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Le chagrin de la mort de Lhel , combiné avec la connaissance du rôle qu’elle avait joué dans la mort de Frère , était trop noir et trop profond pour se formuler. Tamir laissa ces sentiments derrière elle avec les os de la sorcière, ne remportant qu’une impression comme engourdie de choc et de perte.

Il n’y avait aucune raison de rester davantage, et le fort était une fois de plus devenu un lieu chargé de trop de mauvais souvenirs. Aussi repartirent-ils le jour même.

Nari et Cuistote les embrassèrent, elle et Ki, mille et mille fois tour à tour tous deux, puis enfouirent leurs larmes chacune dans son tablier lorsqu’ils finirent par prendre définitivement congé. Pendant qu’elle chevauchait le long de la rivière , Tamir se retourna pour lever les yeux une dernière fois vers la fenêtre de la tour. Le volet brisé de la fenêtre est pendait toujours de biais sur un seul gond tordu. Elle ne discerna pas de visage dans l’ouverture mais, elle en eût juré, des yeux ne cessèrent de s’appesantir sur son dos jusqu’à ce qu’elle et sa suite eurent pénétré sous le couvert des bois.

Je regrette, Mère. Peut-être une autre fois.

Ki s’inclina vers elle et lui toucha le bras. « Laisse tomber. Tu as fait ce que tu pouvais. Arkoniel a raison. Il y a des choses que l’on ne peut pas raccommoder. »

Il se pouvait qu’il eût en effet raison , mais elle persistait encore à se sentir coupable d’un manquement.

Ils chevauchèrent dur cette journée-là et, la nuit suivante, dormirent à la belle étoile , emmitouflés dans leurs manteaux. Allongée là, parmi les autres , à même le sol, Tamir palpa l’ecchymose de son menton tout en laissant ses pensées dériver vers Ki, s’ attarder sur les sensations qu’elle avait éprouvées à l’embrasser puis à s’ assoupir dans ses bras.

Il était étendu à portée de main, mais elle fut incapable de le toucher. Elle allait tout juste se coucher

à plat ventre quand il ouvrit les yeux et lui sourit. C’était presque aussi délicieux qu’un baiser. Elle se demanda ce qu’ils allaient bien pouvoir faire lorsque le retour au château les livrerait à l’affût du foisonnement des vigilances et des curiosités.

Quand ils ne se trouvèrent plus qu’à une demi-journée de marche de la ville, Tamir dépêcha Lynx et Tyrien y annoncer la nouvelle de son incessante arrivée. En parvenant en vue d’Atyion tôt dans la soirée, de brillantes illuminations de torches et de lanternes l’accueillirent, et une foule immense s’était massée le long de la rue principale, attendant impatiemment de savoir ce que l’Oracle avait dit à sa reine. Revêtu de la robe et de la chaîne de son office, Illardi vint à cheval au-devant d’elle à la porte de la ville. Kaliya, la grande prêtresse du temple illiorain, d’Atyion, et Imonus se trouvaient avec lui.

« Majesté, l’Oracle vous a-t-elle parlé ? s’enquit ce dernier.

— Oui, elle l’a fait », répondit-elle, et d’une voix suffisamment forte pour être entendue de tous les gens qui s’étaient rassemblés sur le pourtour de la placette où la rencontre avait lieu.

« Si ce n’est abuser de sa bienveillance, Votre Majesté consentira-t-elle à nous faire part de la teneur de cet entretien sur l’esplanade des temples ? » demanda Kaliya.

Tamir opina du chef et conduisit son entourage vers la place des Quatre. Illardi s’inclina sur sa selle pour lui glisser en confidence : « J’ ai des nouvelles pour vous, Majesté. Ce jeune gaillard dont dispose Arkoniel -Eyoli -nous a fait parvenir de Cima voilà quelques jours un pigeon porteur d’un message. Le prince Korin s’ apprête à marcher contre vous. Il semble qu’il ait finalement réussi à engrosser son épouse.

 

— Il a déjà fait mouvement ? questionna Tharin.

— Pas encore, d’après le rapport d’aujourd’hui, mais à en croire ce que vos magiciens ont réussi à nous en montrer, les préparatifs de ses campements sont presque terminés.

— J’entrerai en communication avec Eyoli sitôt que nous en aurons terminé ici » , murmura Arkoniel.

Le cœur de Tamir chavira, bien qu’elle fût à peine étonnée. «Transmettez-lui mes remerciements. Et expédiez un mot à Gèdre et à Bôkthersa. Leurs émissaires devraient être rentrés chez eux, à présent. Lord Chancelier, je tiendrai conférence avec vous et mes généraux…

— Il sera toujours assez tôt demain, Majesté. Vous êtes épuisée, je le vois. Reposez-vous cette nuit. J’ai déjà commencé des préparatifs. »

Des badauds bondaient les perrons à degrés des quatre temples, et il y en avait des quantités d’autres perchés sur les toits, tous plus avides les uns que les autres d’entendre la première prophétie officielle du règne de Tamir.

