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Quand Mestakoshi sort du wigwam, le soleil n’est pas encore visible mais sa clarté baigne d’orangé de longs stratus endormis derrière la forêt. L’eau reflète cette lumière qu’elle étire et éparpille. La marée monte et le fleuve que les pluies ont gonflé mène avec elle un dur combat. Hervé qui rejoint le vieux chef annonce :
— Nous aurons le beau temps. L’hydravion sera là au moment de l’eau étale.
Ils rentrent pour préparer leur sac pendant qu’Odôsi et Amo cuisent la farine de blé d’Inde et coupent du poisson séché. Comme elles demandent pour combien de jours ils doivent emporter des vivres, Hervé leur dit :
— Rien du tout. On reviendra sûrement demain. Il y aura de quoi manger sur place.
Mestakoshi se redresse.
— Manger de la nourriture donnée par les Blancs ? Jamais !
Les femmes leur préparent de la viande fumée, de la banique, de la graisse et du thé. Mestakoshi met une bouilloire et une poêle dans son sac avec son gobelet et une assiette de métal émaillé. Hervé essaie de les dissuader de prendre leurs armes, mais les cartouches sont déjà dans les sacs, les haches sont prêtes et les fusils aussi.
— Comme si on pouvait aller en forêt sans rien !
Népeshi est tout excité par la perspective de ce départ, mais le chef n’est pas de bonne humeur. Makwa qui les observe avec un peu d’envie dans l’œil se hasarde à demander à Hervé :
— Es-tu certain qu’on arrive à respirer, dans cette boîte qui vole ?
C’est Vincent qui répond :
— Les ours, on les transporte dans un filet qu’on accroche en dessous de l’avion.
— Ben moi, je préférerais ça. Je serais au moins certain de pas manquer d’air.
Le chaman leur souhaite bon voyage. Il reste seul sous le wigwam. Tout le monde les accompagne. Vincent va remonter au village moderne avec son bateau à moteur, il redescendra demain soir chercher Hervé.
Sur la rive, près du ponton où ne sont plus que les canoës des vieux, ils attendent en fixant l’aval du fleuve, là-bas, très loin, où les eaux venues des hauteurs rejoignent les eaux des profondeurs. L’horizon est encore baigné de bleu et de mauve. Un vent sans violence porte les odeurs d’automne. Ils attendent sans impatience depuis un long moment ; le soleil est déjà bien au-dessus des plus hautes épinettes lorsque le ciel se met à bourdonner du côté de la mer. Sur les terres de la rive droite, un point de lumière se déplace. Un éclat de soleil insolite. Il va vers le fleuve en descendant lentement. Il cesse d’être lumineux, il disparaît presque pour réapparaître plus gros et plus bas. Mestakoshi a vu souvent des hydravions se poser, jamais encore il n’en avait regardé un avec une pareille intensité. Le monstre est blanc avec une bande bleue. Son hélice fait frémir l’eau que les longs flotteurs éventrent. Il s’est posé bien en aval et fonce droit vers le ponton. Avant d’y parvenir, il ralentit encore. Par les vitres qui surmontent son énorme nez rond, on distingue deux têtes. Les longues ailes soutenues par des bras de force flexibles comme du bois vert. Sous l’aile, il y a quatre hublots. Plusieurs visages se montrent. L’appareil n’est pas encore à la hauteur de l’extrémité du ponton que déjà une porte s’ouvre dans son flanc. Un homme portant une veste, un pantalon et une casquette kaki paraît. Dès que l’aile a passé le ponton, Hervé s’avance rapidement et aide celui qui vient de sauter à immobiliser l’avion. Une petite échelle à deux barreaux bascule.
— Montez, crie l’homme.
Mestakoshi n’a plus le temps de réfléchir. Jamais son cœur n’a battu aussi fort, jamais son front n’a ruisselé à ce point. Son sac, sa hache et son fusil sont lancés sur le plancher avec ceux de Népeshi. Il grimpe.
— Attention la tête ! crie Hervé.
Le vieux rentre sa tête dans ses épaules et se courbe en avant. Le pilote lui indique un siège où il s’assied.
