8

Le chef Mestakoshi n’a guère dormi. Il se lève bien avant l’aube, sans faire de bruit. À voix basse, Adé lui demande :

— Qu’est-ce que tu as ?

— Je me lève.

— Pour quoi faire ?

— Sortir.

Elle n’insiste pas. Le ton en dit assez. Le vieux chef va chercher à tâtons un morceau de banique qu’il enfouit dans la poche arrière de sa grosse veste de chasse avec un filet d’oie fumé qu’il a enveloppé dans une page arrachée à un vieux catalogue. Il ouvre doucement la porte et sort.

Le silence est presque parfait. Un peu de vent d’Ouest ronronne. L’obscurité est belle. Toute parcourue de lueurs qui viennent des quatre bords de l’horizon. Au-dessus, un voile uniforme cache les étoiles et diffuse leur clarté, dernière trace de l’aurore boréale qui a dû tenir une bonne partie de la nuit.

Mestakoshi a dans l’idée de se rendre au débarcadère, de s’asseoir et de manger sa banique et sa viande en attendant le lever du jour. Arrivé près de la maison de Népeshi, il s’arrête. Une lueur remue dans le réduit accolé au pignon nord. Sans bruit, le chef s’approche. La porte est entrebâillée. Népeshi est là, avec sa lanterne dont le faisceau fait sortir de l’ombre des raquettes accrochées au plafond, un moteur de bateau appuyé aux planches, des filets, des rames, de vieilles bottes. Au moment où Mestakoshi va parler, son ami se retourne et aveugle à demi la lanterne avec sa main pour ne pas l’éblouir.

— Je t’ai senti derrière moi.

Mestakoshi s’avance.

— Il fera une belle journée.

— Oui. Je vais partir très tôt. Makwa vient avec moi.

— C’est bien.

Népeshi a posé sa lanterne sur une caisse retournée et se met à chercher, penché sur un vieux coffre. Le chef l’observe un moment avant de dire :

— Leur barrage, même si c’était dans un endroit où on ne va pas trapper, même si ça ne risquait pas du tout de casser, je suis certain que le débit du fleuve ne serait plus le même.

L’autre se redresse. Il tient un gros dévidoir de bois où est enroulée une ficelle mince.

— C’est bien ce qu’ils prévoient. C’est pour ça qu’ils voudraient déménager le village. Quand ils retiendront de l’eau, ça baissera. Quand ils devront en lâcher, ça montera et le courant sera plus fort.

— Alors tout sera foutu. Quand il y aura moins de débit, l’eau de mer montera plus loin. Ça dérangera le poisson et les oiseaux. Ça fera crever les plantes.

— Tout sera changé. Tout.

Il n’y a pas trace de colère dans leurs voix. Seulement une grande détresse. Népeshi continue de préparer son matériel. Mestakoshi s’est adossé au chambranle de la porte. Ils demeurent un long moment sans parler, puis, quand Népeshi a fini de rouler sa couverture de peau dans sa toile de tente, avant de commencer son sac, il se redresse et dit :

— Ça fait cinq automnes que je suis pas monté. C’est très bien d’y aller. Les jeunes ne savent pas toujours regarder.

On sent qu’il n’est pas au bout de ce qu’il voudrait dire. Son regard d’habitude si droit se dérobe un peu. Il secoue son grand sac d’où tombent de la poussière, du sable et des débris de feuilles. Il hésite. Se retourne et, cette fois, fixant Mestakoshi, il demande :

— Tu t’es levé pour aller aux canoës. Tu veux essayer de leur parler pour qu’ils restent ?

Le chef a un geste des bras et un soupir. Népeshi se hâte d’ajouter :

— Eh bien, tu ne les empêcheras pas de s’en aller… Je vais même te dire une chose : mes trois filles s’en vont… Et nos deux fils. Pourtant, je leur ai parlé.

— Qui d’autre ?

