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Les vieux Wabamahigans ont presque terminé leur repas lorsque Kàg, leur unique chien, se met à gémir. Il se lève, frétille, pousse un coup de gueule et va vers la peau d’orignal qui ferme l’entrée. Il se retourne. Son œil brun interroge le vieux chef qui dit :
— Va !
— Qu’est-ce qu’il peut bien avoir senti ? demande Makwa.
— Vincent.
— À pareille heure ?
— Si ce n’est pas mon petit, fait le chef, c’est que ce chien est devenu fou.
Leur dernière chienne est morte en mettant bas une portée de six chiots mort-nés. Et c’est Vincent qui leur a apporté Kàg, le porc-épic, baptisé ainsi à cause de son poil brun tout raide, hérissé sur son dos comme s’il vivait dans une colère permanente.
Mestakoshi sort. La nuit est assez sombre en dépit des étoiles et d’une lueur qui ébauche à l’Ouest une aurore boréale. À quelques pas du wigwam, le feu du fumoir à viande se consume lentement. Amo qui sort rejoindre le chef s’en va lentement remuer les braises qui rougeoient. Elle pose dessus de la mousse et du bois mouillé. Elle revient et dit :
— Demain au milieu du jour, la viande d’oie sera prête. Restera le poisson qu’on a mis après.
Le chef s’est assis sur une souche qui sert de plot. Il écoute la nuit très musicale.
— Où est Kàg ?
— Parti vers le fleuve.
Amo rentre.
Le chien avait dû pressentir l’arrivée de son ancien maître bien avant que le vent ne lui apporte le moindre bruit ou la moindre odeur, car Mestakoshi doit attendre longtemps avant de l’entendre débouler sur la piste qui conduit à l’embarcadère. Il vient tourner devant lui avec un petit gémissement de joie puis repart aussitôt. On entend bientôt la voix du jeune homme qui lui parle comme il parlerait à un ami.
Le vieux chef se lève. Il serre contre sa poitrine ce garçon plus haut et plus large que lui. Il le flaire et il dit avec un rire que l’émotion fait trembler :
— Tu sens le Blanc.
— J’ai fait laver mon linge à la laverie.
Une ombre s’avance. Le vieux chef reconnaît Hervé à sa haute taille et à sa démarche souple. Il dit :
— Seul un malheur peut vous conduire ici à pareille heure.
— C’est un malheur, dit Hervé. Il faut que je t’explique.
Mestakoshi les fait entrer. Amo dit :
— Vous tombez du ciel, je n’ai pas entendu de moteur.
— Tu sais bien que quand le courant porte assez, on coupe le bruit loin en amont.
Ils prennent place autour du foyer. Le vieux chef examine Vincent. Le visage du garçon est sombre, fermé. Il a pour eux de petits regards rapides, comme s’il n’osait pas. Les vieux sont tendus. Hervé semble un peu plus calme. Il tire de sa poche trois journaux. Il en pose deux par terre à côté de lui et déplie l’autre. Il le replie de manière à ne laisser voir qu’un titre et la photographie qu’il surmonte.
— Passez au chef Mestakoshi.
Il tend le journal à Makwa. La feuille voyage de main en main et les regards qui s’y posent au passage sont horrifiés ou incrédules. Hervé déplie et replie de la même manière les autres journaux qu’il tend l’un à sa droite l’autre à sa gauche en disant :
— Regardez, c’est pareil sur tous.
Sur les lèvres qui se desserrent à peine il n’y a qu’un mot :
— Caribous !
Les photographies représentent une rivière dont la berge est couverte de cadavres de caribous. Sur l’un des journaux, on voit toute la largeur du cours d’eau où sont posés deux hydravions. Sur un autre, un bateau est engagé du nez entre les bêtes au ventre gonflé et des hommes contemplent le spectacle. Tous les caribous sont sur le flanc, certains ont la moitié du panache enfoncé dans la vase.
Personne n’ose rien dire, seuls les regards interrogent qui vont des journaux au visage de Vincent et d’Hervé.
— C’est la Caniapiscau, dit Hervé. L’Hydro a ouvert un déversoir juste au moment où les caribous traversaient en amont d’un rapide. On pense que plus de vingt mille bêtes se sont noyées.
Les vieux restent sans voix. Les photographies ne montrent que quelques centaines de bêtes et le chiffre avancé par Hervé les dépasse. Il s’en rend compte et reprend :
— Vingt mille. Un grand grand troupeau. C’est plus qu’un chasseur de notre peuple peut tuer dans le temps de sa vie même s’il devient centenaire.
Les vieux continuent de s’entre-regarder en hochant la tête et Hervé ajoute :
— Vingt mille, vous les verriez passer durant toute la journée et toute la nuit. De mémoire d’Indien, jamais ne s’était vue pareille noyade.
