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L’image était certes grise et floue – comme un cliché plongé dans un bain –, mais ensuite, les couleurs et le relief revinrent. Affalé sur une chaise comme un homme ivre, Tron reconnut Haslinger à l’autre bout de la table. L’ingénieur tenait le revolver de Sivry dans sa direction et le regardait avec un plaisir non dissimulé.
En relevant la tête, le commissaire constata que la pièce principale du palais Da Mosto était beaucoup plus petite que la salle de bal des Tron. Contre le mur de gauche, il y avait un énorme vaisselier florentin sur lequel était posée une statue de Marie d’un mètre de haut environ, une magnifique sculpture en bois du XVe siècle, pleine de grâce. Les trois fenêtres du mur d’en face, entièrement recouvert de bois sombre dans un goût tout à fait étranger à Venise, donnaient sans doute sur le Grand Canal.
Par son usage privé, le directeur de la filiale autrichienne de l’Imperial Continental Gas Association ne semblait pas faire grand cas de l’éclairage, car il n’utilisait même pas de lampes à pétrole. La lueur de deux douzaines de bougies se combinant avec les tons sombres du lambris jetait sur la table une fine patine cuivrée. Lorsque Haslinger ouvrit la bouche, sa voix nasillarde fit l’effet d’une rayure sur cette belle surface polie :
— J’avais prié Milan de brider ses forces, dit-il en jetant un coup d’œil sur le domestique en livrée qui se tenait près de Tron. Le coup devait seulement vous mettre hors de combat le temps qu’on s’empare de votre arme.
Du coin de l’œil, le commissaire nota qu’il avait eu de la chance que le domestique retienne son coup. C’était l’homme le plus grand qu’il ait jamais vu. Il devait le dépasser d’au moins trois têtes et avait les épaules si larges qu’il était sans doute obligé de passer les portes en biais. Se battre avec lui aurait été pure folie. Tron regarda alors Haslinger droit dans les yeux.
— Qu’avez-vous l’intention de faire ?
Il fut surpris de constater combien sa voix paraissait calme. Le pervers criminel sourit :
— Je pensais qu’on pourrait boire un petit verre. Entre amis. Et parler de ce qui s’est passé. Je trouve que c’est la méthode la plus sympathique.
L’ingénieur désigna une bouteille et un verre remplis d’un liquide jaunâtre, posés sur la table à côté d’un chandelier dont la flamme tremblotait à chacune de ses paroles.
— Du rhum de Jamaïque. Ça brûle comme du pétrole, mais c’est excellent.
— Pourquoi me dites-vous cela ?
— J’aimerais que vous vidiez ce verre. Pour vous faciliter les choses. Un coup de feu en plein cœur est une agréable façon de mourir. On perd connaissance avant que les douleurs ne commencent. Mais je souhaite aussi que vous restiez tranquillement assis sur votre chaise au moment où je tirerai.
Haslinger sourit à nouveau. Cette fois, son sourire était vrai, puant de triomphe, et le commissaire comprit soudain pourquoi il n’avait pas été tué sur-le-champ.
— Je ne vous ai pas tué sur-le-champ, déclara-t-il comme s’il lisait dans ses pensées, parce que je voulais vous donner les derniers détails qu’il vous manque.
— À savoir ?
Haslinger désigna le rhum de la pointe du revolver.
— Buvez, commissaire, et je vous raconte tout. Sinon…
Il enclencha le chien. Tron porta le verre à ses lèvres, but une gorgée (mince, pourquoi en avait-il pris une si grande ?) et sentit le rhum lui brûler le gosier, descendre le long de l’œsophage comme une boule de feu et exploser dans son estomac. Pendant un instant, il fut incapable de respirer, mais quand il eut repris son souffle, la panique qui lui martelait jusque-là les tempes avait disparu. Pour le moment, au moins, il avait à nouveau les idées claires.
À vrai dire, il savait aussi que l’effet ne serait pas de longue durée. Il avait bien trop peu dormi et n’avait presque rien mangé dans les douze dernières heures. Il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’il soit ivre mort. Combien de temps lui restait-il ? Un quart d’heure ? Une demi-heure ? Cela dépendait évidemment de la quantité d’alcool qu’il serait contraint d’ingérer. Dès le deuxième verre, le rhum le mettrait K.O. comme un coup de punching-ball et Haslinger n’aurait même plus besoin de l’abattre.