Népeshi lance quelques noms et s’arrête soudain pour reprendre aussitôt avec, cette fois, un peu de rage dans la voix :

— Sûrement encore d’autres qui n’ont rien dit hier mais qui étaient décidés. Ça se voyait.

Il se met à bourrer son sac et le chef suit chacun de ses gestes avec envie. Il regarde chaque objet. La poêle noire pour cuire la banique, la bouilloire pour l’eau du thé, la boîte à sucre bien fermée. Les sacs imperméables où il devine la réserve de farine, de riz, de semoule, de chocolat et de sucre. La boîte en bois où est le sel. Il a si souvent, lui aussi, préparé un départ ! Sa gorge est serrée. Il regarde dehors. La nuit blanchit et une brume laiteuse coule entre les arbres. Népeshi a un petit rire qui sonne un peu faux pour lancer :

— La marée fait très bien les choses. Elle nous oblige à partir avant eux. Je préfère.

Il a à peine achevé sa phrase que son oreille gauche tournée vers l’extérieur perçoit au loin des pleurs de chiens puis, plus près, des aboiements. Bientôt un pas approche et une silhouette massive que surmonte la masse des sacs s’avance. Un fusil d’une main et, de l’autre, sa hache et une pagaie, l’homme vient droit sur eux. Ayant posé ce qu’il tient contre le mur de planches, il porte les mains à la large courroie qui passe sur son front. D’un mouvement du corps il fait basculer la charge qu’il a sur le dos et pivote en la retenant. Se redressant tout de suite, il se tourne vers le chef.

— Tu viens aussi ?

— Non.

— Je me disais…

L’homme est large, épais, avec un cou très fort. Son visage aux traits lourds et au nez écrasé est à peine dégrossi. Ses dents inégales et mal plantées avancent en soulevant sa lèvre charnue. Son nom est Bagoura, mais personne ne l’appelle autrement que Makwa qui veut dire ours. Tous ceux qui l’ont suivi en forêt savent à quel point il mérite ce surnom. Il est balourd d’allure mais rapide, leste et rusé comme l’ours de la taïga dont il a aussi la force brutale. Mestakoshi soupire :

— Je suis content que tu partes avec Népeshi.

La lèvre de Makwa se soulève un peu plus sur ses dents, ses yeux se ferment à demi et ses pommettes luisantes ont l’air de saillir davantage.

— On peut aller, fait Népeshi qui vient de placer sa courroie de portage sous ses deux sacs.

Mestakoshi prend le fusil, les deux pagaies et la hache que son ami a préparés, et ils partent. Ils vont en silence, le regard droit devant eux. Très vite, ils découvrent la surface du fleuve où les premières clartés roses jouent entre de longues filasses de brume.

— Vous aurez une belle eau, dit le chef avec envie.

— Oui, la marée va monter encore plus d’une heure. Ça nous donne largement le temps d’aller aux premiers rapides.

Ils prennent le bateau de Népeshi. Ils n’en ont pas parlé, mais cela va de soi. Makwa a tout juste cinquante-cinq ans, son compagnon en a soixante-sept, il a forcément un meilleur canoë. Ils chargent leur matériel en prenant bien soin de l’équilibrer. Le ponton de madriers et de fûts vides sonne sous les pieds dans ce grand silence de l’aube. Ils embarquent. Avant de pousser au large, tous les deux lèvent la main droite pour saluer le chef qui répond de la même manière. Népeshi est derrière. Les pagaies plongent dans l’eau et, très vite, le canot s’éloigne. C’est à peine si le courant de remonte est marqué par quelques marbrures qui vont du vert au violet. Les brumes encapuchonnent les arbres de la rive sud dont le reflet noir vibre et se déforme. Le regard de Mestakoshi s’y attarde un moment, puis il revient au bateau déjà estompé qui laisse derrière lui un long triangle bien dessiné. Ses yeux le suivent et son esprit va beaucoup plus vite. Il remonte le fleuve. Il emprunte tous les sentiers de portage. Il entend gronder les chutes, il respire l’odeur forte des nuits dans la taïga et celle du feu où cuit le poisson qu’on vient de prendre. Il s’écarte du fleuve pour remonter la rivière où sont les castors.

