivirent avec délicatesse, avant d’effleurer la pointe d’un mamelon. Jamais il n’avait rien fait de semblable avec Tobin. Son geste déclencha des ondes successives de chaleur en elle qui finirent par s’épanouïr entre ses jambes en une sensation jusque là inconnue.

Voilà donc l’impression que cela procure  ? songea-t-elle, alors qu’il l’embrassait en descendant jusqu’à sa gorge et lui mordillait doucement le côté du cou.

Elle retint son souffle, et ses yeux s’agrandirent en sentant que son entrejambe s’embrasait de plus en plus. Tout comme par le passé, elle conservait nettement la conscience de sa virilité fantomatique d’autrefois, mais assortie dorénavant de quelque chose de bien plus profond, dans les organes qui sont l’apanage exclusif de la féminité. Si elle possédait véritablement les deux sexes à la fois, alors tous deux étaient mis en émoi par les lèvres et les mains de Ki sur sa peau.

C’était trop, trop déconcertant, cette impression de dédoublement. Elle s’écarta d’un rien, le cœur battant la chamade, sa chair traîtresse simultanément écartelée entre le désir et la peur. «Ki, je ne sais pas si je peux … »

Il retira sa main et lui caressa la joue. Il était lui aussi hors d’haleine, mais il souriait. « Tu n’as pas de bile à te faire. Je n’exige pas ça tout de suite. »

Ça ? Par les couilles de Bilairy, il a cru que je voulais dire baiser ! s’avisa-t-elle du coup, consternée. Évidemment, tiens. C’est ce qu’il fait avec les autres filles.

« Tamir ? » Il la contraignit d’une main douce et ferme à reposer sa tête contre sa poitrine et l’enserra passionnément. « Tout va bien. Je ne veux penser à rien d’autre qu’à ta présence ici, juste maintenant, vivante et en pleine forme. Si tu avais… si tu étais morte cette nuit, là, comme ça… » Sa voie s’enroua de nouveau. « Je n’aurais pas pu le supporter !» Il retomba dans le silence pendant un moment, et se bras resserrèrent davantage encore leur étreinte. «Je n’avais jamais eu aussi peur pour toi sur le champ dl bataille. Qu’est-ce que ça signifie, à ton avis ? »

Elle lui prit une main et la serra dans la sienne « Que, quoi qu’il en soit, nous sommes toujours des guerriers l’un et l’autre, avant toute autre chose ? » Dans un certain sens, c’était réconfortant. Au moins à cet égard, elle savait encore qui elle était.

Elle continuait à le sentir bander dur contre sa cuisse, mais Ki paraissait comblé de se trouver tout simplement allongé auprès d’elle, selon leur habitude d’autrefois. Sans y réfléchir, elle déplaça légèrement sa jambe pour s’assurer un meilleur contact avec son intimité.

C’est plus gros que ce que j’avais, songea-t-elle, avant de se pétrifier lorsque Ki exhala un léger soupir puis se plaqua un peu plus contre elle.

Assis sur le seuil de sa salle de travail, le regard obstinément attaché sur la porte de la tour, Arkoniel se demandait s’il pouvait se permettre d’abandonner sa garde le temps d’aller chercher Tharin. Il se ressentait douloureusement çà et là de sa dégringolade dans les escaliers, et ses oreilles sonnaient encore du sortilège qu’il avait tramé pour condamner la porte.

Non , décida-t-il finalement, Il resterait là jusqu’à l’aube, puis il descendrait s’assurer que les autres ne s’inquiétaient pas de découvrir vide le lit de Tamir.

Et que ferai-je, si Ariani vient tout de même chercher de nouveau son enfant ?

C’était Ki, pas lui, qui avait sauvé Tamir, Lui-même n’avait rien fait d’autre que de repousser le fantôme, une fois le sauvetage dûment opéré.

Saint Illuminateur, quel dessein te proposais-tu donc en lui inspirant pareille démarche ? Comme tu ne pouvais vouloir qu’elle meure, que souhaitais-tu lui montrer, alors ? Pourquoi rouvrir maintenant ces vieilles blessures ?

Ses membres meurtris commençaient à s’ankyloser. Il se leva pour arpenter le corridor, non sans s’arrêter un moment devant la porte de la chambre à coucher. De l’intérieur ne lui parvint aucun bruit. Il tendit la main vers le loquet, histoire de vérifier que tout allait bien pour ses protégés, puis la retira. Il s’attarda toutefois un instant de plus, ne sachant à quoi se résoudre, et finit par opter de préférence pour le recours à son œil magique.

Tamir et Ki dormaient comme des souches, enlacés dans les bras l’un de l’autre comme des amants.

Amants ?

Arkoniel examina plus attentivement. Us étaient encore habillés l’un et l’autre comme auparavant, mais il parvint à distinguer le léger sourire qui flottait, en plein sommeil sur leurs deux physionomies. Sur le menton de Ki se voyait une tache de sang séché dont la forme coïncidait à merveille avec celle de la plaie qui affectait le menton de Tamir.

Arkoniel dissipa le charme et se détourna en souriant. Pas encore, mais il est intervenu une modification. Peut-être qu’en définitive il résultera quelque bien de cette maudite nuit.