Toujours en selle, elle exhiba le rouleau que Ralinus lui avait confié. « Voici les paroles d’Illior, telles que me les a transmises l’Oracle d’Afra. »

La lecture qu’elle en avait déjà faite sur place l’avait suffoquée. Alors qu’elle n’avait pas rapporté à Ralinus ce que l’Oracle avait effectivement dit, en tout cas pas mot pour mot, ce qu’il avait écrit n’en était pas moins la reproduction quasiment textuelle.

« Écoutez les paroles de l’Oracle, gens de Skala. » En plein air, sa voix sonnait grêle et perchée, et c’était une rude épreuve que de parler si fort, mais elle poursuivit tout de même. « "Salut à toi, reine Tamir, fille d’Ariani, fille d’Agnalain, enfant légitime de la lignée royale de Skala. Par le sang tu fus protégée, et par le sang tu régneras. Tu es une graine arrosée de sang, Tamir de Skala. C’est par le sang et l’épreuve que tu tiendras ton trône. De la main de l’Usurpateur tu arracheras l’Épée. Devant toi et derrière toi se trouve un fleuve de sang qui porte Skala vers l’ouest. Là, tu bâtiras une nouvelle ville en mon honneur." »

Un silence médusé accueillit ces mots.

« Le prince Korin se qualifie lui-même de roi à Cima, et il est en train d’y masser une armée contre moi, continua-t-elle. Je lui ai envoyé des messages pour le prier de renoncer à ses prétentions et de se voir honorer comme mon parent. Sa seule réponse fut le silence. J’apprends maintenant qu’il entend marcher sur Atyion avec une armée dans son sillage. Quelque douleur que j’en éprouve, je m’en tiendrai aux paroles de l’Oracle et aux visions dont je me suis vu gratifier. Je suis votre reine, et j ‘écraserai cette rébellion contre le Trône. Me suivrez-vous ? »

Le peuple l’ovationna et agita en l’air des épées et des bannières multicolores. Cet enthousiasme lui fit chaud au cœur en l’allégeant un peu des ténèbres qui l’accablaient. Korin avait pris sa décision. C’était à elle désormais d’agir conformément à la sienne, si pénible qu’en soit l’issue.

Son devoir achevé, Tamir remit à Kaliya le rouleau pour qu’il soit affiché dans le temple et copié et lu par des hérauts dans tout le pays.

« ça s’est bien passé, commenta Ki pendant qu’ils se dirigeaient vers le château.

— Les gens t’aiment, et ils se battront pour toi », ajouta Tharin.

Tamir resta muette, la tête occupée par tout le sang que lui avait montré l’Oracle. Elle le sentait déjà lui souiller les mains .

Après avoir franchi la barbacane, ils trouvèrent Lytia et presque toute la maisonnée qui attendaient Tamir dans la cour du château. « Soyez la bienvenue pour votre retour, Majesté, la salua Lytia pendant qu’elle mettait pied à terre et se dégourdissait les jambes en les étirant.

— Merci. J’espère que vous ne vous êtes pas donné le tracas d’apprêter un banquet. Je n’ai envie que de deux choses, un bain et mon lit. »

Il y avait également dans l’assistance quelques-uns des magiciens et des enfants.

« Où est maîtresse Iya ? » s’enquit Rala.

Tarnir entendit et se demanda ce qu’Arkoniel dirait à ses collègues et s’ils resteraient. Mais, pour l’heure, il esquiva leurs questions tout en les entraînant à l’écart et en s’empressant de les interroger sur ce qu’ils savaient de Korin .

L’abandonnant à ce soin, Tamir gravit promptement le perron, désireuse de se détendre en privé avant que les obligations de cour ne fondent à nouveau sur elle. Celles-ci ne lui avaient certes pas manqué le moins du monde…

Lytia les accompagna à l’étage, elle et les Compagnons. Une fois arrivée devant la porte des appartements de Tamir, elle lui toucha la manche et chuchota: « Un mot en tête à tête, Majesté ? Pour une affaire des plus conséquente. »

Tamir l’invita à la suivre d’un signe de tête, laissant les autres à l’extérieur.

Baldus était pelotonné dans un fauteuil, Queue-tigrée lové au creux de ses genoux. Il repoussa le matou pour bondir sur ses pieds et s’incliner. «Bienvenue à vous, reine Tamir I Souhaitez-vous que j ‘allume le feu ?

— Non, va dire aux servantes de me monter une baignoire. Et fais en sorte que l’eau soit bouillante !»

