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L’automne a donné encore quatre belles journées que les vieux ont passées près du débarcadère, à jouer et à parler. Ceux dont les enfants sont partis à Saint-Georges levaient souvent les yeux en direction de l’aval. Le chef Mestakoshi regardait vers l’amont. Il savait bien que, pour se rendre jusqu’aux lignes de trappe et en revenir, Népeshi mettrait beaucoup plus longtemps, mais il regardait, par habitude. Par amitié. Au soir du quatrième jour le soleil s’est enfoncé dans d’énormes nuées violettes. Les vieux ont dit :
— Demain, nous ne viendrons pas ici.
Et ce matin, sous un déluge qui a transformé la rue en marécage, ils ont pataugé pour gagner la salle paroissiale. Ils ont allumé le poêle et se sont installés sur des bancs qu’ils ont tirés le plus près possible des fenêtres. Ils jouent aux dames. Ils sont neuf et nul ne souffle mot des événements. Ils font comme si la vie suivait son petit chemin de toujours.
Ils sont encore là à midi, au moment de la sortie de l’école. Ils voient passer les enfants qui courent sous l’averse en faisant gicler la boue avec leurs bottes. Puis la porte s’ouvre et l’institutrice entre. C’est une femme ronde avec une bonne face de lune. Tout le monde ici l’aime bien. Elle enlève son imperméable bleu à capuchon et le pose sur une chaise, elle s’avance vers le chef installé à califourchon sur un banc, en face de son partenaire. Leur partie touche à sa fin, il n’y a presque plus de pions sur le damier. La jeune fille salue et tous disent :
— Bonjour, Denise Rafard.
— C’est au chef que je veux parler, mais j’attendrai que sa partie soit finie.
Les hommes se remettent à leur jeu. Le chaman reprend sa méditation, les mains sur les cuisses, le dos bien droit, sa canne sous ses mains, en travers de ses genoux. L’aveugle est à côté de lui. Immobile, les deux mains serrées sur son long bâton comme s’il voulait grimper à un mât, il parle à mi-voix du temps où il voyait. La jeune femme s’est assise à côté de lui. Il se tait. Elle lui demande s’il n’a besoin de rien qu’elle puisse faire pour lui.
Lorsqu’elle est arrivée de Nicolet, voici deux ans, elle ne connaissait pas un mot de la langue des Wabamahigans, à présent, elle la parle aussi aisément que les gens de la Bande. Dès le début, elle s’est toujours très bien entendue avec tout le monde. Lorsqu’elle part en vacances, il manque quelque chose au village.
Le chef passe une jambe par-dessus le banc et se tourne :
— C’est fini.
La jeune femme se lève, approche une chaise en face du chef, s’assied et croise ses gros doigts boudinés.
— Je viens te voir parce que je suis très en colère contre ton arrière-petit-fils.
Il y a quelques rires parmi les vieux qui se sont arrêtés de jouer ou de parler pour écouter. Le regard brun de Denise Rafard s’assombrit un peu. Elle les dévisage lentement avant de revenir au chef.
— Je n’ai pas envie de rire. Ce matin, j’ai appelé Vincent. Il n’a même pas levé la tête. Quatre fois j’ai appelé. Rien. C’est un bon élève. Je suis allée vers lui et j’ai pris son menton pour l’obliger à lever la tête. J’ai dit : Vincent… Il a craché.
Il y a un murmure général. Les mains de l’institutrice se posent sur sa poitrine qui gonfle son tricot de grosse laine brune.
— Sur moi, il a craché. Ici.
Sa main droite monte et son index se pose sur sa joue rose.
Il y a un autre murmure. Le chef soupire. La jeune femme reprend :
— Il a refusé de parler en français. Il m’a dit : « Je suis pas Vincent. Je suis Mestakoshi fils de Mestakoshi. Ceux qui se vendent aux Blancs ne sont plus des Wabamahigans. Moi je suis un Wabamahigan. »
Elle marque un temps. Les hommes se regardent entre eux. Ils s’interrogent en silence pour savoir ce qu’il convient de faire. S’il vaut mieux rire ou prendre la chose au tragique. Peu à peu, la plupart d’entre eux se redressent. Les yeux s’éclairent.
Comme personne ne se décide à parler, l’institutrice revient au vieux chef et déclare d’une voix ferme :
— Je suis venue te dire que je ne tolérerai pas ça. Si une chose pareille se renouvelait, je demanderais tout de suite à quitter Odenamanitak. Je suis ici pour enseigner le français aux enfants, s’ils refusent de le parler, je n’ai plus rien à faire chez vous.
Elle se lève. Sa lourde poitrine tremble. Le chef se lève plus lentement. Ils sont face à face et se regardent. Lui tourne le dos à la fenêtre et son visage se trouve mal éclairé, elle, au contraire, fait face à la lumière grise. Ses joues qui s’étaient empourprées pendant qu’elle parlait sont à présent beaucoup plus pâles que d’habitude. Sa voix vibre un peu lorsqu’elle lance :
— Que tu exiges, chef Mestakoshi, que tout le monde t’appelle par ton nom indien, je le comprends. Mais je ne sais pas si tu l’obtiendras du curé. Il vient dimanche. S’il te dit : « Bonjour chef Paul » on verra bien si tu lui craches au visage !
Elle écarte sa chaise d’un mouvement brusque, fait un pas de côté puis se dirige vers la porte. Au passage, elle ramasse son ciré. Elle veut l’enfiler sans s’arrêter. Comme elle est trop énervée pour y parvenir, elle sort sous l’averse tête nue, avec son imperméable sur le bras. Tous les vieux la regardent. Personne n’a envie de rire.