Devait-il essayer de se pencher à toute vitesse et lui envoyer le chandelier à la tête ? Ou le frapper avec la bouteille, reprendre son revolver et ensuite menacer le géant… ? C’était absurde. Cela ne marcherait jamais. Haslinger se reculerait en riant. C’était exactement ce qu’il lui fallait pour s’amuser avant d’appuyer sur la détente.
— Que voulez-vous préciser ?
— Qu’à partir d’un certain moment, je n’avais plus le choix.
— À partir de quand ?
— De la mort de la jeune femme.
L’assassin se tut en fixant la nappe, puis reprit sur un ton brusque :
— Je ne voulais pas la tuer, commissaire. Ce fut plus ou moins un… accident. Mais après, il fallait bien que je m’en défasse. Dans le couloir, j’ai aperçu une porte ouverte. Tout d’abord, j’ai cru que c’était une cabine inutilisée, mais ensuite, j’ai découvert un corps sur le lit. Avec deux trous dans la tempe. C’était si irréel que je ne me suis même pas demandé qui avait tiré. Au moins cette cabine constituait-elle le lieu idéal pour me débarrasser du cadavre.
— Saviez-vous que le conseiller avait dans sa cabine des papiers que Pergen voulait à tout prix se procurer ?
— Non, répondit-il en ricanant. Mais Pergen fut assez sot pour me le dire ! Il m’a expliqué en détail de quoi il retournait et qu’il était fichu si jamais ces documents tombaient en de mauvaises mains.
— Mais vous saviez qu’il était corrompu, quand même ?
— Bien entendu. Mais je ne connaissais pas les détails et je n’avais pas de preuves.
— Le colonel voulait que vous lui donniez les papiers ? Exact ?
— C’est cela. Il m’a proposé un marché. Il me couvrait, et en échange, je lui donnais les documents.
Il hésita un instant, puis reprit :
— C’était du chantage.
— Donc, vous avez été obligé de faire comme si vous les aviez ?
— Oui. Sauf qu’il se doutait que je mentais. Sinon il n’aurait pas lancé de recherches.
— Vous deviez donc vous attendre à ce qu’il trouve les documents quelque part ?
L’ingénieur fit un signe de la tête.
— En effet. Le cas échéant, le danger était pour moi que Pergen…
— … vous crée des difficultés, lui coupa-t-il la parole.
— Des difficultés considérables ! Je ne pouvais en aucun cas courir ce risque. Quand il a arrêté la femme de ménage, jeudi, j’ai tout de suite su que je devais agir.
— Quelle femme de ménage ?
— Vous n’êtes pas au courant ?
Tron secoua la tête. L’assassin rit.
— C’est la femme de ménage qui avait emporté les documents ! Elle a essayé de le faire chanter. Dès lors, Pergen savait que je n’avais pas les papiers.
— Et par conséquent, il devait disparaître.
Haslinger haussa les épaules d’un air désolé.
— Je ne pouvais pas exclure qu’il me fasse trancher la tête. D’ailleurs, cela vaut également pour vous, ajouta-t-il. Je suppose que vous savez pourquoi j’ai été contraint de le tuer chez vous ?
— Pour orienter les soupçons sur moi. Pour que ce soit moi qu’on arrête. Parce qu’on se méfie de mes convictions politiques.
— Exact ! Mais votre arrestation ne suffisait pas. On vous aurait intenté un procès et vous auriez parlé. Vous voyez, votre arrestation n’était – disons – qu’une étape intermédiaire.
Il souriait avec complaisance.
— Avez-vous vraiment cru que c’était un hasard que la lucarne de votre prison soit ouverte ?
Tron sentit la chaleur lui monter au visage.
— Vous voulez dire que c’est vous qui… ?
Haslinger hocha la tête.
— Le lieutenant Bruck me devait depuis longtemps un petit service. Il vous a donc fait conduire dans une cellule d’où vous pouviez sortir. Je me doutais que vous courriez aussitôt au palais de la princesse. Et ensuite chez moi. En entrant – il se pencha en arrière et rit aux éclats – par une fenêtre mal fermée ! Vous avez réagi en tout point comme je l’avais prévu.
— Mais comment avez-vous su que j’étais sur votre piste ?
