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L’obscurité se fait. Puis, plus lentement, vient un silence de forêt où demeurent des murmures, des frôlements, quelques craquements. D’un coup, c’est l’éblouissement. Aussitôt, le murmure s’enfle. Il varie. Il fluctue comme la lumière des lacs, des torrents, de la taïga et de la toundra qui défilent sur toute la largeur d’un écran panoramique. La terre et le ciel s’inclinent. L’eau va verser. La terre et le ciel se redressent. La course s’accélère. Un rapide blanc de colère grandit. Il approche. Il tient tout l’écran, menace d’envahir la salle. Il s’éloigne aussi vite qu’il est venu pour laisser place à d’autres forêts d’épinettes qui vont jusqu’à la mer où flottent des banquises en dérive sur des eaux sombres. Le soleil décline et devient rouge. Il plonge dans le violet de l’horizon où un doigt invisible trace soudain en lettres d’or :

« Baie James ».

 

C’est ce titre, à présent, qui tient tout l’écran et éclaire la forêt des neuf mille têtes plus serrées que les arbres de la taïga.

Dominant le bruissement, une voix chaude et bien posée monte de ces terres lointaines qui défilent de nouveau et que l’on voit comme doivent les voir, deux fois l’an, les grands vols triangulaires des bernaches, des outardes et autres migrateurs.

À cette nature qui paraît encore vierge succède un montage de vues fixes montrant de grandes réalisations des hommes : usines modernes, barrages, bâtiments. Puis, ce sont des plans, croquis, études, maquettes, tableaux et graphiques de toutes sortes, hauts en couleur et scintillants. Des traits fulgurants courent de gauche à droite et de haut en bas, des caractères de soufre s’impriment à une vitesse folle. Et des chiffres. Surtout des chiffres, qui forment des nombres vertigineux que la voix enregistrée reprend et assène sur chaque tête, fait entrer dans ces milliers d’oreilles tendues. Les millions s’empilent comme des briques, les dizaines et les centaines de millions de dollars.

C’est du solide. Bâti à chaux et à sable et surtout en béton armé.

Comme si elle livrait à chacun un secret qu’il devra garder jalousement, la voix révèle que, depuis cinq ans, plus de trois cents hommes sont déjà au travail sur place, dans des conditions souvent pénibles, pour procéder à des sondages, à des études de terrain, pour déterminer l’emplacement des chantiers et tracer des routes.

Les pionniers apparaissent, barbus, harassés, luttant contre les maringouins mais souriant à l’objectif et adressant des signes : « Venez donc nous aider ! » Ils vivent sous la tente, dans des baraques. On est avec eux en bateau. Un hélicoptère apporte des vivres. De l’eau à mi-jambes, un énorme orignal nous observe de loin en mâchonnant des algues. Un rire court sur la salle vite couvert par la voix qui continue d’annoncer des miracles.

On construira des villes, des aéroports, des usines, des ateliers, des centres sportifs, des villages, des restaurants pour les hommes qui s’en iront édifier des digues capables de retenir des océans, monter des barrages plus hauts que des gratte-ciel.

Avant la fin de cette année 1971, on aura embauché quatre mille travailleurs. D’ici vingt ans, le Québec sera en mesure d’alimenter en électricité une grande partie du continent américain.

Sans attendre ce temps, l’or et les dollars des États-Unis vont se déverser sur le pays. Bientôt, seront embauchés cent ou cent cinquante mille ingénieurs, employés et ouvriers de tous les corps de métiers. Fini le chômage. Finie la peur. La baie James ouvre une fenêtre de lumière sur une vaste espérance.

La voix du récitant s’est amplifiée. Elle vibre. L’émotion passe et gagne le public. Les rivières jusqu’à présent inutiles produiront des millions de kilowatts. Il est de nouveau question d’argent. Devant des sommes aussi colossales, l’imagination vient buter. Les objets de comparaison font défaut à celui qui n’a jamais possédé rien de plus coûteux que sa voiture ou sa maison. Dans le secret de son cœur, chaque auditeur prend déjà sa part de ce fabuleux magot. La fortune du pays, c’est la fortune pour tous.

