13

Alors qu’il avait eu l’intention de ramener Tamir en bas dans sa propre chambre avant que quiconque ne se soit rendu compte de leur équipée, Ki s’était assoupi et à son réveil, juste après l’aube, elle reposait toujours dans ses bras. Elle ne remua pas quand il se démancha le col pour voir si elle donnait encore.

Elle avait le visage à demi dissimulé derrière une cascade de cheveux noirs. La plaie de son menton était complètement encroûtée, ses entours tout bleus et vaguement enflés. Cela lui vaudrait une nouvelle cicatrice et ne manquerait pas de trahir l’aventure de la nuit précédente.

Même à la lumière du jour, il éprouva des sueurs froides en repensant à l’esprit qui hantait la chambre de la tour. Il n’avait pas connu Ariani du temps où elle vivait encore. La nuit dernière, il n’avait pas vu trace de la femme qu’Arkoniel décrivait, rien d’autre qu’un spectre vindicatif. Il resserra inconsciemment son bras autour des épaules de Tamir.

« Ki ? » Elle le considéra d’un air endormi pendant un bon moment puis se dressa sur son séant, suffoquée, en prenant conscience du fait qu’ils se trouvaient toujours au lit ensemble. Les lacets de son corsage étaient encore dénoués, révélant le galbe d’un sein.

Ki détourna précipitamment les yeux. «Je suis confus. Je ne comptais pas rester toute la nuit. »

Il entreprit de se désenchevêtrer des draps, mais la façon qu’elle eut de rougir et de regarder ailleurs le fit s’interrompre. Il refoula d’une caresse les cheveux qui balayaient la joue de Tamir puis se pencha pour l’ embrasser de nouveau sur la bouche comme il l’avait fait quelques heures plus tôt. Il le fit autant pour se rassurer lui-même que pour la rassurer, elle, et il eut la joie de ressentir que le jour n’entamait en rien la véracité de ses impressions. Tamir leva la main pour lui cueillir une joue, et il la sentit se détendre contre lui. Prunelles bleues et prunelles brunes se rencontrèrent et s’évasèrent en un aveu tacite.

« Désolé pour Afra », dit-il.

Elle referma la main sur la sienne sur l’édredon. « Désolée pour la nuit dernière. J’espérais simplement… Enfin, je suppose qu’il me faudra faire une nouvelle tentative. Mais je ne suis pas désolée pour… » Elle désigna d’un geste le désordre du lit.

« Moi non plus. Le premier bon sommeil nocturne dont j’aie joui depuis des mois. »

Avec un grand sourire, elle rejeta les couvertures et se leva. Ki eut un nouvel entr’aperçu de ses longues jambes nues avant que la retombée des jupes ne les lui dissimule. Elle avait beau demeurer très grêle encore comme une pouliche, ces jambes-là n’en étaient pas moins désormais celles d’une fille, avec des muscles imperceptiblement plus ronds, quoique toujours aussi nerveux, sur les os dégingandés. Comment avait-il pu ne pas s’en aviser jusqu’à présent ?

À son tour, il dévala du lit pour la rejoindre, tout en la détaillant à nouveau comme s’ il la voyait correctement pour la toute première fois. Il ne la dominait guère que d’un empan.

Elle haussa un sourcil. « Eh bien ?

— Nari a raison. Tu es devenue plus jolie.

— Toi aussi. » Elle se lécha le pouce et frotta le sang séché qu’il avait au menton. Après quoi elle fit courir un index sur sa moustache clairsemée. « Ce hérisson-là me picote la lèvre lorsque tu m’embrasses.

— Tu es la reine. Tu peux bannir les barbes si cela te chante. »

Elle soupesa l’offre avant de l’embrasser de nouveau. « Non, je pense que j’arriverai à m’y accoutumer. Il ferait beau voir qu’on dise que tous les hommes de ma cour se sont métamorphosés en filles en même temps que moi, non ? »

Il acquiesça d’un hochement de tête puis formula la question qui restait pendante entre eux. « Et maintenant, dis, quoi ? »

Elle haussa les épaules. « Je ne puis pas prendre de consort avant d’avoir seize ans, mais c’ est à peine dans deux mois. »

Elle s’arrêta net, rouge comme une cerise, en s’ apercevant de ce qu’elle venait de lâcher. « Oh, Ki ! Je ne prétends pas… C’est-à-dire… »

Il haussa les épaules et se gratta nerveusement la nuque. Le mariage était une affaire trop importante pour s’envisager tout de suite, là.