Le page se rua dehors, tout heureux que sa maîtresse soit de retour. Elle se demanda fugitivement à quoi il pouvait bien s’occuper lorsqu’il se trouvait dispensé de service quand elle n’était pas là. Elle déboucla son baudrier d’épée, le jeta sur le siège délaissé puis entreprit de dégrafer vaille que vaille son corselet de plates. Le chat s’enroula autour de ses chevilles en ronronnant à pleine gorge, au risque de la faire presque trébucher.

« Majesté, certains des autres Compagnons sont arrivés pendant votre absence. Et comme ils ont fait un voyage terriblement éprouvant…

— Una ? Elle est blessée ? » L’anxiété la contraignit à s’asseoir brusquement. Avec un crachement de fureur, Queue-tigrée fusa se planquer.

« Non, Majesté, il s’agit de Lord Caliel, de Lord Lutha et de son écuyer. Je les ai installés dans l’une des chambres d’hôtes de cette même tour. »

Tamir se remit debout d’un bond, plus enchantée de la nouvelle qu’elle n’aurait pu l’exprimer. « Loués soient les Quatre ! Mais pourquoi diable n’étaient-ils pas en bas pour m’accueillir ? Nos amis seront transportés de les retrouver.

—Je me suis dit que peut-être vous-même et Lord Ki souhaiteriez les voir d’abord seuls. Il y a quelqu’un d’autre avec eux.

—Qui ça ? » demanda-t-elle, déjà sur le seuil de la porte.

Les Compagnons campaient dans le corridor. Lytia leur décocha un coup d’œil furtif, puis reprit tout bas : « Je vous le dirai pendant que nous monterons. »

Malgré sa perplexité, Tamir acquiesça d’un hochement. « Ki, tu m’accompagnes. Attendez ici, vous autres. »

Lytia leur fit emprunter un second corridor à l’autre extrémité de la tour puis, faisant halte un instant, souffla : « L’étranger qui est avec eux ? Eh bien, tout semble indiquer qu’il appartient au peuple des collines, Majesté. Lord Lutha affirme qu’il s’ agit en fait d’un sorcier.

— Un sorcier ? » Tamir et Ki échangèrent un regard de stupéfaction.

« C’ est ce qui m’a incitée à penser que vous devriez monter sans trop de témoins, se hâta d’expliquer Lytia.

Daignez me pardonner si j’ai commis une faute en laissant entrer une créature pareille, mais les trois autres ont refusé de se voir séparés de lui. Ill l m’a donc fallu les placer tous sous bonne garde. Ils sont heureusement arrivés de nuit, de sorte que seuls une poignée de gardes et de serviteurs les ont aperçus. Aucun d’entre eux ne bavardera. Je leur ai fait jurer de se taire jusqu’à ce que vous vous soyez prononcée sur le cas.

— Est-ce que cet individu reconnaît qu’il est un sorcier ? demanda Tamir.

— Oh, ça oui. il n’en fait aucunement mystère. il était abominablement crasseux au moment de leur arrivée… -enfin, ils l’étaient tous, ces pauvres garçons -, et il me fait l’effet d’être un simple d’esprit, mais les autres se sont portés garants pour lui et affirment qu’il les a aidés. Ils ont subi de cruels sévices.

— De la part de qui ?

— Ils ont refusé de le dire. »

Quatre hommes armés se trouvaient en faction devant la porte de la chambre d’hôtes, et le vieux Vomus et Lyan étaient installés sur un banc juste en face de celle-ci, leurs baguettes magiques en travers des genoux, comme s’ ils s’attendaient à devoir à tout moment repousser quelque agression. Ils se levèrent et s’inclinèrent lorsqu’ils virent Tamir s’approcher.

« Pouvez-vous me dire ce qui se passe ? les interrogea-t-elle.

— Nous avons constamment tenu à l’œil votre visiteur incongru, répondit Vomus. Il s’est parfaitement comporté jusqu’ici.

—Nous n’avons pas perçu ne serait-ce qu’une once de magie émaner de sa personne, ajouta Lyan en refourrant sa baguette dans sa manche. il fait une peur horrible à vos gens, mais je n’ai pour ma part senti en lui aucune espèce de malignité.

—Merci de votre vigilance. Veuillez continuer à monter la garde pour l’instant. »

Les gardes s’écartèrent, et Tamir frappa à la porte.

Celle-ci s’ouvrit à la volée, et Lutha s’encadra là, pieds nus et vêtu d’une longue chemise et de braies. Il était maigre et blême, et ses nattes avaient été tranchées, mais l’expression que prit sa physionomie lorsqu’il reconnut Tamir frôlait le comique. À l’autre bout de la chambre, Caliel était couché à plat ventre sur un grand lit, et Barieüs se tenait à son chevet, recroquevillé dans un fauteuil. Tous deux la fixèrent, écarquillés comme s’il s se trouvaient en présence d’un fantôme.