La voix soudain apaisée marque un temps. Un torrent bouillonnant entre les roches luisantes d’un canyon éclabousse de lumière ces visages tendus. Les regards luisent. Un courant d’enthousiasme soulève une houle. Pareils à un appel de trompette, éclatent ces mots que tous entendent déjà comme un chant de victoire :

— Aujourd’hui le monde commence !

Les lampes s’éclairent. Le torrent qui continue d’écumer perd de son éclat et s’éteint. Une ovation secoue le bâtiment du Colisée de Québec et le fait vibrer sur sa base. Debout, la foule applaudit et hurle. Une joie folle la soulève, la verse, la redresse, l’incline, la marque de remous comme un orage d’été pétrit des blés lourds. Mais ici, ce n’est pas la blondeur des moissons que le vent fait frissonner. Quelques couleurs dominent : noir et rouge des bonnets que les membres du parti libéral ont conservés de la dernière campagne électorale, bleu ciel et blanc des drapeaux fleurdelisés, emblèmes de la Belle Province. La frénésie se prolonge. Les acclamations redoublent au moment où un homme mince, flottant un peu dans son veston à carreaux, se lève du premier rang et gravit les degrés qui mènent à l’estrade. C’est seulement lorsqu’il est assis derrière la table, son dossier ouvert devant lui, que la tempête se calme. De nouveau la salle est plongée dans l’ombre tandis que les faisceaux des projecteurs convergent vers l’orateur. Un nez long et pointu qui porte des lunettes à monture d’écaille pique comme un bec de poulet vers les papiers, puis se redresse et s’oriente vers la salle.

Le Premier ministre, en termes moins lyriques, reprend ce qu’a expliqué le commentaire du film. Il répète les chiffres : six milliards de dollars pour un chantier que le monde entier va envier au Québec.

Nul ne demande d’où viendra cet argent. Ce que l’on voit, c’est le travail, la gloire sur le pays. L’étonnement du reste du Canada et, pourquoi pas, du monde entier.

« Le pétrole est dispendieux, le nucléaire dangereux, le charbon polluant. Nos voisins pris à la gorge viendront nous demander nos surplus d’électricité. Ils sont prêts à payer le prix de l’énergie la plus propre… Si nous n’exploitons pas l’eau et ses richesses, nous nous appauvrissons. »

La salle est prise. Le ton du discours est ferme, serein, mais le propos porte loin. « La baie James est la clé du progrès économique du Québec. La clé de notre avenir ! »

Si ce projet aboutit, c’en est fini des angoisses constantes, fini du déclin économique qui menace, fini pour le Québec d’être l’éternel parent pauvre du Canada. Une fois de plus, le peuple va puiser dans sa vieille énergie de pionnier pour défricher et édifier, pour arracher aux neiges, aux rochers et aux glaces inutiles du Nord la grande force qui ruisselle dans les vallées.

Le gouvernement sera le premier pionnier. Il va retrousser ses manches. Il va s’atteler à la tâche comme l’ont fait, voici des siècles, les ancêtres venus d’Europe pour conquérir la Nouvelle France.

L’ovation est plus tonnante encore qu’après le film. C’est un peu comme si chaque auditeur se levait pour empoigner un outil et partir sur-le-champ prendre sa part des travaux.

Certains se dressent en brandissant des pancartes où l’on peut lire le nom de la ville dont ils sont les délégués : Trois-Rivières, Amos, Val-d’Or, Matagami, Montréal, Chicoutimi, Saint-Georges-d’Harricana, Authier, Belleterre, Saint-Télesphore…

Les vastes cités côtoient les villages. Une grande force habite chacun et cette forêt de têtes hérissée d’écriteaux devient fleuve qui déferle vers la nuit du dehors.

On parle. On se remémore des chiffres qui font frémir, des mots qui gonflent la poitrine. Et bien des voix répètent :

— Aujourd’hui le monde commence.

Maudits sauvages
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