33

La tempête s’est levée vers le milieu de la nuit. Une neige d’une rare densité s’abat sur la taïga, pétrie par un Nordet qui hurle sur tout le pays. La tourmente se lève très loin, sur les glaces du Groenland. Elle traverse la mer et la terre de Baffin, elle balaie le détroit d’Hudson et la baie d’Ungawa pour aborder au Royaume du Nord qu’elle attaque de plein fouet avec une rage exceptionnelle. Les bêtes qui l’ont sentie venir se sont terrées. Les Inuits et les Indiens aussi qui l’avaient prévue, mais les Blancs sont surpris. À la mi-novembre, une pareille furie du ciel plaque l’hiver d’un coup sur la terre comme une énorme gifle. Dans les villages, tout se recroqueville au chaud des maisons. Sous leur wigwam, les vieux Wabamahigans écoutent le ciel en entretenant leur feu qui dévore.

Sur tous les chantiers de la baie James, quatre mille hommes éparpillés dans la taïga luttent contre la tornade pour préserver le matériel. Partout, des camions sont bloqués, des machines arrêtées, des convois aveugles roulent au pas jusqu’à devoir s’immobiliser en pleine forêt. Pas un avion, pas un hélicoptère ne peut prendre l’air.

Un mur blanc s’est soudain dressé qui va de la terre grise aux nuées grises invisibles.

À Saint-Georges-d’Harricana, c’est l’obscurité presque totale. Seules quelques voitures sèment des lueurs dans les tourbillons. Des lignes sont coupées, des poteaux arrachés. Le téléphone est muet.

Jusque sur la vallée du Saint-Laurent, l’ouragan déferle en écrasant la forêt. À Montréal comme à Québec, à Trois-Rivières comme à Ottawa, les rues appartiennent tout entières aux éléments en furie. Des voitures roulent pourtant, des gens courbés en deux s’engouffrent dans l’entrée des immeubles. Ceux qui vivent ou travaillent en haut des tours ne voient plus les lumières de la terre, seulement le défilé vertigineux de la neige folle.

De tout le Labrador, de tout le Royaume du Nord, du Québec comme de l’Ontario, les seuls qui ne voient rien de la tempête sont les mineurs de fond et les travailleurs des grands chantiers qui, déjà, ont creusé d’immenses galeries dans la roche. Sous ces voûtes où l’on pourrait bâtir des cathédrales, des machines grosses comme des immeubles de trois étages attaquent la montagne. Des grues emplissent les bennes de camions de trois cents tonnes qui s’en vont dehors vider leurs chargements. Les chauffeurs ont tant vu de tempêtes que c’est à peine si le rythme de leur ronde se ralentit. Quand ils regagnent à vide le tunnel, la neige par paquets tombe de leur carrosserie, les roues plus hautes qu’un homme transforment le sol en bourbier. Les ouvriers au casque bleu posé sur les passe-montagnes de laine continuent leur travail. Ceux de l’extérieur luttent pour tenter de réparer ce que brisent les rafales de plus en plus violentes. Les antennes de radio et les relais sont emportés, les lignes de téléphone brisées.

Pourtant, on ne sait comment, un message est parvenu de Montréal jusqu’au fond des immensités glacées. Il vole d’un chantier à l’autre, de baraquements en dortoirs, de bureaux en camions comme si un vent du Sud parvenait à remonter le torrent de la tornade. Quelques mots hachés que nul n’est certain d’avoir bien compris et qu’on hésite à colporter tant l’ordre paraît insensé : « Arrêt immédiat des travaux. Arrêt immédiat des travaux… »

Des milliers de travailleurs se regardent, s’interrogent.

— Impossible !

Vers le milieu de ce jour qui semble charrier la nuit de l’aube vers la nuit du crépuscule, des hommes qui ont lutté des heures contre la neige rugueuse comme du sable et un vent qui les oblige à s’accrocher aux buissons réussissent à rétablir une liaison téléphonique. Les chefs de tous les chantiers sont à l’écoute. Ils attendent le message que lance un homme depuis un bureau de Montréal lui aussi assiégé par la tempête.

— Décision de justice. Ordre d’arrêter immédiatement tous les travaux, sauf la maintenance du matériel et la subsistance du personnel sur place.

À peine le message est-il reçu qu’une bourrasque plus brutale que les autres arrache à la taïga une poignée d’arbres dont elle balaie de nouveau les fils et les poteaux.

Et le vent seul continue de parler.

Maudits sauvages
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