Les yeux de Tamir recelaient encore une question. Il lui prit le visage entre ses mains et l’embrassa derechef. C’était chaste, s’il se référait à son expérience personnelle des baisers, mais sa chair ne manqua pas de s’en échauffer, et il sut, rien qu’à la manière dont elle papillotait des paupières et les fermait, qu’elle éprouvait la même chose, elle aussi.

Il n’eut pas le loisir de trouver quelque chose à dire qu’Arkoniel frappa et entra. Ils se détachèrent l’un de l’autre en sursaut comme des coupables.

Le magicien s’épanouit. « Ah, bon, vous êtes éveillée ! En découvrant votre lit désert, Nari a failli avoir un coup de sang… »

Nari le bouscula pour passer et darda sur le jeune couple un regard filtrant. « Qu’est-ce que vous m’avez encore fabriqué, vous deux ?

—Rien dont tu doives te mettre martel en tête » , lui assura Arkoniel.

Mais Nari continua de froncer les sourcils. « Ça fera du joli, qu’elle ait le gros ventre si jeune ! Ses hanches ne sont pas encore assez développées. Tu devrais avoir plus de jugeote, Ki, même si elle en est dépourvue !

—Je suppose que tu n’as pas tort », dit Arkoniel, avec la mine de quelqu’un qui réprime une envie de rire.

« Je n’ai rien commis de pareil ! s’insurgea Ki.

— Nous n’avons rien fait ! » se récria Tamir en s’empourprant.

Nari la tança du doigt. « Eh bien, veille à t’abstenir tant que tu ignores comment t’y prendre pour éviter de concevoir. Je ne pense pas que qui que ce soit t’ait encore jamais appris à faire un pessaire, hein ?

— La nécessité ne s’imposait pas, lui rétorqua le magicien.

— Fous que vous êtes, tous les trois ! Toute fille qui a ses périodes lunaires devrait savoir ça sur le champ. Ouste, les hommes, allez, vous deux, que je puisse avoir un bout d’entretien convenable avec ma chère fillette là-dessus. »

C’est tout juste si elle ne les flanqua pas dehors avant de refermer la porte sur leurs talons.

« Les pessaires, je sais ce que c’est ! » grommela Ki. Il avait vu ses sœurs et les servantes, assises en rond autour du feu, préparer les petits écheveaux de laine et de charpie qu’elles imbibaient d’huile douce. Et, avec la maisonnée tout entière qui dormait, les uns empilés sur les autres, on n’avait pas fait de mystère non plus chez lui quant à leur usage. Si une fille ne voulait pas avoir de gosse, elle s’ en fourrait un dans le minou avant de baiser avec son bonhomme. Mais il n’en revenait pas’ d’imaginer Tamir sous cet éclairage là, ça lui faisait un trop sale effet. « Je l’ai simplement embrassée. Je ne voudrais pour rien au monde la toucher de cette façon-là ! » …

 

Arkoniel gloussa mais ne pipa mot.

D’un air renfrogné, Ki se croisa les bras et, campé dans le corridor, attendit Tamir.

Quand elle finit par sortir, elle était un peu pâle.

Nari braqua un doigt accusateur vers Ki. « Toi, garde-moi tes culottes lacées , voilà tout !

— Je le ferai, zut ! » lui décocha-t-il dans le dos pendant qu’elle descendait pesamment l’escalier. « Tamir, tu vas bien ? »

Elle avait toujours l’air un peu assommée . « Oui. Mais je crois que j’aimerais mieux foncer dans la bataille toute nue que d’avoir un enfant, si tout ce que Nari raconte est vrai.» Elle frissonna puis, se redressant, jeta un coup d’œil vers la porte de la tour. « Elle est verrouillée ? »

Arkoniel hocha la tête. «Je la rouvrirai , si tel est votre bon plaisir. -Il me faut faire une autre tentative. Vous pouvez tous les deux m’accompagner là-haut. -Essaie seulement de nous en empêcher », lui répondit Ki, d’un ton qui excluait la plaisanterie.

Arkoniel toucha le vantail, et celui-ci s’ouvrit à la volée. « Laissez-moi monter le premier, que je lève le sortilège qui bloque la porte du dernier étage. »

Ki serra de près Tamir pendant qu’elle gravissait les marches, et il fut époustouflé de voir à quel point les lieux présentaient un aspect des plus banal à la lumière diurne . Des particules de poussière chatoyaient dans les rayons du petit matin, et la brise qui filtrait à travers les archères portait à ses narines le suave parfum des baumiers.