— Fasten your seat belt !
Le vieux chef lève des yeux égarés vers le grand gaillard blond à la chevelure frisée. Plus doucement, l’homme lui dit :
— Votre ceinture.
Mestakoshi ne comprend toujours pas et Hervé vient à son aide. Il le fait changer de siège en disant :
— Contre la fenêtre, tu verras mieux.
Le vieux s’installe et Hervé l’attache. Devant lui, il a le dos en tissu bleu d’un siège et, au-dessus, la nuque et la casquette de Népeshi. Hervé prend place à côté de Mestakoshi. Pour le moment, le vieux voit le fleuve dont l’eau porte la lumière du ciel et la rive sud telle qu’il l’a contemplée toute sa vie. La porte vient de se refermer. Le grand blond et l’homme en kaki sont allés s’asseoir à l’avant, ils ont mis sur leurs oreilles des écouteurs et ils parlent. Le moteur se met à gronder. Tout vibre.
— C’est le wabano !
Le wabano, chez les Wabamahigans, c’est la tente tremblante où les adolescents devaient jadis coucher pour montrer qu’ils ignoraient la peur.
La rive se déplace. L’eau file sous eux de plus en plus vite et écume sous la blessure des flotteurs. Le bruit s’intensifie. On dirait que tout va éclater, l’avion, la tête, le cœur, le ventre de Mestakoshi. Puis, d’un coup, le bruit change. L’eau s’éloigne et la terre s’élargit. L’appareil s’incline comme s’il allait se retourner. Les épinettes deviennent minuscules et des flaques luisantes se multiplient.
Un homme assis un peu plus près des pilotes se lève et s’approche. C’est un Indien que Mestakoshi ne connaît pas. Il se penche et parle fort :
— Tu es le chef Mestakoshi. Mon père te connaît bien : le chef Tokâna, de Poste-de-la-Baleine. C’est moi qui l’ai remplacé.
— C’était un ami. Je ne savais pas qu’il était mort.
L’autre se met à rire.
— Pas mort du tout. Trop vieux pour la politique.
Le fils de Tokâna s’éloigne après avoir allumé une cigarette.
— Regarde, dit Hervé, le barrage.
L’avion monte toujours. Il survole une vaste étendue d’eau et laisse déjà derrière lui un bloc rectiligne piqué de lampes allumées, comme l’est la digue qui le prolonge.
Mestakoshi n’évalue pas très bien les dimensions. Il ne peut se retenir de dire :
— Nous sommes aussi haut que les bernaches.
— Elles volent beaucoup plus haut que ça, dit Hervé. Et elles voient bien plus loin que nous.
Soudain, il semble que l’avion frôle une toile légère. La taïga est troublée par un voile qui va très vite vers l’arrière.
— Les nuages, dit Hervé.
On distingue pourtant encore bien la forêt, les lacs nombreux et les rivières qui serpentent entre les étendues boisées où écument dans l’ombre des gorges étroites.
— Tu vois qu’il reste de la forêt, dit Hervé.
Le vieux a le front contre la vitre glacée où sa sueur a fait une large marque. Il essaie de retrouver son chemin. Cette route d’eau qu’il a faite si souvent en canoë, cette route de neige qu’il a parcourue jadis avec ses chiens puis avec sa motoneige. Il croit plusieurs fois découvrir des points de repère. Il essaie de se souvenir de la forme des lacs et des méandres des rivières, mais, vue d’ici, la terre ne ressemble pas du tout à ce qu’elle est quand on la foule de ses mocassins.
L’hydravion traverse encore quelques stratus qui le secouent et font vibrer sa carlingue. Les mains du vieux chef se crispent sur les bras de métal de son siège. Il lui semble, par moments, que son ventre tout entier remonte en lui et pousse ses poumons et son cœur vers sa gorge. Bientôt, l’appareil perd de l’altitude et s’incline. La terre bascule. Les méandres d’une rivière se dessinent. Sur ses rives, la tache de tentes blanches et des milliers de gros cailloux à ventre rond. Hervé les désigne :
— Les caribous.