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Tron avait glissé l’enveloppe non cachetée contenant la lettre de la princesse au général de division Palffy dans la poche intérieure de sa redingote. Au moment où il arriva sur la riva degli Schiavoni, le bruit du papier qui se froisse le tenta. Mais comme la confidentialité était pour lui une valeur sacrée, il se retint de lire le billet – quoique ces quelques lignes lui eussent sans doute fourni des informations précieuses sur leurs rapports.
Juste après le ponte della Paglia, il en était arrivé à la conclusion que, dans certaines circonstances, le secret de la correspondance ne s’appliquait qu’aux lettres cachetées. Il s’arrêta et lut ce qui était écrit. Il s’agissait quand même d’élucider un double meurtre…
Le message de la princesse confirma ses craintes. Elle entretenait avec le général de division des relations intimes :
Cher Palffy,
Auriez-vous l’obligeance de permettre au commissaire Tron de s’entretenir avec le sous-lieutenant Grillparzer ? Cela concerne un crime commis cette nuit sur un navire du Lloyd Triestino.
Le commissaire vous expliquera pourquoi le colonel Pergen ne doit rien apprendre à ce sujet.
Vous verrai-je demain soir chez les Contarini ?
Maria Montalcino.
La princesse se servait-elle de lui pour transmettre un billet doux ? Pendant une seconde cruelle, il imagina le général de division : grand, mince, la moustache fière, le regard brillant – bref, le tombeur de ces dames.
Vingt minutes plus tard, l’officier d’ordonnance auquel Tron avait confié la lettre de recommandation le priait d’entrer. En apercevant le général de division, le commissaire eut du mal à contenir un fou rire.
Palffy était tout sauf le tombeur de ces dames. C’était un homme grand et sec à qui Tron donnait une bonne soixantaine d’années. Son crâne dégarni était encadré par deux grandes oreilles décollées et bombées comme des voiles de bateau. On aurait pu le prendre pour un personnage de comédie si ses yeux, pétillants d’intelligence et d’humour, n’avaient pas dévisagé l’intrus avec curiosité.
Le colonel avança une chaise en bois exotique (en dérangeant le chat qui s’y était installé) et attendit avec politesse que Tron soit assis pour reprendre lui-même place de l’autre côté du bureau. Le général dit ensuite, sans la moindre introduction et comme si cela faisait déjà un moment qu’ils s’entretenaient :
— Vous lisez la Stampa, commissaire ?
Palffy parlait couramment l’italien, sa voix était chaude et distinguée. De la main, il désigna un journal italien posé devant lui qu’il venait manifestement de refermer. C’était un quotidien de Turin interdit à Venise, territoire autrichien. Pour sûr, Palffy le savait. Tron se demanda ce qu’il attendait de lui.
— La Stampa di Torino est à l’index, mon général, répondit-il par prudence. Nous sommes tenus d’en confisquer tous les exemplaires.
— Et à quel rythme cela se produit-il ?
— Vous seriez surpris de constater avec quel sans-gêne les gens dans les cafés de la place Saint-Marc lisent des journaux introduits en fraude…
— … que vos hommes confisquent, bien entendu !
— Évidemment.
— Et que faites-vous de ces exemplaires ?
— Le soir, ils sont rassemblés à la questure.
— Où vous les lisez vous-même…
Soudain, le général de division sourit. C’était un sourire franc et naturel. Tron constata que, contrairement à Pergen, Palffy lui était sympathique.
— Cela fait partie de mes obligations de service, confirma-t-il en souriant à son tour.
— Et avez-vous lu la Stampa de vendredi ?
Tron secoua la tête.
— Non, pas encore, mon général.
— Au cours de sa tournée en Lombardie, la semaine dernière, Garibaldi a été reçu par l’évêque de Crémone, continua Palffy d’un air songeur. Partout, il tient des discours enflammés et le public scande avec enthousiasme le mot d’ordre : « Roma e Venezia ! »
Il s’arrêta un instant.
— Pensez-vous qu’il va nous attaquer ?
— Il peut tout juste lever une armée de quelques centaines d’hommes.
