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Jadis, les Wabamahigans n’habitaient nulle part. Ils allaient sans trêve d’un bord à l’autre de leur pays. C’est ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser de faire. Les vieux nous parlaient de ces époques nomades dont la connaissance leur était venue de plus âgés qu’eux.
C’est la Grande Compagnie de la baie d’Hudson qui a semé le poison de notre existence en établissant sur la côte des postes de traite. Les Indiens n’ont plus chassé pour leur propre subsistance, ils ont piégé pour le troc des fourrures qui a fait entrer en eux le germe du mal. Pour vivre plus près des magasins dont ils étaient devenus dépendants, ils se sont établis. Ils ont eux-mêmes creusé la tombe que les Blancs devaient sceller en créant les réserves. Devenus gibier sans défense, les Indiens trappeurs sont tombés dans le piège tendu par les Blancs.
Les commis de la Compagnie ont dit : « Ne perdez pas votre temps à chasser pour la viande, nous avons de meilleures denrées à vous donner en échange des fourrures. » Et nous avons passé nos hivers à trapper pour la fourrure, à nettoyer et à traiter les peaux des renards, castors, fouines, rats musqués et autres bêtes. Tout ce travail a modifié l’équilibre de la nature et apporté de l’or dans les caisses de la Compagnie. Nous avons mangé de moins en moins de castors, d’outardes, de poissons et de baies sauvages. Nos enfants ont perdu l’habitude de cette provende qui venait des lacs, des rivières, des bois et qui contenait la force du vent, du soleil et du ciel. Ils ont mangé la nourriture de l’homme blanc et n’ont plus la vigueur et la résistance que nous avions jadis. Nos enfants ne sont plus les mêmes hommes que nous et les enfants de leurs enfants auront complètement rompu avec la sève qui monte en abondance de notre terre.
Aujourd’hui, les postes de la Grande Compagnie ne nous vendent plus le thé en vrac, le sucre, la farine en grands sacs, ils ne nous proposent plus des produits sains. Ils nous vendent du jello, du thé parfumé en minuscules sachets, du pain moisi sous son enveloppe transparente, des boîtes de Seven-Up, des jus colorés, des tas de conserves. Les mères et les grands-mères ne savent pas ce qui est bon pour les petits. Et les petits se gavent de chips et de biscuits pour chiens. Car les Blancs fabriquent des pâtisseries spécialement pour les chiens. Et ils nous les vendent.
Jadis, toutes les femmes savaient ce qui était bon pour les enfants. Jamais une mère n’aurait proposé de la viande de vison ou de renard, ni celle du lynx, encore moins le foie de l’ours blanc qui est le plus terrible des poisons. Les jeunes femmes ne savent plus ces choses, elles n’ont pas appris à reconnaître ce qui est pareil au foie de l’ours sur les rayons des comptoirs.