Lutha s’étrangla. « Par les Quatre ! Tobin ?

— C’est Tamir, maintenant », l’informa Ki.

Un silence tendu s’ ensuivit, puis Lutha s’illumina d’un grand sourire mouillé de larmes. « C’est donc vrai ! Par les couilles de Bilairy, des rumeurs nous en ont rebattu les oreilles depuis notre départ d’Ero, mais Korin ne voulait pas le croire. » Il s’épongea les yeux. « Je ne sais que dire, sauf que je suis foutrement heureux de voir que vous êtes tous les deux vivants !

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

— Entrez d’abord, que les autres vous voient comme il faut. »

Il les conduisit vers le lit, et Tamir fut frappée par l’extrême raideur qui affectait ses mouvements, comme si bouger le faisait souffrir.

Caliel se redressa en grimaçant pendant qu’elle et Ki s’approchaient. Barieüs se leva lentement et lui adressa un sourire mal assuré, l’émerveillement et la perplexité s’affrontant dans ses yeux .

« Oui, c’est bien Tobin, lui assura Ki. Mais elle est désormais la reine Tamir. »

Le regard de Barieüs alla de Tamir à Ki. «Vous vous êtes battus tous les deux ? Tamir…, ton menton ? Et toi, Ki, qu’est-ce qui est arrivé à ta joue ?

—J’ai fait une chute, et Ki a été mordu par un dragon. Nous l’avons été tous les deux, en fait.

— Un dragon ?

— Juste un tout petit », lui dit Ki.

Lutha se mit à rire . «On a manqué des tas de choses, apparemment. »

C’était un plaisir de le voir sourire, mais leur maintien à tous, joint aux révélations de Lytia, lui perça le cœur d’un pressentiment. Aucun d’entre eux n’avait plus de nattes.

« Comment ? » demanda Caliel en la considérant d’un air consterné. Son beau visage était bariolé d’ecchymoses en voie d’effacement, et il avait un regard hanté.

Avec un soupir, Tamir esquissa promptement les divers détails de sa métamorphose et regarda leurs yeux s’agrandir de stupéfaction.

«Je sais que cela ressemble à un épisode d’un conte de barde, leur confirma Ki, mais j’ai vu de mes propres yeux s’opérer son changement, ici même, à Atyion, et en présence de mille autres témoins.

— Maintenant, racontez-moi ce qui vous est arrivé à tous les trois », les pressa Tamir.

Lutba et Barieüs se retournèrent et retroussèrent leurs chemises. Après avoir hésité, Caliel fit lentement de même.

« Par les couilles de Bilairy !» hoqueta Ki.

Sur les dos de Barieüs et de Lutha s’entrecroisaient des marques de fouet à moitié guéries, mais on avait dû flageller Caliel encore plus vilainement. De la nuque à la taille, sa peau formait un magma de croûtes et de chair couturée de tissu cicatriciel d’un rouge agressif.

La gorge de Tamir se dessécha. « Korin ? »

Lutha rabattit sa chemise et aida Caliel à baisser la sienne. Puis ils prirent tous des mines humiliées lorsqu’il se mit à raconter par à-coups leur séjour à Cima et la manière dont la lettre de Tamir à Korin avait été reçue.

« En ce qui te concernait, nous n’avions rien su que par l’intermédiaire des espions de Nyrin, et nous ne leur faisions pas confiance, expliqua Caliel. Je souhaitais venir me rendre compte ici par moi-même, mais Korin m’a opposé un non ferme et définitif.

— Et tu es parti tout de même », commenta Tamir.

Caliel acquiesça d’un hochement de tête.

« Nyrin nous faisait surveiller par ses mouchards, reprit amèrement Lutha. Tu te rappelles Moriel, qui voulait si salement supplanter Ki pour te tenir lieu d’écuyer ?

— Le Crapaud ? Tu parles ! grommela Ki. Ne me dis pas qu’il est encore avec Korin ?

— Il est le roquet de Nyrin, maintenant, et il était à l’affût de nos moindres faits et gestes pour les rapporter à son maître, spécifia Caliel.

— Oh, mes amis !» chuchota Tamir, profondément émue par leur foi en elle. « Alors, qu’en dites-vous, à présent que vous m’avez vue ? »

Caliel la considéra pendant un moment, et son regard hanté reparut. «Eh bien, tu n’as pas l’air dément. Quant à tout le reste, je suis encore en train d’essayer de m’y retrouver. » Il se tourna vers Ki. « Je suppose que tu ne marcherais pas dans une combine qui mettrait en jeu la nécromancie ?

— Pas nécromancie. Liaison retha’noï », intervint une voix basse et amusée.

