Tiska marche vers le nord. Le corps incliné en avant, humant sans cesse l’air chargé d’eau et pétri de rafales, elle s’appuie sur le manche du javelot à pointe d’ivoire qu’elle tient de sa main droite. Entre les mèches trempées de ses longs cheveux noirs, son regard fouille la grisaille. De temps en temps elle s’ébroue. Sa tête pivote d’un mouvement brusque. La chevelure découvre alors un visage osseux, aux pommettes saillantes, au nez écrasé sous le cuir brun et luisant. L’averse crépite sur la peau d’ours retournée qui couvre son corps. Ses bras sont maigres, tout de nerfs et de muscles sur une lourde charpente. Sa main gauche est crispée sur un silex bleu à l’arête tranchante. La fourrure trempée bat ses chevilles violacées. Ses pieds nus saignent de plusieurs plaies profondes.

Plus elle avance, plus la végétation se fait rare, avec de larges plaques pelées par le vent. Partout la roche apparaît. L’eau qui ruisselle est grise, à peine lumineuse. Des blocs hauts vingt fois comme un homme sont posés sur la toundra, comme s’ils étaient tombés de ce ciel invisible où roulent les averses.

Depuis trois jours, aucune lueur n’a percé les nuées. Pourtant, Tiska ne cherche pas son chemin. Elle va droit vers ce bord des immensités où ne passe pas la route du soleil.

Elle marche vers le Nord parce qu’elle a toujours entendu les vieillards du clan annoncer qu’un jour le peuple de sa race devrait partir vers le nord à la suite du gibier.

Les bêtes s’en iront et il suffira de les suivre. Elles indiqueront le passage vers une terre plus riche où les chasseurs seront moins nombreux.

Quand donc ? Nul ne savait le dire. Mais les guerriers Baïkal sont arrivés en grand nombre. Ils ont exterminé le clan. Si Tiska a pu fuir, c’est que Goyan était le chasseur au flair le plus affiné. Il a senti de très loin les guerriers qui barbouillent leur visage du sang de leurs victimes. Il a entraîné Tiska.

Ils ont marché sous le soleil puis sous la pluie durant plus de deux lunes. Nul troupeau ne fuyait dans la même direction qu’eux, mais la parole des anciens suffisait.

Une nuit, le grand ours brun est venu. Goyan l’a tué. Dans le combat, la patte du fauve a ouvert la gorge de l’homme. Tiska a allongé le cadavre sur le sol, face au Grand Esprit qui viendra le chercher. Elle a arraché le javelot de la poitrine de l’ours et taillé dans sa peau de quoi se couvrir. Elle a ouvert l’énorme thorax, brisé les côtes à coups de silex et mordu à pleines dents le cœur où palpitait un reste de vie. Après, elle a marché avec en elle la force de l’ours.

Elle a marché seule dans la taïga, ensuite sur la toundra. Toujours droit vers le ciel sans soleil.

 

Depuis bien des jours, Tiska est venue à bout de la viande d’ours qu’elle avait emportée. Elle ne se nourrit plus que de baies, de quelques insectes, d’herbe et de larves trouvées entre les racines des plantes épineuses arrachées au sol maigre. Elle va pourtant. La force qui était dans le cœur de l’ours la soutient. La peur des guerriers Baïkal plus féroces que les ours la pousse. L’espoir de cette terre riche promise par les vieux la tire en avant.

La pluie s’enroule dans de larges pans d’un vent glacé qui garde les nuées au ras du sol.

Vers le milieu du jour, la bourrasque s’apaise un peu. Le brouillard s’épaissit. Tiska le flaire à petits coups. Il porte une odeur qu’elle connaît bien : le loup. Elle s’immobilise et prête l’oreille. Tout autour d’elle, c’est le crépitement des gouttes sur la toundra et le froissement du brouillard qui avance par masses grises et blanches. Tiska les respire. C’est comme si la bête était là, à quelques pas, mêlée à cet air palpable.

Tiska lance une sorte de long hurlement qu’elle répète trois fois. Il n’y a pas le moindre écho. Son cri s’arrête à ses pieds, absorbé par les vapeurs qui l’entourent. La femme repart. Elle reprend son pas long et souple, le corps cassé, le visage tendu pour mieux capter les odeurs. Les loups sont devant. Ils vont du même pas que Tiska.

 

Tous les animaux fuiront vers le nord.

Les yeux de Tiska se fatiguent à scruter ces épaisseurs qui moutonnent. À plusieurs reprises, il lui semble qu’une forme blanche, plus blanche que les brouillards, se devine devant elle. Son odorat continue de capter l’odeur forte. Il faut que le loup meure de faim pour attaquer l’homme. Ou que l’homme soit blessé, qu’il saigne et que le fauve ait goûté son sang sur la roche. Le loup est devant. Même si les pieds de la femme saignent, il ne peut pas avoir goûté son sang.

