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Les seuls qui soient en mesure d’arrêter les hommes, ce sont les hommes. Le grain de sable qui peut bloquer la machine, ce ne peut être que l’homme.

La peur qui habite les dirigeants de la Société d’Électrification, celle qui va s’installer bientôt dans les bureaux des responsables du plus important chantier, ce n’est pas la forêt qui l’inspire. Elle ne naît pas de l’hiver, de l’épaisseur du roc, des distances, de l’isolement, du redoutable Nordet. Elle ne vient pas non plus du voisinage des Indiens hostiles aux travaux. La plus grande peur vient de soupçons très vagues, de bruits qui courent comme le vent entre les maisons des cadres et les baraquements des ouvriers. On entend beaucoup dire, depuis le début de décembre, que quelques semeurs de troubles se seraient fait embaucher à LG2. On prononce des noms, on examine certains dossiers. De nombreuses entreprises plus ou moins importantes ont sur place du personnel dont on murmure qu’il n’aurait pas toujours été trié sur le volet.

— Y a des contracteurs qui se laissent influencer par des syndicats pour l’embauche.

— On commence à voir des gros bras qui la ramènent un peu haut.

— Sont pas plus d’une douzaine, c’est assez pour faire du vilain.

— Y trouveront toujours des mécontents pour les suivre.

— Paraît que c’est tous des repris de justice.

Personne ne sait rien de bien précis, mais tout le monde parle. La crainte et l’admiration se côtoient. Au désir de continuer à travailler en paix, d’empocher des salaires que l’on est sûr de ne retrouver nulle part ailleurs, se mêlent des jalousies, l’admiration aussi, que bien des hommes rudes portent à la force physique. On se montre un ancien boxeur, un karatéka très connu de certains et qui n’en est pas à sa première bagarre. Ces hommes commencent par remettre en question le règlement intérieur du chantier. Ils incitent leurs camarades à ne plus le respecter. La tension monte entre les entrepreneurs et ces délégués un peu particuliers qui menacent souvent d’employer la force pour obtenir ce qu’ils demandent.

— Ça brasse pas mal.

— Y en a qui se sont fait bousculer sec.

— Faut porter plainte au bureau.

— Pour se faire casser la gueule ?

— Le chef de chantier dit qu’il peut rien faire, il a pas un seul rapport écrit.

— On sait même pas ce qu’ils veulent.

— Ce qu’ils veulent ? C’est grossir leur section. C’est mettre la main sur la totalité des travailleurs.

Dès le début du mois de mars, les choses se gâtent. Des bagarres éclatent, des hommes sont expulsés du chantier. Les délégués qui se sentent surveillés provoquent réunion sur réunion, utilisent des locaux sans autorisation, arrêtent le travail sur certaines parties du chantier.

Un matin, ils font irruption dans le bureau du chef de chantier après avoir coupé sa ligne téléphonique. Ils exigent sans motif le renvoi de certains contremaîtres. Ils brandissent la menace d’une grève générale sans parvenir à en donner les motifs. Les sabotages commencent. Une fièvre inquiétante s’empare du campement. Bon nombre de travailleurs se sont retirés dans les chambres où ils attendent. La grève éclate. Elle est générale parce que ceux qui ne veulent pas la faire ont peur et se terrent.

Comme si cette énorme machine à broyer la taïga, à détourner les eaux et à percer les montagnes, était soudain atteinte d’un mal étrange, elle cesse de bouger. Immobile sur la neige, après quelques tressaillements. Son élan s’est brisé.

Alors, comme s’il ne pouvait endurer pareil silence, pris d’une folie soudaine, un homme grimpe dans la cabine d’un bélier mécanique pareil à un monstre d’acier. Le moteur rugit, l’engin fonce et éventre les conduites protégées du froid par des caissons pleins de laine de verre, l’eau jaillit. La machine vire. Elle écrase, elle broie, elle renverse tout. Les baraquements sont éventrés, les génératrices défoncées. Plus d’électricité nulle part. Des transformateurs de plusieurs tonnes sont renversés. En haut de la colline qui domine le chantier, sont d’autres groupes électrogènes et, surtout, des réservoirs d’essence et de fuel. Le bélier fou grimpe en dansant sous les yeux de centaines d’hommes immobiles qui ont du mal à croire ce qu’ils voient. L’engin cogne et cogne et cogne encore du front les réservoirs qu’il finit par éventrer. Le carburant ruisselle. Il s’enflamme et c’est un torrent de feu qui atteint bientôt le village. Partout des hommes fuient. Ceux qui peuvent monter dans des camions foncent vers l’aéroport. D’autres s’en vont à pied dans la même direction ou droit devant eux, entre les épinettes, de la neige à mi-cuisses pour fuir ce brasier.

En quelques heures, des mois et des mois de travail sont anéantis.

Le bélier d’acier a fini par se coucher, comme épuisé, l’épaule adossée à un bâtiment de bureaux que le feu atteindra bientôt. L’homme qui était aux commandes descend sans se presser la petite échelle de métal. Il s’éloigne calmement et marche lui aussi en direction de l’aéroport. Le brasier qu’il a allumé le suit à la trace comme un chien fidèle. L’homme ne se retourne qu’une seule fois, lorsqu’il atteint le sommet d’une côte où quelques-uns de ses amis se sont arrêtés pour l’attendre. Il contemple son œuvre.

Le ciel est d’un bleu très pur. Un petit avion tourne sans cesse au-dessus de l’incendie. Une épaisse fumée noire monte en tourbillons qu’un vent léger pousse vers l’est.

D’une voix qui ne révèle aucun émoi, l’homme dit :

— C’est moi qui ai fait ça. Moi tout seul !

Pâle, mais toujours d’un pas mesuré, il reprend sa marche en direction de l’aéroport où vont arriver les avions des policiers.

Maudits sauvages
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