Un jour plus éclatant les accueillit dans la chambre d’Ariani, après qu’Arkoniel en eut descellé la porte, mais Ki ne lâcha pas Tamir d’une semelle et scruta chaque coin de la pièce d’un air soupçonneux. Les volets de la fenêtre ouest étaient demeurés béants et laissaient affluer les chants des oiseaux dans la forêt, mêlés au cours tumultueux de la rivière en contrebas.

Tamir se campa au milieu du capharnaüm et pivota lentement sur elle-même. « Elle n’est pas ici », déclara-t-elle finalement, d’un air plus chagriné que soulagé.

«Non, convint Arkoniel. J’ai fréquemment perçu sa présence la nuit, mais jamais lorsqu’il faisait jour.

— Moi, je vois Frère à toute heure, qu’il fasse jour ou nuit.

— Il est un esprit d’une tout autre espèce. »

Elle se rendit vers la fenêtre. Ki lui emboîta le pas, peu disposé à prêter foi aux assertions d’Arkoniel en matière de fantômes. De son point de vue personnel, ce cauchemar sanguinolent risquait de surgir en trombe de nulle part à n’importe quel moment. Les fantômes étaient des créatures maléfiques, lui avait-on ressassé du moins, et ceux qui persécutaient Tamir ne confirmaient que trop la véracité du propos.

«Qu’est-ce que je fais ? s’interrogea-t-elle tout haut. -Peut-être rien, répondit le magicien. ‘

Pourquoi l’Oracle m’a-t-elle enjointe à revenir, alors ? -Il y a des choses que l’on ne peut pas raccommoder, Tamir.

— Qu’en est-il de Lhel ? questionna Ki. Nous ne l’avons pas même cherchée jusqu’ici. Elle savait toujours remettre Frère à sa place. Viens, Tamir, partons à cheval remonter la route, comme nous le faisions autrefois. »

Elle s’illumina sur-le-champ et retourna vers la porte. «Mais bien sûr ! Je parie qu’elle est en train d’attendre notre visite, comme toujours.

—Un instant ! » les rappela Arkoniel.

Ki se retourna et découvrit que le magicien les regardait d’un air affligé.

« Elle ne se trouve plus ici.

— Comment le savez-vous ? l’apostropha Tamir, Vous connaissez son caractère. Si elle n’a pas envie de se laisser découvrir, on n’y peut rien, mais si elle y consent, elle est là tout bonnement à vous attendre, chaque fois.

— Je pensais la même chose, jusqu’à ce que… » Arkoniel n’acheva pas sa phrase, et Ki lut la vérité sur sa physionomie dès avant qu’il n’ajoute: «Elle est morte, Tamir. L’Oracle me l’a révélé.

— Morte ? » Tamir s’affaissa lentement sur ses genoux parmi les éparpillements de bribes de laine jaunie. « Mais comment ?

— Si je devais en croire mon intuition, c’est à Frère que j’imputerais sa disparition. Excusez-moi. J’aurais dû vous en avertir, mais vous aviez déjà tant de problèmes à affronter…

— Morte. » Tamir frissonna et enfouit sa face entre ses mains. « Une de plus. Encore du sang ! »

Ki s’agenouilla auprès d’elle et l’enlaça d’un bras tout en battant des paupières pour refouler ses propres pleurs. « Je croyais… Je croyais qu’elle serait toujours à nous attendre, là-bas, dans son arbre creux.

—Moi de même », reconnut tristement le magicien.

Tamir porta une main vers la cicatrice invisible de sa poitrine. «Je veux aller à sa recherche. Je veux l’enterrer. Ce n’est que justice.

— Mangez un morceau d’abord et changez de vêtements », conseilla Arkoniel. Elle acquiesça d’un signe de tête et s’apprêta à quitter la pièce.

« De la tenue », dit Ki. Il passa ses doigts dans les cheveux emmêlés de Tamir, «Vaut mieux, hein ? » reprit-il en rajustant sa propre tunique chiffonnée. « Inutile de leur fournir trop de motifs de commérages. »

C’était plus facile à dire qu’à faire. En regagnant sa chambre pour se changer, Tamir s’aperçut que Lynx et Nikidès la lorgnaient par leur porte ouverte. Elle avait beau se dire que ni son attitude ni celle de Ki ne trahissaient rien, un simple coup d’œil leur suffit pour se détourner avec des sourires entendus.

« Enfer et damnation ! ronchonna-t-elle, mortifiée. « Je vais leur parler. » Ki lui adressa un regard navré puis la quitta pour régler l’affaire avec leurs amis.