L’état pitoyable de ses amis avait tellement alarmé Tamir qu’elle en avait complètement oublié le sorcier des collines. Quand il se leva de la paillasse étendue dans un coin et s’avança, elle constata qu’il était plutôt habillé comme un paysan skalien, mais on ne pouvait cependant se méprendre sur sa nature.

« Je te présente Mahti , dit Lutha. Avant que tu te mettes en colère, autant que tu saches que sans lui nous ne serions jamais arrivés ici.

— Je ne suis pas en colère », murmura-t-elle, en examinant au contraire l’homme avec intérêt. Il était petit et noiraud comme Lhel, avec la même carnation olivâtre et le même fouillis de longues boucles noires hirsutes autour des épaules, les mêmes pieds nus cornés et malpropres. Il portait un collier et des bracelets faits de dents de bêtes enfilées, et il tenait une longue et bizarre espèce de cor décoré de motifs complexes.

Il se rapprocha d’elle et lui adressa un large sourire. « Lhel me commander venir à toi, fille qui étais garçon. Tu connaître Lhel , oui ?

— Oui. Quand l’as-tu vue pour la dernière fois ? -La nuit avant aujourd’hui. Elle dit que toi venir. » Ki fronça les sourcils et vint se planter plus près de Tamir, « Ce n’est pas possible. »

Mahti lorgna Tamir d’un air entendu. « Toi savoir que les morts n’arrêtent pas de venir s’ils veulent. Elle me dire aussi de ton noro ‘shesh. Tu as des yeux qui voient.

— Il est en train de parler de fantômes ? marmonna Barieüs. Il ne nous a jamais rien dit là-dessus, à nous. Il se contentait d’affirmer qu’il nous avait vus dans une vision ou un truc de ce genre et qu’il était censé venir avec nous.

« Toi être effrayé. » Mahti gloussa puis tendit le doigt vers Tamir. « Elle pas être effrayée.

— Comment as-tu rencontré Lhel la première fois ? demanda-t-elle.

— Elle venir en vision. Déjà morte quand je la connais.

— Il n’a jamais dit non plus quoi que ce soit sur qui que ce soit nommé Lhel. De qui s’agit-il ? s’enquit Lutha.

— Aucun problème. Je pense que je comprends. »

Le sorcier opina tristement du chef. « Lhel t’aime toujours. Elle me dire tout le temps que moi falloir venir à toi.

— C’est son fantôme qui te l’a commandé, tu veux dire ? » interrogea Ki. Mahti hocha la tête. « Son mari venir à moi quand je fais rêve avec oo’lu.

— C’est comme ça qu’il appelle son instrument, dit Barieüs. Il s’en sert pour ses opérations magiques, comme un magicien.

— Korin avait lancé des traqueurs à nos trousses, avec un magicien, mais Mahti joua de ce cor, et aucun d’entre eux ne nous aperçut, bien que nous fussions sur la route en pleine vue, expliqua Lutha.

— Il est aussi un bon guérisseur avec ce truc et avec ses herbes, ajouta Barieüs. Aussi bon qu’un drysien. Et il connaissait un raccourci à travers les montagnes, en plus.

—Sans lui, je n’aurais pas survécu pour arriver ici, conclut Caliel. Quoi qu’on puisse dire de lui par ailleurs, il a pris le plus grand soin de nous.

— Merci d’avoir secouru mes amis, Mahti, dit Tamir en lui tendant la main. Je sais à quel point il est dangereux pour les tiens de pénétrer aussi loin dans nos terres. »

Le sorcier lui effleura la main et se remit à glousser. « Pas danger pour moi. Mère Shek’met protéger, et Lhel être guide.

— Il n’empêche, je veillerai à ce qu’on te laisse passer sain et sauf lorsque tu regagneras tes collines.

— Je venir à toi, fille qui étais garçon. Je venir pour aider.

— M’aider à quoi faire ?

— Moi aider comme Lhel aider. Peut-être avec ton noro ‘shesh ? Celui-là pas dormir encore. -Non, en effet. -De quoi parle-t-il ? » demanda Lutha. Tamir secoua la tête avec lassitude. « Je suppose que je ferais mieux de tout vous raconter. »

Elle attira un fauteuil près du lit, sur le bord duquel Ki et Lutha s’assirent précautionneusement aux côtés de Caliel. Lorsqu’elle se mit à leur confier ce qu’elle savait, Mahti s’accroupit par terre et écouta attentivement, le front plissé par l’effort de la suivre dans son récit.

« On a donc tué ton frère pour te permettre d’emprunter ses dehors ? lâcha Caliel quand elle eut fini. N’est-ce pas là de la nécromancie ? »

Mahti secoua la tête avec véhémence. « Lhel faire une faute en faisant mourir le bébé. Pas aurait dû… » Il s’arrêta, cherchant le terme, puis prit une profonde inspiration, l’index pointé vers sa propre poitrine. « Lhel te dit ça ?

