9
Arkoniel passa le restant de la nuit assis sur une pierre au bord de la route. Enveloppé dans le manteau d’Iya, il contempla les étoiles parcourir le ciel et s’y effacer peu à peu.
La première lueur du jour posait une touche de rose sur les pics encapuchonnés de neige quand il entendit survenir derrière lui des cavaliers.
C’étaient les Aurënfaïes, emmitouflés dans des manteaux et coiffés du sobre sen’gaï blanc qu’ils avaient l’habitude de porter en voyage.
«Vous vous êtes levé bien tôt, magicien, lui dit Solun en guise de salutations.
— Vous aussi, répondit-il tout en se dressant sur ses jambes engourdies. Vous partez si vite ?
— Je serais volontiers resté », fit Arengil du tac au tac, d’un air un peu maussade. «Tamir m’a offert une place au sein des Compagnons.
— Et moi donc » enchaîna Corruth, pas plus enchanté, manifestement. Sylmaï les foudroya tous deux d’un regard réprobateur. « C’est à vos parents de trancher.
— Vous n’avez pas beaucoup vu Tamir », observa Arkoniel, non sans inquiétude.
« Assez pour notre gouverne, lui assura Solun.
— Est-ce qu’Aurënen reconnaîtra ses prétentions ?
— Il appartient à chacun des clans d’en décider, mais je presserai Bôkthersa pour ma part de le faire.
— J’agirai de même à Gèdre, déclara Sylmaï.
— Elle entend déclarer la guerre, vous savez.
— Nous prendrons la chose en considération. Nos vaisseaux sont prompts, dût le besoin s’en faire sentir, répliqua-t-elle. Comment vous y prendrez-vous pour nous avertir ? »
Arkoniel lui fit une démonstration du charme de fenêtre. « Si je parviens à vous trouver, je puis vous parler à travers l’orifice, mais vous ne devez surtout pas le toucher.
— Cherchez-moi à Gèdre, alors. Adieu, et bonne chance. »
Les autres lui adressèrent un hochement de tête avant de se remettre en route, et l’ensemble de la troupe eut bientôt disparu dans les brumes du petit matin. Le Khatmé, nota-t-il, n’avait pas pipé mot d’éventuel soutien.
Il remonta lentement, troublé, vers la maison des hôtes.
Tamir et les Compagnons prenaient leur petit déjeuner, assis en rond devant la grande cheminée. Ni elle ni Ki n’avaient de mine reposée, mais du moins étaient-ils assis côte à côte. Elle leva bien les yeux quand lui-même entra, mais elle s’abstint de l’inviter à la rejoindre. Il se demanda tristement si elle s’était ravisée sur la question de son bannissement. Avec un soupir intérieur, il se dirigea vers le buffet, s’y servit de pain et de fromage et les emporta dans sa chambre.
Le feu s’était éteint, et il régnait un froid sépulcral dans la cellule minuscule. Wythnir dormait encore à poings fermés, recroquevillé en boule sous les couvertures. Après avoir déposé quelques bûches dans l’âtre, Arkoniel recourut à un sortilège. Il gaspillait rarement la magie sur des broutilles aussi triviales qu’un feu matinal, mais il était trop démoralisé pour faire l’effort de battre le briquet. Le bois prit instantanément, et une éclatante flambée l’embrasa.
« Maître ? » Wythnir se dressa sur son séant, l’air soucieux. «Est-ce que la reine a vraiment renvoyé Iya ? »
Arkoniel s’assit sur le bord du lit et lui tendit une bouchée de son propre repas. « Oui, mais tout va bien.
— Pourquoi est-ce qu’elle a fait ça ?
— Je te le dirai une autre fois. Mange. Nous ne tarderons pas à partir. » Le petit grignota consciencieusement le fromage. Arkoniel portait encore le manteau d’Iya, L’odeur de celle-ci imprégnait le lainage. Cela, et le vieux sac râpé qui traînait à côté du lit, voilà tout ce qu’il lui restait de toute une vie passée avec elle, à ce qu’il semblait.
Iya avait dit vrai, bien sûr. Dans des circonstances normales, il l’aurait quittée à la fin de son apprentissage pour suivre sa propre voie ; mais les événements les avaient gardés ensemble et, d’une manière ou d’une autre, il s’était toujours imaginé qu’ils le resteraient, surtout à partir du moment où ils avaient entrepris de rallier à eux d’autres magiciens.
Une petite main se referma sur la sienne. « Je suis désolé que vous ayez tant de chagrin, Maître.» Arkoniel le prit contre lui et posa son visage dans ses cheveux. « Merci. Elle va me manquer. » Malgré tous ses efforts, il ne se découvrit pas beaucoup d’appétit. Comme il jetait au feu le pain qu’il n’avait pu manger, Tamir se faufila dans la pièce sans avoir frappé.
