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— Tu auras un beau ciel pour t’envoler chez toi, dit Mestakoshi.
Les quatre compagnons du ministre et l’institutrice sont très tôt devant le wigwam où les femmes ont allumé un feu pour le thé et la cuisson d’une banique fraîche. Tout le monde mange. Des femmes et des enfants font cercle autour. Aucun homme n’est venu. Le traducteur à moustaches et à lourdes lunettes laisse parler l’institutrice.
— Je ne vais pas chez moi tout de suite, dit le ministre, je vais à Poste-de-la-Baleine voir ton ami Newata, et après j’irai encore à Wemindji, à Estamain, à Fort-Rupert.
Quand il prononce certains noms, les Wabamahigans sourient. Il poursuit :
— J’espère que partout je rencontrerai des hommes aussi courtois que toi, chef Mestakoshi.
Le vieux hoche la tête. Il sourit à peine pour répondre :
— J’espère qu’il y aura partout des chefs pour te recevoir dignement, et pour te dire qu’ils veulent absolument laisser aux seuls castors le soin de construire des barrages sur nos rivières.
— Je suis certain que tu n’as pas dit ton dernier mot, chef Mestakoshi. À présent que nous pouvons nous comprendre, je vais t’expliquer ce que nous voulons faire, et aussi ce que mon gouvernement propose en échange du droit d’utiliser l’eau des lacs et des rivières. Tu dois savoir…
Mestakoshi lève la main droite. Son regard est lourd d’autorité. Le ministre se tait. Le vieux chef prend son temps, boit un peu de thé et dit :
— Tu as dormi sous le wigwam avec nous, tu es notre ami. Je voudrais que tu restes notre ami. Que tu n’essaies jamais de t’appuyer sur notre amitié pour tenter de me faire vendre ma mère. Moi, je n’ai rien à savoir de ta volonté, mais toi, tu dois savoir que je ne céderai pas. Je mourrai sur cette île. Dans la terre de Kinomanitak mes os iront rejoindre ceux de mon père et du père de mon père. Si tu essaies de tuer Sipawaban et que la Longue Île soit emportée par les eaux, c’est que notre amitié aura été trahie et les survivants de mon peuple sauront que tu avais la langue fourchue. Je te donne mon amitié, je te demande de la garder forte et belle.
À mesure que l’institutrice traduit, le ministre hoche la tête. Son regard ne quitte pas celui du chef Mestakoshi.
Lorsque la traduction est terminée, il a un geste des mains qui retombent sur ses genoux.
— Je ne peux pas t’obliger à m’écouter. Je ne peux que regretter pour ton peuple et pour toi que tu refuses d’examiner ce que nous vous offrons. Je te remercie de ton hospitalité. La plus grande joie que tu pourrais me donner serait ta visite chez moi. J’ai dormi sous ton toit, j’aimerais que tu viennes dormir sous le mien. Tu réfléchiras à ma proposition. Si tu décides de l’accepter, Denise Rafard me le fera savoir. Un avion viendra te chercher et te posera tout près de chez moi. Tu suivras exactement le chemin que prennent les outardes pour s’en aller au cap Tourmente.
Le ministre se tait. Mestakoshi le remercie et tous se lèvent.
— Nous irons avec toi jusqu’au fleuve.
Ils partent. Mestakoshi et le ministre en tête, avec l’institutrice à leur gauche et le traducteur à leur droite. Suivent les vieux et les compagnons du ministre, puis les femmes qui étaient venues voir et les enfants. À mesure qu’ils traversent le village, le cortège grossit. Dès qu’ils sont en vue du fleuve, ils découvrent des hommes et quelques enfants sur la rive, près du feu allumé par Kinojé et Makwa. Le pilote et le radio sont là et bavardent avec eux. Quand le ministre arrive, le radio dit :
— Je viens d’avoir le chef de police de Matagami, il n’a pas pu parler aux chefs des villages où nous allons. Tous sont à la pêche. Il conseille de retourner à Matagami pour attendre qu’il ait joint les chefs. Il dit que seuls les chefs peuvent répondre de notre sécurité.
— Non, dit fermement le ministre. Je n’ai pas de temps à perdre. Je vais où j’ai prévu d’aller.
Denise Rafard a traduit à l’oreille de Mestakoshi qui dit au ministre :
— Chez nous, il faut avoir le temps. C’est toujours en voulant courir que le chasseur perd la trace qu’il suivait. Attends que les chefs soient de retour. Je sens que leur pêche touche à sa fin.
— Tu as la sagesse, dit le ministre en prenant la main du vieux chef.
Au moment où ils se séparent très émus l’un et l’autre, Mestakoshi prend des mains d’Adé qui l’a apporté un gros rouleau de fourrure tenu par des lacets de cuir. Il le tend au ministre et dit :
— Si tu es tenté de trahir notre amitié, dors sur cette peau d’ours où tu as dormi chez moi. Elle enlèvera durant le silence de la nuit les mauvaises idées que le bruit de la journée aura fait entrer dans ta tête.