— Lhel ne m’a jamais dit comment il était mort. Je n’ai appris la vérité qu’il y a quelques jours, par des magiciens qui se trouvaient présents.

— Iya ? demanda Caliel.

— Oui.

— Pas souffle. Premier souffle. Porte mari dans… » Après avoir marqué une nouvelle hésitation, Mahti pinça la peau du dos de sa main.

« Dans le corps ? » suggéra Ki se touchant la poitrine à son tour.

« Corps ? Oui. Pas souffle dans corps , pas vie. Pas mari pour être comme lui. Mauvaise chose. Pas souffle pour corps, mari pas avoir maison.

— Mari doit signifier esprit, musa Ki.

 

— Sans vouloir t’offenser, Tob…

 

Tamir, peut-être qu’il ne comprend pas ce qu’est la nécromancie, avertit Caliel. Qui d’autre est capable de maîtriser fantômes et démons, honnis les nécromanciens ?

— Pas nécromancie ! s’insurgea Mahti mordicus. Vous autres, Skaliens, vous pas comprendre Retha’noïs !» Il brandit de nouveau son cor. « Pas nécromancie. Bonne magie. Aider vous, oui ?

— Oui, admit Caliel.

— Pourquoi voudrait-il nous aider, s’il est malicieux, Cal ? » insista Lutha, et son intervention fit à Tamir l’effet qu’ils reprenaient là une discussion antérieure. « Tamir, cette amie à toi, maîtresse Iya , ne serait-elle pas en mesure de nous préciser s’il appartient à cette engeance ou non ?

— Iya ne se trouve plus avec moi, mais je dispose d’autres conseillers. Ki,va faire chercher Arkoniel. Il est plus au fait du peuple de Mahti que n’importe qui d’autre. »

Caliel attendit que Ki soit sorti pour déclarer : « Je dois te prévenir, Tamir, que je ne suis pas ici de mon propre gré. Quand j’ai voulu venir te voir auparavant, c’était pour parlementer en faveur de Korin. Il est mon ami et mon suzerain. Le serment que je lui ai juré en tant que Compagnon, je ne le romprai pas. Je ne te veux aucun mal, mais je ne saurais me déshonorer en acceptant ton hospitalité par des subterfuges. Je ne suis pas un espion, mais je ne suis pas un renégat non plus.

— Non, mais tu es un bougre d’imbécile ! gronda Lutha. C’est Korin qui est fou à lier. Tu l’as vu aussi clairement que moi, même avant qu’il ne te fasse fouetter presque à mort. » Il se tourna vers Tarnir, l’ œil flamboyant d’indignation. « Il s’apprêtait à nous pendre tous ! Libre à toi de me qualifier de traître si ça te chante, Cal, mais je suis ici parce que je suis convaincu que Korin a tort. Je l’aimais, moi aussi , mais c’est lui qui a rompu son serment envers nous et envers Skala quand il s’est abaissé jusqu’à devenir la marionnette d’une créature telle que Nyrin. Il m’est impossible de déshonorer plus longtemps le nom de mon père en servant dans une cour pareille.

— Il est ensorcelé », marmonna Caliel en se prenant la face entre les mains. Ki revint et s’installa de nouveau sur le lit, tout en considérant Caliel avec inquiétude.

« Cette ordure a conduit Korin à voir des traîtres dans la moindre ombre, poursuivit Lutha. Quand l’unique devoir d’un chacun est de le désapprouver, on a toute chance de finir au bout d’une corde.

— Comment êtes-vous parvenus à vous tirer de ce guêpier ? demanda Ki.

— Grâce à ton espion, Tamir, Un gars qui s’appelle Eyoli, c’est ça ? Je ne sais pas comment il s’est débrouillé, mais toujours est-il qu’il nous a délivrés .

— C’est un magicien, lui révéla Ki.

— Je me doutais bien qu’il risquait d’être quelque chose de ce genre-là.

— Comment se passent actuellement les choses à Cima ? demanda Tamir.

— Ça grommelle pas mal dans les rangs. Il y en a certains qui ne sont pas d’accord avec les manigances de Nyrin. D’autres commencent à s’impatienter de voir Korin se borner à bouder là, dans la forteresse. Il a bien envoyé quelques troupes mater des gentilshommes qui s’étaient déclarés pour toi, mais ses généraux souhaitent qu’il te coure sus.

— Il s’y est finalement résolu, l’avisa-t-elle. Je viens tout juste de l’apprendre. »

Cela fit relever les yeux à Caliel. « Sauf ton respect, je ne veux pas être ici pour entendre ça. Je regrette, Tamir. Il m’est impossible de participer à quelque conversation que ce soit dirigée contre Korin. Je… je devrais retourner près de lui. Sakor m’est témoin que je n’ai pas la moindre envie de te combattre, mais ma place est là-bas.

