27
Il faisait presque nuit et il pleuvait à verse quand Tamir émergea du ravin. Ici, les combats étaient à peu près terminés. Porion, mort, gisait parmi les fougères piétinées. Un peu plus loin, Moriel baignait, recroquevillé, dans une mare de sang, le poignard de Lutha planté dans la nuque.
Elle retrouva Cal grâce à l’or blond de ses cheveux. Il était couché, face contre terre, à l’endroit même où il était tombé, et Nikidès était assis auprès de lui, pleurant à chaudes larmes et le poing crispé sur une épaule blessée. Una tenait Hylia, qui se révéla souffrir d’une fracture au bras.
Compagnon contre Compagnon, Skalien contre Skalien.
Comme à l’accoutumée, Lynx était encore sur ses pieds, et Tyrien aussi. Ils furent les premiers à voir Tamir et ce qu’elle transportait.
« Korin est mort ! » hurla Lynx.
Tout sembla s’arrêter complètement pendant un moment. Les derniers des gens de Korin se replièrent, les yeux fixés sur Tamir, puis prirent la fuite dans la forêt, abandonnant leurs camarades tombés.
Nikidès s’avança à sa rencontre d’un pas chancelant. Ses yeux s’agrandirent à la vue de ce qu’elle portait.
« Je l’ai tué. Le sang est sur mes mains. » Elle entendait sa propre voix sonner à ses oreilles comme provenant de très loin, comme si c’était celle de quelqu’un d’autre. Elle se sentait engourdie de partout, trop épuisée pour s’endeuiller ou se percevoir victorieuse. Elle partit en direction du champ de bataille, assez vaguement consciente que d’autres leur emboîtaient le pas.
« Es-tu blessée ?» demanda Nikidès d’un ton inquiet.
« Non, mais Ki si… » Non, je ne vais pas y penser maintenant. « Arkoniel est avec lui. Comment vont les autres ?
— Lorin est mort. » Nikidès déglutit durement, histoire de se ressaisir. « Hylia a un bras cassé. Le reste d’entre nous n’a que des blessures mineures.
— Et de leur côté ? Caliel ?
— Il est vivant. Je… j’ai fait dévier ma lame au dernier moment. Je regrette, mais je n’ai pas pu, voilà tout…
— Ne regrette rien, Nik. Tu as bien fait. Assure-toi que lui et tous les autres soient rapportés au camp. »
Il n’en persista pas moins à demeurer près d’elle, la dévisageant d’un air bizarre. « Tu es certaine que tu n’es pas blessée ?
— Fais ce que je te dis !» Elle avait besoin de toute sa concentration pour continuer à poser un pied devant l’autre. Nikidès se retira, sans doute afin d’exécuter son ordre; mais Lynx, Tyrien et Una se reployèrent autour d’elle quand elle atteignit la lisière opposée des bois.
Le champ de bataille offrait un spectacle de carnage. Des guerriers et des chevaux morts gisaient de toutes parts, les corps, à certains endroits, s’empilaient les uns sur les autres par couches épaisses de trois. Tant d’hommes étaient tombés dans la chausse-trape du ruisseau que, retenue derrière le barrage de leurs cadavres, l’eau s’accumulait en un étang rouge.
Il y avait encore des groupes épars qui poursuivaient la lutte. Une partie des forces de Korin s’était retirée en haut de la colline. D’autres allaient à l’aventure au milieu des morts.
Les doigts toujours crispés dans la chevelure de son cousin, Tamir jeta un regard circulaire accablé.
Malkanus surgit subitement à ses côtés, quoiqu’elle n’eût pas remarqué son approche. « Permettez-moi, Majesté. » Il s’écarta quelque peu des autres et leva sa baguette. Un grondement terrifiant, semblable à un coup de tonnerre, roula à travers le champ de bataille, si brusque et violent que les hommes tombèrent à genoux et se couvrirent la tête.
D’une voix qui semblait aussi puissante que la foudre, Malkanus cria : « Écoutez la reine Tamir ! »
Et cela eut l’effet escompté. Subitement, des centaines de visages se tournèrent vers elle. Tamir s’éloigna davantage de la forêt puis brandit simultanément la tête de Korin et l’Épée. « Le prince Korin est mort ! » s’époumona-t-elle, sa voix bien ténue par comparaison. « Que le combat cesse !»
On se passa le cri de proche en proche à travers le champ de bataille. Les derniers des guerriers de Korin opérèrent une retraite confuse pour se réfugier sur la rive opposée du ruisseau, au pied de la colline.
L’unique bannière encore visible au sein de leur débandade était celle de Wethring.