Les vieux sont écrasés. Chacun essaie de se représenter ce troupeau en migration, ces bêtes engagées dans la traversée de la Caniapiscau au moment précis où l’eau monte. Mais comment imaginer pareille crue ?
Le vieux Mestakoshi hoche la tête longuement. Sa voix est sourde.
— L’Esprit du Mal a posé sa griffe sur notre terre. Il est comme le carcajou, il tue pour tuer. Il y aura d’autres noyades de caribous et bien des malheurs plus grands encore quand les castors qui sont notre seule richesse périront.
Hervé attend que le vieux se taise pour dire :
— Chef Mestakoshi, je ne suis pas venu pour t’entendre annoncer d’autres malheurs, mais pour que tu nous aides à leur barrer la route.
Le visage du vieillard se plisse davantage. On ne saurait dire s’il sourit ou s’il va se mettre à pleurer.
— Tu viens bien tard, chef Otikwan. Tu étais avec les autres pour vendre notre terre aux Blancs.
Hervé serre les lèvres. Les muscles de ses mâchoires roulent et tendent sa peau. Il réprime un mouvement d’impatience.
— Chef Mestakoshi, tu es le doyen de tous les chefs indiens. Si tu ne viens pas avec nous voir les caribous noyés, si tu ne dis pas aux Blancs ce que tu en penses, les Blancs auront la partie belle pour prétendre que ce n’est pas grave. Certains affirment déjà que les barrages ne sont pour rien dans l’affaire. C’est à ceux-là qu’il faut parler de la fin des castors et des autres drames que tu sens venir.
Le vieux chef regarde Népeshi, Makwa et Kinojé. Chacun fait de la tête un oui imperceptible.
— Nous irons.
— Non, dit Hervé. Pas tous. Toi et Népeshi, c’est tout. On ne peut pas embarquer tout le monde.
— Nous irons à deux canoës.
Sans s’énerver, Hervé explique qu’ils doivent aller en hydravion. Ils ont obtenu du ministre qu’un appareil vienne les chercher et les pose sur la Caniapiscau. À mesure qu’il parle, la stupeur envahit le visage du vieux chef. Népeshi semble beaucoup plus intrigué qu’effrayé. Lorsque Hervé se tait, le chef Mestakoshi lance :
— Tu veux notre mort !
— J’ai pris plusieurs fois l’avion et je suis bien portant. Ton fils l’a pris aussi.
— Nous monterons en canoë, nous avons encore des bras.
— Avec les barrages, les portages seront très longs…
— Nous avons encore des jambes et des épaules.
— Il faudrait plus de dix jours, les pluies ont gonflé le courant. Dans dix jours, il n’y aura plus de caribous. Plus personne vers qui vider ton cœur.
Il se tait. Avant que Mestakoshi ne réponde, Népeshi se hâte de dire :
— Nous sommes trop près de la mort pour avoir peur de leur avion.
— Je veux mourir sur ma terre.
— Le pays de la Caniapiscau est aussi notre terre.
Le vieux chef fait du regard le tour du cercle comme pour chercher une aide qui ne vient pas. Alors, le visage bouleversé, de sa voix d’incantation, il se met à parler :
— Jamais les Indiens n’ont eu l’idée de s’envoler vers les nuages. Ils savent que seule leur âme est destinée à prendre le chemin du ciel quand leur corps prendra celui des profondeurs de la terre. Il faut l’orgueil démesuré de l’homme blanc pour fabriquer des oiseaux de métal capables de s’élever jusqu’aux nuées. Jamais un Indien ne devrait accepter de monter dans ces oiseaux de feu pour narguer les orages. C’est une insulte au grand calme du ciel et à la pureté du vent. Il n’est pas possible que le Grand Esprit regarde une chose pareille et ne soit pas animé du désir de punir ceux qui se moquent des règles établies depuis la nuit des temps. Tiska la Sibérienne est venue jusque sur ces terres où nous vivons en suivant le Loup blanc sur les pistes de glace et de neige, jamais Wabamahigan qui détenait la toute-puissance n’a songé à entraîner notre mère à tous vers la route invisible des grands oiseaux migrateurs. À ne plus respecter les lois des Dieux, les hommes attireront sur eux leur colère.
Au dernier mot, le vieillard se tasse, comme épuisé. De nouveau son regard quête une approbation. Le silence s’éternise. Personne n’ose souffler mot. Puis, avec dans l’œil une flamme qu’on ne lui avait pas vue depuis des lunes, le chaman lance :
— Si on veut me porter jusqu’à leur avion, j’irai. Et je saurai ce qu’il faut dire aux assassins de notre terre.