— Il te pendra, aussi sûr que je suis assis sur ce lit ! s’exclama Lutha. Pour l’amour de l’enfer, nous ne t’avons pas traîné tout du long jusqu’ici pour que tu fasses juste demi-tour et te jettes dans la gueule du loup !» Il prit Tamir et Ki à témoin. « Voilà comment il a été sans arrêt. Il refuse d’entendre raison !

— Vous auriez dû m’abandonner, alors ! jappa Caliel.

— Peut-être bien que nous aurions dû !

— S’il vous plaît, ne vous disputez pas ! » Tamir tendit la main et saisit celle de Caliel. Il tremblait d’émotion. «Tu n’es pas en état d’aller où que ce soit. Repose-toi ici jusqu’à ce que tu aies recouvré quelque force. Honore les lois de l’hospitalité, et je continuerai de te traiter en ami.

— Bien sûr. Je te donne ma parole. »

Elle se tourna vers le sorcier, qui avait assisté à toute la scène avec un intérêt manifeste. « À toi, maintenant. Consens-tu à jurer par ta grande et vénérable Mère de ne faire de mal dans ma demeure à aucun de mes gens ? »

Mahti empoigna son cor à deux mains. «Par la pleine lune de Mère Shek’met et par le mari de Lhel, je venir seulement pour aider. Je faire pas de mal.

—J’accepte ta foi. Tu es sous ma protection. Vous l’êtes tous. » Elle regarda tristement ses amis. «Je ne retiendrai aucun d’entre vous ici contre sa volonté ni n’escompterai non plus que vous me serviez comme vous serviez Korin. Aussitôt que vous serez à même de monter à cheval, je vous accorderai un sauf-conduit pour vous rendre où vous voulez.

—M’est avis que tu n’as vraiment pas changé du tout, indépendamment de la manière dont tu t’appelles, répondit Lutha en souriant. Si vous voulez bien de ma personne, reine Tamir, je suis prêt à vous servir d’ores et déjà.

— Et toi, Barieüs ?

— Moi aussi. » Ses doigts se portèrent furtivement vers les cheveux cisaillés de ses tempes pendant qu’il ajoutait: « Si tant est que vous daigniez me prendre.

— Évidemment que je le veux.

— Et toi, Cal ? » demanda Ki.

Caliel haussa simplement les épaules et se détourna.

Arkoniel entra sur ces entrefaites et se pétrifia net en apercevant Mahti.

Le sorcier le lorgna avec tout autant d’intérêt. « Orëskiri ?

— Retha’noï ? »

Mahti hocha la tête et toucha son cœur puis répliqua longuement dans son idiome personnel.

Tous deux conversèrent pendant plusieurs minutes. Tamir reconnut au passage le terme « enfant» et le nom de Lhel mais sans comprendre un traître mot de plus. Arkoniel hocha tristement la tête à la mention de la sorcière défunte puis poursuivit son interrogatoire. Il s’ empara de la main de son interlocuteur, mais celui-ci la dégagea vivement tout en branlant un index accusateur vers lui.

« Que dit-il ? » questionna Tamir.

Arkoniel lui adressa un hochement de tête penaud . «Mille excuses. Il s’agissait simplement d’un truc que Lhel m’a enseigné, mais c’était offensant. »

Mahti hocha la tête puis tendit au magicien son cor oo’lu pour lui permettre de l’examiner.

Une fois sa curiosité satisfaite, ce dernier se retourna vers Tamir et le reste de l’assistance. « Il affirme que l’esprit de Lhel s’est manifesté à lui dans une vision pour lui enjoindre de venir vous protéger. Elle lui a servi de guide et l’a conduit à vos amis pendant qu’ils venaient ici.

— C’est ce qu’il a déjà prétendu. Qu’en pensez-vous ? -Je ne saurais imaginer qu’un sorcier des collines ait accompli un aussi long voyage sans raison valable. Ses pareils n’ont jamais été gens à envoyer des assassins. Mais je dois vous prévenir cependant qu’il est capable de tuer avec sa magie et qu’il l’a déjà fait, mais uniquement pour assurer sa sauvegarde, à ce qu’il prétend du moins. À vous de le prendre au mot ou de le congédier. Pour ma part, je le conserverais volontiers actuellement parmi nos collègues, si tant est que vous n’y voyiez pas d’objections ?

—Parfait. Je descendrai lorsque j ‘en aurai terminé ici. » Arkoniel tendit sa main à Mahti. « Viens, mon ami. Nous avons à parler, toi et moi, de quantité de choses.

—Lutha, toi et Barieüs avez toute liberté de rejoindre les autres Compagnons », déclara Tamir, une fois que les deux autres se furent retirés.