Tiska va jusqu’au moment où l’ombre vient encore alourdir les vapeurs que le vent sans colère continue de pousser vers les terres dont elle s’éloigne.

Lorsqu’elle ne voit presque plus et que sa fatigue pèse trop lourd, Tiska s’arrête au pied d’une grosse roche. Elle arrache des poignées d’herbe qu’elle mange lentement. Dans les racines, quelque chose bouge. Son doigt reconnaît un ver blanc. Elle le mange avec l’herbe. Elle aime sa saveur de noisette. Son repas terminé, elle cherche les creux de roche où l’eau est restée. Elle boit. Puis, le flanc contre le sol et le dos collé à la pierre, ramenant ses genoux vers son ventre, la main droite serrant son javelot, elle s’endort.

Tiska n’a pas dormi longtemps. Un tremblement du sol vient de la réveiller. Elle se soulève. La nuit est mate comme la tourbe. Un roulement monte qui ne trompe pas : un troupeau nombreux court vers le nord. Il passe à plus de deux cents pas d’ici, en direction du Levant.

Tiska flaire le brouillard qui roule toujours. L’odeur subsiste, mais le loup n’est plus là. Tiska se lève et s’adosse à la roche. L’obscurité est trop dense pour qu’elle ait la moindre chance d’abattre une bête du troupeau. Ce sont des caribous. Leur allure n’est pas celle de la migration. Ils sont poursuivis. Les hommes ne chassent pas en pleine nuit. Des ours ? Des loups ? Un carcajou ? La femme s’accroupit, le dos au rocher, les sens en alerte. Elle attend. Elle lutte contre le sommeil. La pluie n’est plus qu’une bruine très froide qui passe en enveloppant tout de son tissu serré.

Après un long moment, l’odeur des caribous arrive. Elle flotte, tiède et souple. La bouche de Tiska s’emplit de salive. Le temps s’engourdit. Il dure sans que rien ne bruisse que le passage presque régulier de la bruine. Puis les narines de la femme s’ouvrent très grandes. Elles palpitent. Le vent s’est incliné lentement. À présent, il vient de l’Est. Et il porte une senteur de sang, de viande chaude.

Tiska qui a peur d’être trompée par sa faim s’en assure. Elle se lève, se tourne face au Levant où se perçoit une lueur très pâle au ras de la terre. Elle respire à petits coups avec un lent mouvement de la tête… Caribou !

Sans hésiter, son javelot dans la main droite et son silex tranchant dans la gauche, elle s’avance. Ses pieds cherchent entre les touffes de linnées boréales et de prêles qui lui arrivent à la taille des assises solides où se poser sans faire de bruit. Elle s’arrête souvent pour mieux écouter. L’odeur est de plus en plus pesante. Elle perçoit le craquement bien particulier des os, le clappement de la chair déchirée. La salive coule au coin de ses lèvres. La lueur du ciel a grandi imperceptiblement tandis que Tiska progressait. À présent, elle peut distinguer les herbes et les roches à au moins dix pas. Le brouillard est moins dense. Tiska écoute encore ce bruit de mâchoires. Les effluves lui emplissent la poitrine et la font haleter. Elle lève son javelot et reprend sa progression prudente.

Bientôt, elle distingue une forme en mouvement. Quelques pas encore et elle voit nettement l’étincelle rouge de deux yeux qui la fixent. On dirait qu’il n’y a rien autour de ces yeux. Puis une gueule sombre apparaît avec une langue qui passe lentement sur des babines.

Le loup est blanc. Allongé contre le caribou qu’il a éventré, il se remet à manger. Ses canines énormes déchirent la viande. La femme tient toujours son javelot levé. Elle avance à peine plus vite qu’une plante rampante entre des pierres. Sans cesser de manger, le loup ne la quitte pas des yeux. Si elle était certaine de tuer sans perdre son javelot, elle lancerait. Mais si elle brise la pointe d’ivoire… Elle ne lit aucune menace dans le regard du loup. Elle n’a encore jamais vu de loup aussi blanc. Elle l’observe un moment en respirant avec application. L’animal doit être à peu près deux fois plus gros que les loups de la steppe, il est d’un blanc plus pur que celui de l’hermine.

À force d’avance lente et silencieuse, Tiska finit par tâter du pied le corps du caribou. Le loup est si près d’elle qu’elle pourrait le toucher de la pointe de son arme sans avoir à lâcher le manche. Mais quelque chose la retient de piquer cette fourrure immaculée. D’un grand effort, le loup arrache une patte au cadavre. Il la prend à pleine gueule et se retire d’une vingtaine de foulées pour continuer son repas. Alors Tiska se laisse tomber à genoux sur la bête encore tiède. Son silex tranche la peau tendre à l’entrecuisse, elle dépouille et arrache à pleine griffes un paquet de muscles gorgés de sang. Elle mord. Le jus rouge coule sur ses lèvres et son menton. Des gouttes suivent un pli de son cou et vont s’arrêter entre ses seins plats.