« Bonjour. »
Il tâcha de prendre un air jovial, mais il eut du mal à sourire, tant il en avait encore gros sur le cœur du châtiment qu’elle avait infligé à Iya, « Wythnir, la reine et moi devons nous parler seule à seul. Va finir de déjeuner dans la grande salle.» L’enfant se glissa tout de suite hors du lit, encore vêtu de sa longue chemise de nuit. Arkoniel l’enveloppa dans le manteau de la magicienne avant de le laisser filer.
Après quoi Tamir referma la porte et s’y adossa, les bras sévèrement croisés sur le plastron de sa tunique. «J’ai expédié Una et des cavaliers enrôler du monde dans les domaines du sud. Je compte entreprendre mes préparatifs de guerre aussitôt que nous atteindrons Atyion.
— Tant mieux.»
Elle resta là un moment, muette, puis soupira. «Je ne regrette pas, vous savez, en ce qui concerne Iya. Frère voulait que je la tue. La renvoyer… c’était le mieux que je puisse faire.
— Je sais. Elle l’a compris.
— Mais je devine… enfin, je suis contente que vous soyez toujours ici, même s’il ne nous est plus possible d’être amis. »
Il avait envie, quelque part, de la rassurer, mais les mots se refusèrent à sortir. «Est-ce pour me dire cela que vous êtes venue me voir ?
— Non. Elle a prétendu qu’il me fallait vous garder à cause de la vision que vous avez eue ici. J’aimerais en apprendre davantage sur ce sujet.
Ah. C’est à Iya que fut accordée la vision du palais blanc. Mais elle m’y distingua. J’étais un grand vieillard, et j’avais un jeune apprenti à mes côtés. L’immense demeure fourmillait de magiciens et de gosses magiciens-nés, tous réunis là pour apprendre et partager leurs pouvoirs en sécurité, pour le bien du pays.
— Votre Troisième Orëska.
— Oui.
— Où doit-elle se trouver ? À Atyion ?
— Non. Selon ses dires, Iya vit une belle ville neuve au sommet d’une haute falaise qui dominait la mer et surplombait une baie profonde. »
À cette description, Tamir releva les yeux. «Vous pensez donc que cette ville n’existe pas encore ?
— Non. Dans sa vision, comme je vous l’ai dit, j’étais un homme très âgé. »
Elle parut désappointée.
« Qu’y a-t-il, Tamir ? »
Elle frotta d’un air absent la menue cicatrice de son menton. « Je continue à rêver que je me trouve sur des falaises à contempler une baie profonde en contrebas. C’est quelque part sur la côte ouest, mais il n’y a pas de ville. J’ai vu cet endroit si souvent que cela me donne l’impression d’y être allée, mais j’ignore ce que cela signifie. Parfois, il y a un homme dans le lointain qui agite la main vers moi. Je n’ai jamais été capable de distinguer qui c’était, mais maintenant je pense que c’est peut-être vous. Ki figure dans mon rêve, lui aussi.
Je… » Elle s’interrompit et se détourna, ses lèvres pincées en une fine ligne. «À votre avis, c’est le même endroit que nous avons vu, Iya et moi ?
— C’est possible. Avez-vous questionné l’Oracle à ce propos ?
— J’ai essayé de le faire, mais j’ai seulement obtenu la réponse dont je vous ai déjà parlé. Qui n’était pas d’un grand secours, n’est-ce pas ?
—Peut-être plus que vous ne le croyez. À l’époque, Iya n’avait aucune idée non plus de ce que pouvait signifier sa vision. C’est seulement maintenant que celle-ci commence à avoir un semblant de sens. Mais il est encourageant que les lieux que vous avez vus toutes deux soient éventuellement les mêmes. Et je soupçonne que c’est bien le cas.
— Est-ce que vous me détestez de l’avoir renvoyée ?
— Bien sûr que non. Elle me manquera, mais je comprends. Et vous, me détestez-vous ? »
Elle rit tristement. «Non. Je ne suis même pas certaine de détester Iya. En fait, c’est Lhel qui a tué Frère, mais je n’arrive pas à la détester du tout ! Elle a été si bonne pour moi en m’aidant quand j’étais toute seule…
Elle vous aime énormément.
J’aimerais bien savoir quand je la reverrai. Peut-être que nous devrions faire un détour par le fort en rentrant chez nous pour essayer de la retrouver. Elle y est toujours, d’après vous ?
—Je l’ai cherchée, le soir où je suis allé récupérer votre poupée, mais sans réussir à lui mettre la main dessus. Vous savez comment elle est…
— À propos, en quoi consistait votre propre vision, lors de votre première visite ici ?
