54

De tout l’été, les vieux Wabamahigans n’ont guère quitté leur île que pour aller pêcher à une journée de canoë. Et encore, ils ont toujours laissé un homme solide avec les femmes, le chaman et l’aveugle. Ils sont un peu comme s’ils s’attendaient à une attaque de gens qui viendraient les déloger pour leur prendre ce bout de terre où ils vivent à côté de leurs morts.

À plusieurs reprises, des jeunes du Conseil de Bande se sont absentés pour plus d’une semaine. Au retour, ils racontent ce qu’ils ont fait mais les vieux ne sont pas certains qu’ils disent la vérité. Ils apprennent parfois des choses par Vincent et font semblant de les connaître déjà. Ce n’est jamais d’une grande importance.

Sauf ce matin.

Le garçon vient avec deux autres un peu plus jeunes qui le suivent toujours. Ils sont sa bande et son conseil. Il a treize ans, les deux autres onze et dix. Des costauds tous les trois. Ils ont la passion de la pêche et de la chasse. Ils peuvent loger une balle de carabine dans l’œil d’une marmotte à trente pas. Vincent ne cesse de répéter qu’il en est à sa dernière année d’école et qu’après il ira trapper. Mais ce matin, il n’est pas question de cela. Ils arrivent en courant au moment où le vieux chef, Népeshi et Makwa partent à la pêche. Sur ces trois visages, les vieux lisent tous les signes de la frayeur et de la révolte. Le souffle court, Vincent dit :

— Ça devient grave.

Adé s’approche et pose sa main sur la nuque du garçon, comme elle faisait pour ses gros chagrins d’enfant. Vincent est plus grand qu’elle. Il se secoue et reprend :

— Ils sont allés visiter les chantiers.

Le chef Mestakoshi fronce les sourcils :

— Qui donc ?

— Mon grand-père, Hervé et Damien.

Makwa intervient :

— T’en fais pas, ils verront de loin, mais ils n’entreront pas, c’est interdit.

Vincent lance au colosse un regard plein de mépris.

— Tais-toi donc, Makwa. Ils sont allés avec les Blancs. Et avec des chefs Cris et Inuits. Les autres sont tout excités. Surtout les femmes.

Il laisse passer quelques instants et respire comme s’il voulait plonger avant d’ajouter :

— Nous trois, on a décidé qu’on peut plus vivre avec des traîtres. Puisque vous voulez pas de nous, on ira sous notre wigwam. Et l’école, c’est fini.

Vincent cherche un mot, le plus petit des trois s’empresse de dire :

— Si on nous laisse pas tranquilles, on prend un canoë et on s’en va.

Les vieux ont grand-peine à les calmer. L’heure de l’école approche et il faut toute l’autorité du chef pour les décider à s’y rendre. Népeshi insiste pour les accompagner. Le chef sait qu’il va tenter d’en savoir davantage. Les vieux attendent. Ils conservent une apparence de calme mais la fièvre est en eux. Les regards se portent par-delà le cimetière vers les maisons carrées du village comme s’il pouvait en sortir une réponse aux questions qu’ils se posent et qu’elle s’inscrive soudain en volutes de fumée sur le bleu du ciel. Ils sont toujours tous à la même place, entre le fumoir et le wigwam, quand Népeshi revient. Il marche de son pas tranquille et souple, rien dans son allure ne trahit le moindre trouble. Quand il les rejoint, tous les regards disent : « Alors ? » mais les lèvres demeurent scellées. Les yeux du chaman se plissent, un léger tressaillement de la peau à gauche de son nez est le seul signe à peine perceptible de la difficulté qu’il éprouve à parler. Mestakoshi le connaît assez pour deviner que ce qu’il a à leur dire lui brûle le cœur.

— Les Blancs les ont bien pris dans leurs filets.

Il a un regard plein de tristesse en direction de sa femme, puis il poursuit :

— Mon fils n’est plus mon fils… Je viens de le lui dire. Je ne le verrai plus. Sa femme lui a mis le poison de l’électricité dans le cœur. Et les autres sont tous pareils.

Il est vidé. On se demande si son corps ne va pas s’affaisser comme un vieux sac. Soudain, il se ressaisit. Son œil s’allume. Une flamme de jeunesse l’habite.

— J’ai appris une chose très importante. Il n’y a que nos enfants et les Cris qui ont des idées d’entente et de marchandage avec les Blancs. Les Inuits hésitent. Mais les Algonquins, les Naskapis, les Attikameks et les Montagnais refusent… Ils refusent tout.

Les visages se sont éclairés. Le chaman soulève lentement sa longue canne écorcée et parle comme s’il prononçait de saintes paroles :

— C’est qu’ils vivent plus au sud. Ils ont beaucoup plus que nous l’habitude de la fourberie de l’homme blanc. Les Inuits tomberont dans le piège, nos jeunes tomberont dans le piège. Ils feront comme ceux de nos ancêtres qui acceptaient des miroirs en échange de la terre.

Après ces mots, le silence est venu, lourd de lumière, chargé de vent, porteur de tous les parfums que la taïga et le fleuve distillent quand s’achève la saison chaude.

Les vieux ne sont pas partis à la pêche, il leur semble que la Longue Île est soudain beaucoup plus menacée. Les hommes se sont assis sur les billots où ils prennent place, d’habitude, pour jouer aux dames, mais ils n’ont pas sorti les jeux. Ils regardent le ciel, les arbres, les reflets sur les eaux. Les femmes se sont remises au travail. Elles ont des poissons à nettoyer et à fumer. Adé les prépare tandis que Odôsi et Amo coupent du bois et arrachent de la mousse pour le feu.

Les heures passent et même les femmes sont muettes. Seuls le vent et les appels d’oiseaux habitent encore l’espace.

Maudits sauvages
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