« Lynx, prends quelques hommes et rapportez la dépouille de Korin », ordonna-t-elle. Je veux qu’on la traite avec respect. Fabriquez un brancard et couvrez le corps, puis transportez-le jusqu’à notre camp. Avertissez les drysiens qu’il faut le préparer pour la crémation. Nik, tu t’occupes des restes de Lorin. Nous devrons les rendre à son père. Et que quelqu’un me trouve un héraut !
— Ici, Majesté. »
Elle lui tendit la tête de Korin. « Montrez ceci à Lord Wethring, et déclarez que la journée nous est acquise, puis rapportez le trophée à mon camp. J’exige que tous les nobles viennent se présenter devant moi toutes affaires cessantes, sous peine d’être déclarés traîtres. »
L’homme enveloppa la tête dans un pan de son manteau puis se dépêcha d’aller accomplir sa mission.
Une fois délivrée de ce fardeau, Tamir essuya l’Épée de Ghërilain sur l’ourlet de son tabard crasseux puis la glissa dans son fourreau avant de retourner à pied vers la clairière.
On avait remonté Ki du fond du ravin. Arkoniel était assis par terre sous un grand arbre, tenant la tête du jeune homme dans son giron, pendant que Caliel s’efforçait d’étancher la plaie de son propre crâne.
Elle fut abasourdie de voir ce dernier conscient. Le pansement qu’il tenait tremblait dans ses mains, et des larmes ruisselaient le long de ses joues.
Elle s’agenouilla près d’eux et tendit une main hésitante pour toucher la face boueuse de Ki. « Est-ce qu’il vivra ?
— Je l’ignore », lui répondit le magicien.
Ces mots paisibles la frappèrent plus durement qu’aucun des coups que lui avait administrés Korin.
S’il meurt…
Elle se mordit la lèvre, incapable de formuler jusqu’au bout une idée pareille. Elle s’inclina pour embrasser Ki sur le front et chuchota : « Tu m’as donné ta parole.
— Majesté ! » demanda Caliel dans un souffle.
Faute de pouvoir encore arriver à le regarder en face, elle questionna : « Où est Tanil ?
— Dans les bois, juste en face, là. Vivant, je pense.
— Tu devrais aller le voir. Donne-lui les nouvelles.
— Merci. » Il se leva pour partir. Relevant les yeux, elle examina sa figure mais n’y découvrit encore que du chagrin. « Vous êtes tous les deux bienvenus dans mon camp. »
Des larmes plus abondantes glissèrent lentement sur les joues de Caliel, creusant des traînées pâles à travers la crasse et le sang, quand il lui fit une révérence mal assurée.
« Prends-le pour ce que ça vaut, Cal, je regrette. Je n’ai jamais voulu me battre avec lui.
— Je le sais. » Il s’éloigna vers les arbres d’un pas chancelant.
Lorsqu’elle se retourna, elle surprit Arkoniel qui l’observait, le regard plus triste qu’elle ne l’avait jamais vu.
Des brancards pour les morts et pour les blessés furent bricolés à la hâte avec des petits sapins et des manteaux. Le corps de Korin fut emporté le premier, le transport de Ki suivit immédiatement. Tamir marchait aux côtés de celui-ci, jetant sur lui tout du long jusqu’au retour au camp des regards furtifs pour contrôler que sa poitrine continuait de s’élever et de s’abaisser laborieusement. Alors qu’elle brûlait de sangloter, de crier, de le serrer très fort pour l’empêcher de la quitter, il lui fallait tenir la tête haute et rendre leurs salutations aux hommes et aux femmes qu’ils rencontraient sur leur passage.
Des guerriers originaires des deux partis vagabondaient parmi les morts, à la recherche qui d’amis tombés, qui d’ennemis à dépouiller. Les corbeaux étaient déjà arrivés, attirés par l’odeur de mort. Il y en avait des nuées qui, massés dans les arbres, emplissaient l’air de leurs cris rauques et affamés pendant qu’ils attendaient leur tour.
Au camp, c’est sous la tente de Tamir que l’on déposa Ki pour le livrer aux soins des drysiens. Elle glissait un œil anxieux par la portière ouverte sur leurs manœuvres en attendant que les lords de Korin viennent à reddition.
Recouvert d’un manteau, le corps de Korin, flanqué de ceux de Porion et des Compagnons morts au combat, reposait non loin sur un catafalque improvisé. Tous les Compagnons de Tamir montaient une veillée silencieuse en leur honneur, tous excepté Nikidès et Tanil.
En dépit de son propre chagrin et de sa blessure, Nik était entré sous la tente et s’employait à y régler consciencieusement les détails nécessaires, tels que ceux d’envoyer des hérauts répandre la nouvelle de la victoire et du décès de Korin ou de s’assurer qu’on lâche des oiseaux messagers pour en informer au plus vite Atyion. Tamir lui savait gré, comme toujours, de sa compétence et de sa prévoyance.
