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Ils enroulèrent tout d’abord le colonel dans une nappe. Ensuite, ils remarquèrent qu’elle était brodée, comme toutes les autres, aux armes de la famille Tron. Donc, ils le déballèrent et le mirent dans un drap. Le commissaire avait espéré que cela aurait l’air d’un tapis, mais au bout du compte, le colis ressemblait à ce qu’il était, à savoir un cadavre enveloppé dans un drap.
Dans la petite ruelle pavée derrière le palais, il faisait noir comme dans un four. La neige amortissait certes le bruit des pas, mais Tron se faisait du souci à cause des traces qu’ils laissaient derrière eux. De plus, le corps semblait s’alourdir de seconde en seconde, de sorte qu’ils devaient le poser par terre à intervalles réguliers pour reprendre des forces. Dans la chapelle, la corde qu’ils avaient nouée autour du drap paraissait aussi épaisse qu’un câble, mais ce n’était en réalité qu’une mince ficelle qui leur incisait les doigts malgré leurs gants.
Arrivés dans la calle del Tintor, ils prirent sur la droite et traversèrent le rio dei Turchi. Quelques minutes plus tard, ils atteignirent la petite place devant l’église San Zan Degolà. Malgré l’obscurité, Tron distinguait devant eux une bande grise de plusieurs mètres – le quai.
Ils s’approchèrent du bord avec précaution en veillant à ne pas déraper à cause du poids de leur fardeau et à ne pas tomber dans l’eau. Le commissaire ne voyait qu’une surface noire d’où montait un souffle frais, mais il savait que l’eau du rio di San Zan Degolà bougeait : la marée descendante provoquait déjà un léger courant qui entraînerait le corps de Pergen dans le Canalazzo.
Alessandro et lui n’eurent pas besoin de se mettre d’accord. Ils déposèrent leur paquet dans la neige sur le rebord. Tron sentit que la corde se dénouait, mais cela n’avait plus d’importance. Ils poussèrent le corps. Le commissaire entendit un lourd claquement et imagina l’eau noire se refermant sur Pergen. Sa mère avait eu raison. Avec un peu de chance, le courant emporterait le cadavre à la dérive, et si personne ne le découvrait le lendemain, l’eau l’entraînerait peut-être même jusque dans la lagune. Une inhumation en mer. Il ne put s’empêcher de sourire en se retournant.
Il souriait toujours, même après avoir aperçu les soldats, car son cerveau refusa pendant une ou deux secondes de prendre connaissance de ce que sa rétine avait déjà enregistré. On aurait dit que la patrouille avait surgi de la neige. Il s’agissait d’un petit groupe de chasseurs croates qui formaient un demi-cercle menaçant et les aveuglaient avec leurs lanternes. Tout ce que Tron distinguait, c’étaient trois ou quatre faisceaux qui se croisaient et dans lesquels les flocons semblaient tomber moins vite, comme si le temps ralentissait.
— Vous venez de jeter quelque chose dans l’eau, constata sur un ton neutre une voix de l’autre côté de la lumière.
Les rayons s’inclinèrent. Tron pouvait voir celui qui avait parlé. C’était un jeune sous-lieutenant qui devait se demander à quoi servait de perdre son temps avec des gens qui venaient de se débarrasser de quelques ordures. Le commissaire réussit à esquisser un sourire coupable :
— Je sais que c’est interdit.
Le sous-lieutenant haussa les épaules :
— Ce sont vos canaux. Mais qu’est-ce que vous avez jeté ?
— Un chien.
Il était lui-même étonné de la rapidité avec laquelle il avait trouvé une réponse un tant soit peu plausible. Il se détendit légèrement.
— Et où ?
— Juste derrière moi.
Il n’aurait servi à rien de prétendre autre chose. Les traces dans la neige parlaient d’elles-mêmes. Le sous-lieutenant donna un ordre, et du coin de l’œil, Tron vit un soldat s’agenouiller et orienter sa lanterne dans la direction indiquée. Le faisceau lumineux oscilla de gauche à droite, dessina un huit sur le rebord du quai et s’immobilisa enfin. Ensuite, le soldat dit très vite et à voix haute quelque chose en croate que Tron ne comprit pas. À l’entendre, on aurait dit qu’il était effrayé, presque paniqué. Mais le geste qu’il faisait de l’index était calme : il voulait que son supérieur regarde ce qu’il venait de découvrir.
Le sous-lieutenant fit un pas vers le canal et se pencha avec prudence. Le commissaire tourna la tête, mais il ne put voir que le dos du chef et la bordure en pierre qui se découpait sur l’eau sombre du rio di San Zan Degolà. Puis le sous-lieutenant se releva et Tron reconnut alors dans ses yeux une expression qui ne lui disait rien de bon.
— C’est ça, votre chien ?
Le commissaire s’agenouilla, prit appui des deux mains sur le rebord en pierre, se pencha et regarda au-dessous de lui. Le colonel Pergen n’avait ni coulé ni été emporté par le reflux de la mer. Sans le savoir, ils avaient en effet jeté son corps dans une barque percée et attachée au mur de soutènement.
Le cadavre était tombé dos contre la toletière de sorte que la tête, les épaules et la gorge tranchée émergeaient. Le bras droit qui s’était dégagé du drap pendant la chute était ballotté à la surface de l’eau. On aurait dit que le colonel faisait signe de la main. Le monocle fixé à un ruban passé autour de son cou et la moustache taillée avec soin lui donnait un air martial malgré sa tenue. Cela ressemblait à la dépouille d’un officier en civil – ce qui n’était pas franchement étonnant.
Avant même que le canon ne lui touchât la tempe, Tron sentit le revolver du sous-lieutenant dirigé vers lui :
— Couchez-vous ! Tous les deux !
Un coup de pied le plaqua au sol. Le soldat qui l’avait frappé lui tira les bras dans le dos et les attacha. Puis le commissaire entendit le sous-lieutenant donner des ordres à ses hommes. Il préférait sans doute demander du renfort pour le transport du cadavre et des deux prisonniers.