En refermant sa propre porte, Tamir secoua la tête. Qu’allait-il leur dire ? Elle n’était pas tout à fait sûre elle-même de ce qui s’était passé entre eux deux, mais elle se sentait va savoir comment plus légère et plus encline à l’espoir, en dépit même de la peine que lui faisait éprouver la perte de Lhel.

Quoi que leur eût raconté Ki, personne ne posa la moindre question. Dès qu’il leur fut possible de s’éclipser, tous deux partirent avec Arkoniel remonter la vieille route de la montagne.

Ç’aurait été une agréable chevauchée, n’eût été la triste certitude qui les accablait. Le soleil brillait de tous ses feux, et la forêt se parait de précoces éclaboussures d’écarlate et de jaune.

Ki repéra le vague indice d’une sente à un demi mille du fort. Après avoir entravé leurs montures, ils l’empruntèrent à pied.

« Il pourrait bien ne s’agir là que d’une sente à gibier, fit-il observer.

— Non, voici la marque de Lhel » , dit Arkoniel en désignant une espèce de signe délavé, couleur de rouille sur la blancheur d’un tronc de bouleau. En l’examinant de plus près, Ki se rendit compte que c’était l’empreinte d’une main beaucoup plus menue que la sienne.

« Elle provient de son charme dissimulateur, expliqua le magicien en la touchant avec chagrin. La puissance en est morte avec elle. »

Les traces déteintes d’autres empreintes similaires les guidèrent le long d’une piste presque invisible qui sinuait à travers les arbres et qui, après avoir escaladé une pente raide, débouchait finalement dans la clairière.

À première vue, rien n’avait changé. La portière de peau de daim recouvrait toujours l’embrasure basse qui s’ouvrait au pied du gigantesque chêne creux. À quelques pas de là, la source coulait en silence dans son bassin rond.

Comme ils approchaient de l’arbre, toutefois, Ki s’aperçut que les cendres tapissant le fond de la fosse à feu ne dataient pas d’hier, loin de là, et que les séchoirs à bois étaient vides et menaçaient de s’écrouler. Tamir écarta la portière en peau de daim et disparut à l’intérieur du tronc. Ses deux compagnons la suivirent.

Des bêtes les y avaient précédés. Les corbeilles de Lhel étaient éparpillées, rongées, les fruits et la viande secs disparus depuis belle lurette. Ses quelques ustensiles reposaient encore sur des étagères basses, et sa literie de fourrures demeurait inviolée.

Ce qui subsistait de sa personne gisait dessus, comme si elle s’était allongée pour dormir et ne s’était jamais réveillée. Les animaux et les insectes avaient accompli leur œuvre. Les déchirures de la robe informe et son collier de dents de daim tiré de travers laissaient apercevoir dessous la nudité des os. La chevelure subsistait seule, sombre fouillis de boucles noires encadrant le crâne aux orbites vides.

Arkoniel s’effondra en gémissant et se mit à pleurer sans bruit. Tamir demeura muette, sans verser de larmes. L’expression vide de son regard lorsqu’elle fit demi-tour en silence pour ressortir bouleversa Ki. la retrouva debout près de la fontaine.

« C’est ici qu’elle m’a montré mon véritable visage », chuchota-t-elle, les yeux fixés sur son reflet mouvant dans l’eau. Ki fut tenté de lui enlacer la taille, mais elle se recula, toujours aussi vacante et perdue. « La terre est dure, et nous n’avons rien pour creuser. Nous aurions dû apporter une pelle. »

Il ne se trouvait rien non plus, parmi les maigres possessions de Lhel, pour les seconder dans leur tâche. Arkoniel découvrit son canif et son aiguille d’argent et les fourra dans sa ceinture. Ils abandonnèrent le reste tel quel et amassèrent des pierres devant l’entrée de l’arbre, transformant ainsi sa demeure en tombe. Le magicien trama un sortilège sur les pierres pour leur interdire de s’ébouler.

Durant toutes ces opérations, Tamir ne versa pas une seule larme. Une fois qu’ils eurent fini d’obstruer la brèche, elle plaqua l’une de ses mains contre le tronc noueux du chêne, comme afin de communier avec l’esprit de la femme qui s’y trouvait désormais emmurée. « Il n’y a plus rien d’autre à faire ici, dit-elle finalement. Nous ferions mieux de repartir pour Atyion. » Arkoniel et Ki échangèrent un regard navré puis se retirèrent à sa suite, la laissant seule à son deuil muet. La mort, elle n’en a déjà vu que par trop, songea

Ki. Et nous avons encore une guerre à conduire…