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Lorsque Mestakoshi ouvre la porte de la salle paroissiale, le chahut est à son comble. Les quelques personnes qui le voient entrer se taisent et s’assoient. Les autres, pour la plupart debout sur les chaises et les bancs, continuent de crier. En face, sur une estrade, très serrés les uns contre les autres, il y a le Conseil à droite, puis les cinq Blancs. Le ministre est à côté de René. Tous ont desserré leur cravate et déboutonné leur col de chemise. Bruns ou pâles, tous les visages sont luisants. Les regards farouches ou inquiets. Le sol est jonché de boules de papier. Des guirlandes déchirées pendent du plafond. Des gens sont debout sur les côtés, dans les encoignures des fenêtres et devant la porte à laquelle ils tournent le dos. À deux pas du chef Mestakoshi, une jeune femme hurle d’une voix stridente :
— On prendra des fusils pour tirer sur vos barrages !
Mestakoshi s’avance, pose sa grosse main sur le bras de la furie et serre à faire mal. Prête à mordre, la femme se retourne. Instantanément, la haine dans ses yeux se mue en frayeur. Ses lèvres tremblent. Posément, le chef dit :
— Va t’asseoir.
Elle se faufile et s’éloigne. En quelques instants, tout le monde découvre le vieux chef que suivent Népeshi, Makwa et Kinojé. Le silence se fait. Il est tout de suite tendu. Épais comme la fumée bleue qui flotte sous les globes électriques. Le ronflement de la génératrice devient énorme. Les autres vieux arrivent, un peu essoufflés, avec l’institutrice. D’une voix très enrouée, René lance un ordre. Il se fait un remue-ménage dans les premiers rangs d’où sortent des chaises qu’on aligne au pied de l’estrade. Les vieux vont y prendre place, sauf le chef, le chaman et Népeshi qui montent sur l’estrade. Le ministre et les siens se lèvent. Avant de s’avancer vers eux, le chef se retourne, cherche Denise Rafard à qui il fait signe d’approcher. C’est seulement quand elle l’a rejoint qu’il fait les deux pas qui le séparent encore des Blancs. Sa démarche et ses gestes sont mesurés, comme ralentis par l’épaisseur du silence moite qui écrase l’assemblée. Il serre les mains qu’on lui tend.
Le ministre est à peine plus petit que le vieux chef. Il a un visage plein, un front haut et des cheveux noirs tirés en arrière. Son regard brun est franc. Il sourit. Sa main est solide. En français, très lentement, il explique :
— Mlle Rafard nous a déjà aidés. Elle va traduire. Elle connaît la langue des Wabamahigans bien mieux que mon interprète.
L’homme à lourdes lunettes qui se tient en retrait dit dans la langue de Mestakoshi :
— C’est vrai, moi je n’ai jamais eu la chance de vivre à Odenamanitak.
— Tu peux venir vivre avec nous, réplique le chef. Denise Rafard te dira qu’ici la vie est bonne.
La traduction faite, le ministre lance :
— La vie est bonne à condition qu’on n’oblige pas les prisonniers à manger du poisson pourri.
La salle se met à rire. Le rire tombe dès que Mestakoshi lève la main. Les visages se referment aussitôt.
— Tu n’es pas prisonnier, tu es invité. Si tu as faim, nous te donnerons la meilleure part de ce que nous avons de meilleur. Tu n’as pas fait tout ce chemin sur ton oiseau pour être ici dans la colère.
— Je suis heureux de rencontrer les anciens et de constater qu’on ne m’a pas menti en me parlant de la grande sagesse du chef Mestakoshi.
Pendant que l’institutrice traduit, il y a quelques murmures. Le vieux chef les fait taire. Il hoche la tête. Le ministre dit encore :
— Je suis venu jusqu’à toi parce que tu es mon aîné. C’est à moi de me déplacer. Et toi, tu refuses de venir où nous vivons. Je suis venu en ami, en toute confiance. Sans police pour me protéger. Je suis là pour parler avec toi et conclure une entente.
Le chef répond calmement :
— Je ne suis pas venu ici pour parler. Je suis venu parce qu’on m’a dit que tu n’étais pas accueilli comme tout visiteur doit être accueilli.
Il y a quelques rires et des murmures que Mestakoshi arrête d’un regard tandis que l’institutrice traduit. Le ministre rit et dit :
— J’ai bien pensé que ce n’était pas la coutume de ton peuple. Mais je voudrais que tu écoutes et que ton peuple écoute ce que j’ai à dire à propos des travaux.
Mestakoshi fait non de la tête avant même que la traduction ne soit achevée. Puis, toujours avec le même calme, la même hauteur, il répond :
— Je sais que vous avez entrepris des barrages et des routes sur nos terres. La seule chose que je vois, c’est que vous l’avez fait sans nous demander la permission.
Il y a des grondements. Une houle secoue les têtes. Le chef fait un geste de la main comme s’il voulait assommer un lièvre et il tranche net les murmures.
— Je suis venu pour en parler, dit le ministre.
Le chef Mestakoshi montre l’estrade jonchée de papiers, la salle dont la décoration a été arrachée et la houle des têtes.
— On ne parle pas de choses importantes en un lieu souillé par la colère. On ne parle pas de choses importantes après avoir crié et menacé ou après avoir subi des menaces. Les têtes ne sont pas habitées par l’esprit de clarté.
Le ministre se penche vers un de ses compagnons et parle bas avec lui, puis, se tournant vers Mestakoshi, il dit :
— Dans une heure, le fleuve n’aura plus assez d’eau pour que mon hydravion puisse s’envoler. Si tu peux nous héberger et nous assurer ta protection, nous resterons ici.
Mestakoshi n’a pas à réfléchir pour répondre :
— Tu ne risques rien ici.
Le ministre le sonde du regard quelques instants.
— J’aimerais dormir sous ton toit.
Il y a des rires.
— Mon toit est le wigwam.
— J’aimerais dormir sous ton wigwam.
Avec beaucoup de gravité, le chef dit :
— Ce sera un grand honneur pour moi et pour mon peuple.