— Un pur hasard ! Hier, j’ai rencontré le lieutenant Bruck sur la place Saint-Marc. Il m’a confié que quelqu’un avait demandé à consulter mon dossier militaire aux archives centrales de Vérone – ce qu’il avait lui-même appris par hasard. Et ce quelqu’un ne pouvait être que vous !
Tron se garda bien de rectifier la déduction. Par égard pour l’impératrice.
— Dès lors, je figurais aussi sur votre liste, conclut-il. Tout comme le colonel et la princesse.
— En effet. Après avoir lu les actes du procès de Gambarare, vous connaissiez mes liens avec Pergen et avec Maria Galotti, expliqua Haslinger.
— Maria Galotti que vous avez reconnue à La Fenice.
— Que j’ai reconnue à ses yeux verts et à ses taches de rousseur. Dès que j’ai su qui était la princesse, j’ai compris ce qui s’était passé sur le navire.
— Je ne vous suis pas.
— La princesse a essayé de me tuer. Mais au lieu de cela, elle a tiré sur le conseiller.
— Je ne comprends toujours pas.
— Je vais vous expliquer, continua Haslinger en souriant. Mais seulement si vous êtes un gentil garçon.
Sa petite plaisanterie le fit rire. Puis il se pencha au-dessus de la table et remplit le verre sans lâcher le pistolet.
— Buvez, commissaire !
Cette fois, le rhum lui brûla moins la gorge que la première fois. Mais quelques secondes plus tard, il remarqua que la lucidité qui avait suivi la première gorgée était remplacée à un rythme effrayant par une sensation de tête lourde. Il estima qu’il lui restait tout au plus cinq minutes s’il voulait entreprendre quelque chose. En outre, il commençait à se sentir mal.
— C’est très simple, raconta Haslinger avec verve. C’est à cause des deux paquebots.
Il contemplait sa victime. Ses yeux brillaient – comme ceux d’un acteur lors d’une représentation palpitante où il est sûr de l’attention que lui accorde le public.
— L’Archiduc Sigmund et le Princesse Gisèle sont des navires jumeaux, continua-t-il. Ils se ressemblent en tout point. En temps normal, la princesse prend le second et elle occupe toujours la même cabine – à tribord au milieu du couloir. Je tiens cela du steward. Or ce soir-là, elle a découvert que j’occupais la quatrième cabine à droite, en venant du restaurant. Sans doute décida-t-elle alors de m’abattre. Pendant la tempête, elle est sortie de sa cabine, et par réflexe, elle est allée à droite. Elle a frappé à la porte de toutes ses forces. Comme je ne répondais pas, elle a tourné la poignée et constaté que la porte s’ouvrait. Alors, elle est entrée et a tiré deux coups sur l’homme allongé dans l’alcôve.
— Pourquoi était-ce le conseiller ?
— Parce qu’elle avait oublié qu’elle ne se trouvait pas sur le Princesse Gisèle ! Les cabines de l’Archiduc Sigmund sont numérotées en sens inverse. La sienne n’était donc pas à tribord, et celle de droite n’était pas la mienne. Par temps calme, elle aurait sans doute remarqué son erreur, mais dans ces conditions…
— En d’autres termes, la princesse a…
— … confondu les cabines !
Il riait à gorge déployée.
— Cela a dû lui faire un choc de me voir sur le pont, le lendemain matin !
— Elle savait donc que ce n’était ni Grillparzer ni Pellico qui avait tué le conseiller.
Haslinger hocha la tête en signe d’approbation.
— Elle croyait l’avoir assassiné elle-même. Et elle se douta à juste titre que c’était moi qui avais tué la jeune femme. Sans doute a-t-elle aussi lancé l’idée qu’un troisième passager était responsable des meurtres…
De la main gauche – il tenait toujours le pistolet dans l’autre –, il remplit le verre.
— Buvez, commissaire !
— Quand allez-vous m’abattre ?
— Juste avant que vous ne vous effondriez.
Il se pencha au-dessus de la table et fit une affreuse grimace. Son visage se trouvait maintenant juste derrière le chandelier. D’un geste lent, Tron prit le verre, et ce qui se produisit alors fut une initiative de son corps, ou plutôt de son bras. Aussi rapide qu’une mouette qui pique dans une vague pour y pêcher un poisson, il projeta d’un coup sec le rhum sur les bougies.