Recroquevillé par terre auprès de son maître défunt, Tanil, lui, refusait de se laisser emmener ailleurs et poussait des sanglots inconsolables sous son manteau. Il était totalement incapable de comprendre ce qui s’ était passé, et peut-être cela valait-il mieux. Caliel, à genoux, son épée plantée devant lui, demeurait avec le malheureux pour lui relater les événements de la journée. Il avait déjà rapporté avoir vu tomber Urmanis, Garol et Mago plus tôt dans la journée. On n’avait pas trouvé trace d’Alben, ni parmi les vivants ni parmi les morts.
Du côté de Tamir, des émissaires vinrent annoncer que Jorvaï avait été blessé par une flèche à la poitrine ; mais Kyman et Nyanis survinrent indemnes, peu après. Le train de bagages de Korin avait été capturé, ce qui permit de disposer de vivres et de tentes supplémentaires - ce qui n’était pas un luxe. Cela, joint au ravitaillement apporté par les Aurënfaïes, serait suffisant pour camper sur place jusqu’à ce que le transport des blessés puisse s’effectuer sans risque.
Arengil apporta la nouvelle que ses compatriotes avaient exterminé les cavaliers dépêchés par Korin pour les prendre à revers, et ce sans perdre un seul des leurs. Solun et Hiril ne tardèrent pas à le suivre, porteurs des étendards pris à l’ennemi. Tamir n’écouta que d’une moitié d’oreille. À l’intérieur de la tente, Ki demeurait inerte, et les drysiens paraissaient inquiets.
Wethring et quelques-uns des nobles restants se présentèrent sous une bannière de trêve. Tamir les reçut debout, tira l’Épée et la brandit devant elle. Le héraut avait rapporté la tête de Korin et la plaça soigneusement sous le manteau qui recouvrait le corps.
S’agenouillant, Wethring inclina humblement la tête. « La journée vous est acquise, Majesté.
— Par la volonté d’Illior », répondit-elle.
Il leva les yeux pour examiner son visage.
« Croyez-vous ce que vos yeux vous montrent ? demanda-t-elle.
— Oui, Majesté.
— Me jurerez-vous votre foi ? » Il papillota de stupéfaction. « Je le ferai si vous voulez bien l’accepter.
— Vous avez été loyal envers Korin. Faites preuve envers moi de la même loyauté, et je vous confirmerai dans vos titres et terres, en contrepartie du service du sang.
— Vous aurez les cieux, Majesté. Je le jure par les Quatre et me porte garant pour tous ceux qui avaient suivi ma bannière.
— Où se trouve Nevus, fils de Solari ?
— Il est parti vers l’est, à destination d’Atyion.
— Avez-vous reçu des nouvelles de lui ?
— Non, Majesté.
— Je vois. Et Lord Alben ? Est-ce qu’il a péri aujourd’hui ?
— Nul ne l’a vu, Majesté.
— Et pour ce qui est de Lord Nyrin ?
— Mort, Majesté, à Cima.
— Korin l’a tué ? » demanda Lutha, ahuri « Non, il est tombé de la tour de Lady Nalia.
— Tombé ? » Tamir laissa échapper un rire bref et sans joie. C’était une mort ridicule pour quelqu’un d’aussi redouté. « Eh bien, voilà une pelletée de bonnes nouvelles, alors.
— Ai-je votre permission pour brûler nos morts ?
— Naturellement. »
Wethring jeta un coup d’œil navré vers la forme drapée toute proche d’eux. « Et Korin ?
— Il est mon parent. Je veillerai à ce qu’il soit brûlé comme il sied et à ce que ses cendres soient recueillies pour son épouse. Renvoyez votre armée dans ses foyers et soyez à mon service à Atyion dans un mois. »
Wethring se releva et lui fit de nouveau une profonde révérence. « J’entends et j ‘obéis, reine miséricordieuse.
— Je n’en ai pas encore tout à fait terminé avec vous. En quoi consistent les défenses de Cima ? Quelles dispositions Korin a-t-il prises en faveur de Lady Nalia ?
— On a laissé là-bas la garnison de la forteresse. Il s’agit essentiellement de Busards de Nyrin, à l’heure actuelle, et de quelques magiciens.
Va-t-elle se dresser contre moi ?