Tandis que Tiska se repaissait, la lumière est sortie de terre. L’or a remué les moiteurs lourdes et déchiré le long corps de la nuit encore engourdi sur la toundra. Des vallées violettes aux méandres profonds se sont ouvertes. Les escarpements accrochent la lumière sans cesse en mouvement. Un premier rayon court sur le sol où s’allonge l’ombre épaisse des rochers. Les herbes fument. La fourrure du loup fume. Son pelage éblouit comme la neige au soleil. Son œil rouge s’enflamme. Il se lève lentement, abandonne l’os de caribou presque nu et s’éloigne. Il pique droit sur le Nord où demeure un reste de nuit laineuse.

Tiska prend son silex et tranche une patte intacte du caribou. Elle la détache sans la dépouiller et l’empoigne par la cheville, comme une massue. Elle tient son javelot sous son bras et son silex à la main. Le loup est déjà loin, pourtant, sa fourrure est très visible dans la lumière encore frisante qui fait étinceler la toundra trempée. Tiska allonge le pas. L’animal va d’un trot régulier, sans jamais se retourner.

Le loup blanc a tué, il tuera encore. Il faut le suivre.

Le soleil monte. Le vent s’est levé. Il continue de charrier des vapeurs qui font rouler des ombres sur la terre.

 

Ils vont ainsi deux jours sans voir d’autre vie que de grands vols d’oies dont le V passe souvent plus haut que les nuées. De temps en temps le loup fait un bond à droite ou à gauche. Il attrape un mulot sorti de son trou. Le temps qu’il le mange, Tiska se rapproche un peu.

Le soir, lorsque l’obscurité est totale, Tiska s’arrête contre une roche. L’odeur lui indique que le loup s’est arrêté aussi. Elle mange. Elle lance des bouts de peau, de viande et d’os. Elle entend manger le loup.

Le troisième soir elle n’a plus que l’os bien nettoyé qu’elle donne au loup. L’herbe est de plus en plus rase.

Au cours de la nuit, le vent se remet à souffler du nord et c’est ce qu’il apporte qui réveille la femme. L’odeur du loup est toujours présente, mais mêlée à d’autres, plus complexes, inconnues, amères, et un grondement pareil à celui des orages quand ils roulent au fond des vallées de montagne. Ici, pourtant, point de montagnes, aucune lueur d’éclair. Tiska se lève. Une grande inquiétude l’étreint. Une lune bien pleine file derrière les nuages. Elle paraît à certains moments et brosse d’un éclat glacial une étendue où naviguent des ombres. Tiska regarde vers le nord. À trente pas, le loup est couché, le museau sur ses pattes, parfaitement immobile. Seul le vent le fait vivre en soulevant un frisson de lumière sur son échine.

Des heures passent. Tiska ne s’est pas recouchée. Adossée au rocher, elle écoute cet orage qui continue de gronder.

Dès que la lune a disparu et que pointe la première lueur de l’est, le loup se lève et reprend sa marche. Tiska le suit. Ils vont droit sur cet orage qui semble les attendre. Bientôt, la terre tremble. Tiska distingue des lignes blanches qui montent et descendent comme si la terre s’effondrait. Sur la gauche, une falaise où se découpent des ombres et des lumières drues. Les vagues se brisent sur son front et jaillissent en écume. Tiska frémit un peu. Les vieillards parlaient des eaux sans fin où des roches et des glaces se lèveront un jour pour permettre aux bêtes et aux hommes de traverser vers d’autres terres.

Sur le flot où se creusent des profondeurs vertes entre des montagnes d’eau crêtées de blanc, tournent de grands oiseaux. Ils plongent, sortent et vont se poser sur la grève. Ils tiennent des poissons dans leur bec. Le loup bondit sur le sable et les galets. Les oiseaux blancs s’envolent en poussant des cris de colère. Ils ont abandonné sur le rivage des poissons éventrés encore frétillants. Le loup en tient un sous sa patte et le déchire à pleine gueule. Tiska se précipite sur un autre. Elle mord cette chair froide. Le dos du poisson est large. Sa gueule s’ouvre, ses ouïes s’écartent et tout son corps se cambre mais les ongles de la femme tiennent ferme, plantés entre les écailles.