Bien avant que le minuscule canoë ait disparu derrière une avancée de la rive, Mestakoshi a fini le voyage. Mais quelque chose est en lui qu’il voit moins nettement que le reste : les chantiers. Il essaie de se représenter ce que peuvent bien avoir déjà construit les Blancs. Il l’a fait cent fois au cours de la nuit et, toujours, il s’est heurté à cette image de montagnes déplacées barrant des cours d’eau. Sans cesse, en lui revenaient ces mots auxquels il s’accrochait : « On ne déplace pas des montagnes. On n’empêche pas les fleuves de couler. » Il sort sa banique et son filet d’oie de sa poche. Sans quitter le fleuve des yeux, il se met à manger lentement.

La lumière continue de grandir. Le soleil boit les brumes partout où il parvient à atteindre les eaux. Dans les recoins d’ombre, l’air violet reste cotonneux. Une heure passe avec seulement cette montée du jour, quelques cris d’oiseaux. Des aboiements venus du village où des génératrices se sont mises à tourner. Le chef ne bouge pas. Il se tient sur son banc, le dos légèrement voûté, la tête un peu rentrée entre les épaules. Il a fumé deux pipes. La deuxième vient de s’éteindre et il en tient encore le foyer tout chaud dans sa main, à l’intérieur de sa poche.

Des voix approchent. Des pas font rouler des pierres. Mestakoshi ne tourne pas la tête. À l’angle de son œil, il voit avancer des formes. Les voix se taisent mais les pas continuent. Un peu avant d’arriver à sa hauteur, un homme dit :

— Salut.

— Salut.

Le chef a répondu sans bouger d’un cheveu. Les autres ont salué aussi. Son regard demeure droit devant lui, fixé à un point de la rive sud, nettement en amont. Le fleuve étale. La marée va bientôt commencer à baisser. Le ponton sonne sous les pas. Des enfants se chamaillent. D’autres voix approchent. Mestakoshi continue de fixer la rive et de répondre au salut de ceux qui passent devant lui pour gagner le ponton. Le rassemblement dure un moment. Certains hommes font deux voyages jusqu’au village et reviennent chargés. Il y en a qui emportent des fourneaux, des bancs, une table. Sans les regarder, Mestakoshi les identifie. Parmi eux, personne qui ait passé la cinquantaine. Avec les enfants, ils doivent être vingt-huit en tout. Pas un qui ait dit autre chose que : « Salut. » Pas un qui se soit arrêté.

Mestakoshi sait qu’ils embarquent aux bruits qu’ils font et aux gloussements de certaines femmes. Un bébé se met à pleurer. Un chien battu pleure aussi. Un autre remonte en courant et disparaît en direction du village. Le vieux chef sourit à peine et murmure :

— Celui-là ne craint pas les barrages.

Les bateaux s’éloignent. Pas besoin de regarder pour le savoir. Mestakoshi attend que les hommes aient mis les moteurs en marche pour tourner la tête vers la droite. Il compte neuf bateaux tous bien chargés. La fumée bleue des moteurs flotte sur l’eau où dansent des éclats de ciel. Pas loin, des pierres roulent. Le chef tourne la tête. Adé est là, toute seule au milieu du chemin. Elle s’avance de son pas un peu lourd. Les rides de son visage essaient de sourire. Arrivée devant son homme, elle s’arrête et dit :

— Tu es parti sans même boire du thé.

Mestakoshi se lève. Sans un regard vers l’aval où décroît la pétarade des moteurs, il se met à marcher en direction du village. Adé marche à sa gauche, légèrement décalée vers l’arrière.

De quelques maisons, des fumées blanches montent sur le ciel déjà bleu.

Maudits sauvages
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