— Lady Nalia ? » Wethring sourit et secoua la tête. « Elle n’aurait pas l’ombre d’une idée sur la manière de s’y prendre, Majesté. »
Lutha, qui avait prêté une oreille des plus attentive à cet échange, s’avança sur ces entrefaites. « Il a raison, Tamir, Elle a été mise à l’abri par le biais d’une pure et simple séquestration. Les nobles qui connaissent la cour de Korin ne sont pas sans le savoir. Elle ne peut compter sur les secours de personne, là-bas. Avec ta permission, j’aimerais emmener immédiatement une force au nord pour assurer sa protection.
— Vous devriez la ramener ici et la maintenir à proximité, conseilla Arkoniel. Vous ne sauriez courir le risque qu’elle et son enfant deviennent tôt ou tard des instruments manipulables contre votre personne. »
Lutha planta un genou devant elle. « De grâce, Tamir. Elle n’a jamais fait le moindre mal à qui que ce soit. »
Elle devina que l’intérêt qu’il manifestait pour Lady Nalia n’était pas exclusivement dicté par la courtoisie. « Bien entendu. Elle te connaît. Tu serais mon meilleur émissaire auprès d’elle. Fais-lui comprendre qu’elle se trouve sous ma protection personnelle et pas en état d’arrestation. Mais il va te falloir des guerriers pour prendre la forteresse.
— J’irai, avec votre consentement », offrit Nyanis.
Tamir hocha la tête avec gratitude. Elle avait confiance dans tous ses nobles, mais Nyanis lui en inspirait plus que quiconque. « Emparez-vous de la place et laissez-y une garnison. Lutha, ramène ici Lady Nalia.
— Je la préserverai au péril de mes jours, s’engagea solennellement Lutha.
— Arkoniel, vous et vos collègues y allez aussi, pour régler leur affaire aux magiciens de Nyrin.
— Je m’assurerai personnellement de notre succès, Majesté.
— Ne leur accordez pas plus de merci qu’ils n’en ont accordé eux-mêmes à ceux qu’ils ont brûlés vifs.
— Nous partirons, nous aussi, dit Solun, et anéantirons les blasphémateurs.
— Mes gens de même, ajouta Hiril.
— Je vous remercie. Allez, maintenant. Emportez ce qui vous est nécessaire de fournitures et chevauchez dur. »
Lutha et les autres saluèrent et s’empressèrent d’aller procéder à leurs préparatifs. Arengil esquissa le geste de les suivre comme ils s’éloignaient, mais Tamir le rappela. « Souhaites-tu toujours faire partie des Compagnons ?
Évidemment ! s’exclama le jeune Gèdre.
— Alors, reste. » Elle se leva pour aller retrouver Ki mais s’aperçut qu’Arkoniel s’était attardé.
« Mes collègues sont capables de s’occuper tout seuls des gens de Nyrin, si vous préfériez que je ne vous quitte pas.
— Il n’est personne en qui je me fie plus qu’en vous », lui dit-elle, et elle vit le rouge lui monter aux joues. « Je sais que vous ferez le mieux possible en ma faveur pour protéger Lady Nalia, de quelque manière que ce soit. Vous concevez mieux que quiconque au monde pourquoi je ne veux pas qu’on répande en mon nom du sang innocent.
— Cela m’importe plus que je ne saurais dire, répliqua-t-il d’une voix enrouée par l’émotion. Je garderai un œil sur vous ici et reviendrai sur-le-champ si vous avez besoin de moi.
— Je m’en sortirai. Allez, maintenant. » Là-dessus, elle se baissa pour franchir la portière basse de la tente puis la rabattit derrière elle.
L’odeur dégagée par les herbes des drysiens rendait l’atmosphère pesante à l’intérieur. Kaulin était assis près de Ki.
La fracture de ce dernier avait été réduite et son bras solidement enveloppé de bandages de fortune puis, en guise d’attelle, emprisonné dans la tige d’une botte découpée. Sa poitrine et sa tête étaient ceintes vaille que vaille de tissu lacéré. Sa figure était blanche et paisible sous les traînées de boue et de sang .
« S’est-il finalement réveillé ?
— Non, répondit Kaulin. L’épée n’a pas atteint le poumon. C’est le coup reçu à la tête qui est mauvais.
— J’aimerais rester seule avec lui. -Comme il vous plaira, Majesté. » S’asseyant auprès de Ki, elle saisit sa main gauche dans la sienne. Il respirait de façon presque imperceptible. Elle se pencha sur lui et chuchota : « Tout est terminé, Ki. Nous avons gagné. Mais je ne sais pas ce que je ferai si tu meurs !» Le tonnerre gronda au loin quand elle pressa les doigts froids du mourant contre sa joue. « Même si tu ne veux jamais consentir à être mon consort… » L’engourdissement béni auquel elle s’était cramponnée jusqu’alors était en train de se dissiper, et les larmes vinrent.
« Je t’en conjure, Ki ! Ne t’en va pas ! »