— Je me suis vu moi-même, tenant dans mes bras un mioche à cheveux noirs. Maintenant, je sais qu’il s’agissait de vous. »
Il remarqua à quel point ses lèvres tremblaient quand elle chuchota: « C’est tout ?
— Il arrive à l’Illuminateur de se montrer parfois extrêmement lapidaire, Tamir, »Elle avait l’air si jeune et si désemparée qu’il lui tendit la main. Elle hésita, les sourcils froncés, puis vint s’asseoir avec raideur auprès de lui sur le bord du lit.
«Je me fais encore l’effet d’être un imposteur dans ce corps-ci, même après l’avoir trimbalé pendant des mois et des mois.
— Ça ne fait pas si longtemps que ça, comparé à la durée de votre existence antérieure. Et vous avez eu tant de motifs d’inquiétude, en plus… Je suis désolé que les choses aient dû se passer de la sorte. »
Elle se mit à fixer le feu, battant violemment des paupières pour éviter de pleurer. En fin de compte, elle exhala dans un souffle: «Je n’arrive pas à croire que Père n’ait pas seulement ébauché un geste pour s’interposer. Comment a-t-il pu se conduire ainsi vis-à-vis de son propre enfant ?
— Il n’a eu connaissance du plan dans toute son étendue que cette nuit-là. Si ceci peut vous apporter quelque réconfort, il était ravagé. Je pense qu’il ne s’en est jamais remis. Illior sait quelle punition ce fut pour lui que de regarder les conséquences qui en résultèrent pour votre mère et pour vous.
— Vous le connaissiez bien, vous et Iya ?
— Nous avons eu cet honneur. C’était un homme éminent, un homme de cœur, et un guerrier incomparable. Vous lui ressemblez beaucoup. Vous avez toute sa hardiesse et sa bonté sans bornes. Toute jeune que vous êtes, je distingue déjà sa sagesse en vous. Mais vous possédez aussi les meilleures qualités de votre mère, telle qu’elle était avant votre naissance.» Il toucha la bague portant l’effigie du couple. «Je suis heureux que vous ayez trouvé ce bijou. Chacun de vos parents vous a transmis ses dons supérieurs, et l’Illuminateur ne vous a pas choisie par hasard. Vous êtes l’élue d’Illior. N’oubliez jamais cela, quelque autre événement qui puisse survenir. Vous serez la reine la plus prestigieuse qu’ait connue Skala depuis Ghërilain.
— J’espère que vous ne vous abusez pas », dit-elle avec tristesse avant de prendre congé.
Arkoniel demeura quelque temps immobile à contempler fixement le feu. Tout soulagé qu’il était que leur bonne intelligence eût résisté à l’épreuve, la douleur de la perte d’Iya persistait d’autant plus à lui serrer le cœur que Tamir était encore très fragile, en dépit de sa remarquable énergie. Mais aussi, quel fardeau pesait sur ses frêles épaules… ! Il résolut finalement de mieux s’appliquer à l’aider à le porter.
C’est obsédé par cette intention qu’il sortit en catimini pour retourner à la caverne de l’Oracle. Pour la première fois de sa vie, il s’y rendait seul, et avec ses propres questions fermement ancrées dans l’esprit.
Les prêtres masqués le firent descendre, et il se retrouva plongé dans les ténèbres familières. Loin d’éprouver la moindre peur, ce coup-ci, il n’était que détermination. Lorsque ses pieds touchèrent la terre ferme, il se dirigea sur-le-champ vers la douce lueur voisine.
Il se pouvait que la femme assise sur le tabouret de l’Oracle soit en fait la jeune fille avec laquelle il avait déjà parlé. C’était difficile à dire, et personne d’autre que le grand prêtre d’Afra ne savait comment on procédait pour choisir les Oracles ni combien ils étaient à un moment donné. Car ce n’étaient pas toujours des filles ou des femmes. Il connaissait des magiciens qui s’étaient entretenus dans ce même lieu avec de jeunes hommes. Le seul facteur commun de la corporation semblait être un grain de démence ou de débilité.
Elle secoua sa crinière hirsute et le dévisagea pendant qu’il prenait place sur le tabouret qui lui faisait face. Le pouvoir du dieu faisait déjà flamboyer ses yeux, et sa voix, lorsqu’elle prit la parole, avait ce timbre étrange qui sonnait plus qu’humain.
«Sois à nouveau le bienvenu, Arkoniel, dit-elle comme si elle lisait dans ses pensées. Tu te tiens aux côtés de la reine. Félicitations.
— Ma tâche n’en est qu’à ses débuts, n’est-ce pas ?
— Tu n’avais pas besoin de venir ici pour le savoir.
— Non, mais je veux vous demander conseil.