« Qui reste-t-il ? demanda Lutha.

— Nikidès …

— Nik est vivant ? s’écria-t-il. Loué soit Sakor ! Je pensais l’avoir condamné à mort par mon abandon. Qui d’autre ?

— Uniquement Lynx et Tanil. Mais nous avons quelques nouveau x membres.

— Tanil ? s’ étrangla Caliel.

— Nous est-il possible de les voir dès à présent ? s’enquit Barieüs, que la seule mention de Lynx avait fait rayonner de façon notable.

— Bien entendu. Ki, va les chercher, veux-tu ?

— Et Tanil ? demanda Ki.

— Lui aussi. Je m’expliquerai sur son cas pendant ton absence. » Ki acquiesça d’un signe de tête et se dépêcha de sortir.

«Qu’est-il arrivé à Tanil ? s’inquiéta Caliel.

— Les Plenimariens se sont conduits avec lui de manière ignoble.» Elle leur raconta toute l’ histoire, malgré son désir de leur épargner les détails, mais l’évidence leur sauterait aux yeux lorsqu’ils le verraient.

Caliel poussa un gémissement et ferma les paupières.

« Enfer et damnation ! » grommela Lutha.

Ki ne tarda pas à revenir accompagné du reste de la bande. Nikidès s’immobilisa juste au-delà du seuil, le regard fixé sur Lutha et Barieüs. «Je… Peux-tu me pardonner ? » lâcha finalement Lutha d’une voix tremblante d’émotion. Nikidès éclata en larmes et les embrassa tous les deux.

Enlaçant d’un bras la taille de Tanil, Lynx lui parlait tout bas. Mais lorsque l’écuyer aperçut Caliel, il se dégagea pour se précipiter vers lui.

« J’ai perdu Korin !» exhala-t-il dans un souffle en s’agenouillant près du lit, les yeux pleins de larmes. «Je n’arrive pas à le retrouver ! »

Caliel lui saisit la main et palpa les bourrelets de cicatrices pourpres de son poignet. «Tu ne l’as pas perdu. C’est nous qui t’avons perdu. Korin en a été très affligé, il croyait que tu étais mort.

— Vraiment ? » Il se releva sur-le-champ et parcourut la chambre d’un regard circulaire.,« Où est-il ?

— À Cima.

— Je vais tout de suite seller nos chevaux !

— Non, pas encore. » Caliel l’attira de nouveau vers lui.

« Ne te tracasse plus. Je suis sûr que Korin n’y verra pas d’inconvénient, dit Lynx. Il souhaitera que tu prennes soin de Cal, n’est-ce pas ?

— Mais… Mylirin ?

— Il est mort, l’informa Caliel.

— Mort ? » Tanil le dévisagea d’un air absent pendant un moment, puis il enfouit sa face entre ses mains et se mit à pleurer sans bruit.

«Il est tombé avec honneur. » Caliel le fit s’asseoir sur le lit et l’y maintint. «Veux-tu me tenir lieu d’écuyer à sa place jusqu’à ce que nous partions retrouver Korin ?

— Je… je ne suis plus digne d’être un Compagnon.

— Bien sûr que si. Et tu regagneras tes nattes aussitôt que nous serons de nouveau en bonne forme tous les deux. N’est-ce pas, Tamir ?

— Oui. Les guérisseurs ont fait du bon travail. Pour l’instant, c’est à Caliel que tu te dois. »

Tanil s’essuya les yeux. «Je suis désolé pour Mylirin, mais je suis heureux de te revoir, Caliel. Korin sera si content de ne pas t’avoir perdu non plus ! »

Caliel échangea avec Tamir un regard navré. Pour l’instant, ils laisseraient Tanil se cramponner à ses espoirs.

Après avoir bavardé un moment pour rattraper le temps perdu de part et d’autre, ils laissèrent Tanil avec Caliel pour aller se réfugier dans la chambre de Nikidès.

«Cal ne va pas changer d’avis, tu sais, confia Lutha à Tamir pendant qu’ils s’acheminaient vers l’appartement de cette dernière. S’il n’avait pas été si grièvement blessé, il n’aurait pas manqué de rebrousser chemin.

— Il fera ce qu’il estime être son devoir. Je ne l’en empêcherai pas. »

Tharin se trouvait là avec les jeunes écuyers, et il serra joyeusement les mains de Lutha et de Barieüs. Tamir s’attarda encore un petit peu en leur compagnie puis se leva pour se retirer. Ki fit de même dans l’intention de la suivre, mais elle sourit et lui fit signe de rester là.

Elle marqua une pause sur le seuil de la porte, heureuse au-delà de toute expression de voir ses amis à nouveau réunis. Et même si Caliel ne pouvait se résoudre à se joindre à eux, du moins était-il vivant.