Cette mer qui gronde sous les falaises et déferle sur les grèves pour monter parfois jusqu’à la limite des derniers lichens barre le chemin du Nord. Le loup s’est mis à longer la côte en direction du Levant. La femme l’a suivi et ils marchent ainsi depuis une lune entière. Les clartés ont changé comme si un combat se livrait entre les lueurs du ciel et celles qui montent des profondeurs marines.

 

Soudain, au cours d’une nuit, la fureur du vent redouble. Il vient d’un point de l’horizon qui se situe juste entre le nord et le levant. Il est moins imprégné d’eau et de sel. La femme qui dormait se soulève et sent sur son visage et ses bras le picotement multiple de la neige. Elle se colle un peu plus contre la roche et essaie de s’abriter mieux sous sa peau d’ours. Elle se rendort et c’est un poids sur son corps qui la réveille en même temps que l’odeur du loup. Le fauve est là, couché sur elle. Son souffle est régulier. La femme ne bouge pas. Sa fatigue la replonge dans le sommeil.

À l’aube, tout est blanc et la neige tombe toujours. Le loup se secoue et repart. Les pieds de Tiska sont douloureux, durs comme de la roche. Elle s’arrête pour couper deux morceaux de peau d’ours et des lanières qui lui permettent de les fixer à ses chevilles bleuies. Ils repartent. Les oiseaux continuent de pêcher et le loup de les chasser pour leur prendre le poisson. Un jour, il tue une énorme bernache qu’il a surprise au crépuscule. Le lendemain, il saigne une biche. Tiska peut découper encore dans la peau pour envelopper un peu mieux ses pieds. Le gel étincelle et craque. Le sol pétille comme un feu sous la morsure du vent. Chaque soir, le loup choisit une grosse roche. À contrevent, il creuse la neige croûtée jusqu’à atteindre les mousses. La femme se couche et il s’allonge contre elle. À l’aube ils repartent, lui toujours à une trentaine de pas devant elle. Sa fourrure ne se confond pas avec la neige. Elle a sa propre clarté. Des reflets fauves, moins froids que ceux du ciel.

Bientôt, le nombre des oiseaux augmente. Ils continuent de tournoyer en gueulant et en plongeant dans les vagues, mais leur vol noir et blanc semble progresser également vers l’est. Et sur la terre aussi les animaux avancent. Des charognards qui se repaissent de ce que laissent les oiseaux pêcheurs, de ce que laissent le loup et la femme. Des renards des neiges, des ours bruns et des ours noirs. De grands chats. Des rats énormes aux yeux de braise. Dans le silence grondant des nuits, on entend le bruit des batailles, les cris étouffés, les râles des bêtes égorgées. À l’intérieur des terres roule souvent le galop des troupeaux de cervidés. Et tout va vers l’est. Le soleil rasant des aurores fait miroiter la neige soulevée par des milliers de sabots.

À mesure que le temps passe, le rivage se métamorphose. Son grondement devient plus musical. Le déferlement de la houle, des marées et des vagues brise les glaces en formation. La grève blanchit. Puis, peu à peu, le froid prend le dessus. La mer s’éloigne du rivage. Le gel a raison de son mouvement et finit par repousser loin sa colère. Les journées sont très courtes mais la lueur qui monte de la neige permet au loup et à la femme de marcher longtemps encore après le crépuscule.

Ils continuent leur progression et, bientôt, leur route s’éloigne de la terre recouverte de neige pour s’engager sur la banquise. Ils vont jusqu’à une première terre nue où la roche affleure. Ils suivent de nouveau la banquise jusqu’à une autre île tout aussi désolée. Le vent est plus tranchant que le bord des silex les mieux taillés. Il siffle au ras de la glace où court un voile que le soleil très bas colore. Rose, jaune puis mauve de l’aube au crépuscule. Par endroits, on devine la mer à droite ou à gauche, sombre et creusée de vagues, toujours en rage. Quand le vent lève des embruns, le froid les cristallise aussitôt et ce sont des volées de grêlons qui viennent prendre Tiska par le travers. Le loup ne semble pas les sentir. Il va de son même trot, ne modifiant son allure qu’au moment de la chasse.

De temps en temps, passe au loin dans la lumière un grand troupeau dont les bois s’entrechoquent. Les caribous vont plus vite que Tiska et le loup. Des carnivores les suivent, tuant les moins rapides. Les hurlements des loups habitent les nuits, mais le compagnon de Tiska reste sourd à leur appel. Il dort contre la femme. Il va sa route entre les blocs de glace, contournant les crevasses, évitant les pentes trop raides, trouvant d’instinct et presque sans ralentir le meilleur passage. Et la femme le suit de son long pas, le corps toujours cassé en avant, se redressant parfois pour scruter l’horizon. Ils vont ainsi jusqu’à voir apparaître la ligne violacée et dentelée d’une chaîne de montagnes recouvertes de neige où ruisselle la lumière.

Maudits sauvages
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