Sublime Illior. Que dois-je faire pour aider Tamir ? »
Elle agita une main, et les ténèbres s’ouvrirent auprès d’eux comme une fenêtre immense. La ville s’y encadrait, perchée sur les falaises, avec une foule d’immenses maisons, de parcs boisés et de larges rues. Elle était infiniment plus vaste qu’Ero, d’aspect plus propre et plus régulier. En son cœur se dressaient deux palais. L’un était bas et avait l’allure rébarbative d’une forteresse, construite à l’intérieur d’un rempart de courtine. Le second était une tour colossale, carrée, svelte et gracieuse, dont chacun des quatre angles était équipé d’une tourelle surmontée d’un dôme. Lui n’était gardé que par un simple mur, et sur son terrain s’étendaient des jardins diversement plantés. Arkoniel vit des gens s’y promener, des hommes, des femmes et des enfants, des Skaliens, des ‘faïes et même des centaures.
« Tu dois lui offrir cela.
— C’est la nouvelle capitale qu’elle doit fonder ?
— Oui, et les membres de la Troisième Orëska en seront les gardiens secrets. -Les gardiens ? C’est un titre qui m’a déjà été imparti.
—Tu conserves le bol ?
— Oui !
Enfouis-le profondément dans le cœur du cœur. Il n’est rien pour toi ni pour elle. -Mais, dans ce cas, pourquoi me faut-il le conserver ? demanda-t-il, déçu. «Parce que tu es le Gardien. En le gardant, tu gardes Tamir et Skala tout entière et le monde entier.
— Ne pouvez-vous me dire ce qu’il est au juste ?
— Il n’est rien par lui-même, mais il fait partie d’un gigantesque maléfice.
—Et c’est cela que vous voudriez me voir enfouir au cœur de la ville de Tamir ? Quelque chose de maléfique ?
— Peut-il exister du bien sans la connaissance du mal, magicien ? Peut-il exister une existence sans équilibre ? »
La vision de la ville se dissipa, supplantée par une grande balance d’or. Sur l’un de ses plateaux reposaient la couronne et l’épée de Skala, Sur l’autre gisait, nu, un nouveau-né mort : Frère. Arkoniel frissonna et réprima sa folle envie de regarder ailleurs. «Le mal va donc toujours se trouver au cœur de tout ce que Tamir accomplira ?
— Le mal est en permanence avec nous. L’équilibre est tout.
— Alors, je crois qu’il me faudra faire infiniment de bien, pour préserver votre équilibre. Parce que j’ai indiscutablement le sang de ce nouveau-né-là sur les mains, en dépit des allégations spécieuses de tout le monde. »
Autour d’eux, la salle devint extrêmement sombre. Arkoniel sentit l’atmosphère s’alourdir, et les poils follets de sa nuque se hérissèrent. Néanmoins, l’Oracle se mit simplement à sourire et s’inclina en courbant la tête. «Tu es incapable d’agir d’une autre manière, enfant d’Illior, Tes mains et ton cœur sont forts, et tes yeux voient clair. Tu ne saurais ni t’empêcher de voir ce que les autres ne peuvent pas se permettre d’admettre, ni de proférer la stricte vérité ».
Dans l’intervalle qui les séparait apparut à même le sol un couple d’amants nus qui s’en donnaient éperdument. C’était lui-même, se démenant entre les cuisses de Lhel qui l’agrippait à bras-le-corps. Elle avait la tête rejetée en arrière, et sa noire chevelure en friche se déployait autour de sa face extasiée. Or, alors que, confronté à ce spectacle, Arkoniel s’empourprait de façon cuisante, Lhel ouvrit les yeux et darda son regard droit sur lui.. «Tu possèdes toujours mon amour, Arkoniel. Garde-toi de me pleurer jamais. »
La vision se dissipa rapidement. « Pleurer ?
— Tu as fouillé dans sa chair, et elle t’a laissé gravide de magie. Fais-en bon usage et avec sagesse.
Elle est morte, n’est-ce pas ? » Semblable à un poing, le chagrin se reploya autour de son cœur et le lui broya. « Comment ? Vous est-il possible de me le montrer ? »
L’Oracle se borna à le regarder de ses yeux brillants. « Ce fut une mort consentante. »
Cette réponse n’atténua nullement sa peine. Depuis leur séparation, il n’avait pas un instant cessé d’envisager avec impatience l’occasion de repartir à sa recherche et de la trouver en train de l’attendre.
Il pressa ses paumes contre son visage, les paupières brûlées de larmes contenues. «D’abord Iya, et maintenant Lhel ?
Toutes deux consentantes, chuchota l’Oracle.
— Le beau réconfort que voilà ! Que vais-je raconter à Tamir ?
— Ne lui dis rien. Cela n’est pas indispensable, pour le moment.
— Peut-être pas.» Il s’était depuis longtemps accoutumé à porter secrets et douleurs. Pourquoi devrait-ce différer si peu que ce soit, maintenant ?