— Il a bien conquis la Sicile avec un millier de soldats, objecta Palffy. De l’autre côté, ils étaient trente mille.
— Venise n’est pas Palerme. Et l’armée autrichienne ne saurait être comparée à celle du roi des Deux-Siciles. Garibaldi le sait. En outre, il lui faudrait le soutien de Turin. Or il n’est guère probable qu’il l’obtienne.
— Que disent les Vénitiens du voyage de Garibaldi en Lombardie ?
Tron se décida pour une formule diplomatique.
— On ne peut nier une certaine tendance à souhaiter le rattachement au nouveau royaume d’Italie.
— Et vous-même ? Vous pouvez parler franchement, commissaire.
Sans savoir pourquoi, Tron eut en effet le sentiment qu’il pouvait dire la vérité.
— Nous ne ferions qu’échanger la tutelle de l’Autriche contre celle de Turin.
— Et les référendums ? En Sicile et à Naples ? Ce ne sont pas des signes en faveur de l’unité italienne ?
— C’est un rejet des conditions de vie ancestrales, expliqua Tron, pas une déclaration d’amour.
— Sans Turin, il n’y aura pas d’unité politique.
— Peut-être. Mais si nous sommes rattachés à l’Italie, la Vénétie sera gérée par un préfet de Turin et le maire de Venise sera nommé par le roi.
— Vous pensez aux décrets d’octobre ?
Tron approuva d’un signe de la tête.
— C’est un net recul par rapport à la réforme de l’administration entreprise par Marie-Thérèse. Il n’y aura plus rien pour garantir l’autonomie des communes.
— Vous ne me paraissez pas être un grand patriote, commissaire, commenta le général en souriant à nouveau. Mais je suppose que vous n’êtes pas venu ici pour parler politique. La princesse m’écrit que vous souhaiteriez vous entretenir avec le sous-lieutenant Grillparzer.
— Il est là ?
— Non.
Le visage du général devint grave.
— Que s’est-il passé sur le navire ?
Tron lui exposa les faits. Il évoqua aussi les raisons pour lesquelles Pergen lui avait retiré l’affaire.
— Et que voudriez-vous apprendre de la bouche de Grillparzer ? demanda le général quand il eut terminé.
— Le sous-lieutenant occupait la cabine attenante à celle du conseiller. Peut-être a-t-il vu ou entendu quelque chose ? En outre, une dispute a éclaté dans le restaurant du bateau entre M. Hummelhauser et M. Grillparzer. Le steward prétend que les deux hommes se connaissaient.
Palffy se leva avec tant de vivacité que le chat qui s’était blotti à ses pieds s’enfuit d’un bond.
— C’est exact. Ils se connaissaient.
Il fit une pause pour soupeser les paroles qu’il allait prononcer. Tron le regarda lisser la veste de son uniforme, puis passer la main droite sur son crâne comme s’il avait encore des cheveux.
— Écoutez, commissaire, déclara-t-il enfin. Je n’aime pas m’étendre sur la vie privée de mes hommes. Mais la princesse semble souhaiter que vous poursuiviez vos investigations. Je ne sais pas pourquoi, mais en général, elle sait parfaitement ce qu’elle fait.
Palffy fit à nouveau une pause.
— Le sous-lieutenant joue, continua-t-il au bout d’un instant. Il a des dettes considérables. Il est interdit d’entrée au Ridotto. C’est pourquoi il fréquente maintenant des casinos clandestins.
— Ici ? À Venise ?
— J’avais demandé qu’on le mute, mais Toggenburg a refusé.
— Et où Grillparzer prend-il tout cet argent ?
— On lui fait crédit parce qu’il a convaincu toute une série de gens qu’il serait bientôt riche, que le frère de sa mère était un homme fortuné, mais gravement malade du cœur, et qu’il était son seul héritier.
Palffy chassa le chat qui s’était installé sur sa chaise et s’assit à nouveau. Puis il dit de manière aussi calme que s’il parlait de la pluie et du beau temps :
— On dirait qu’il a atteint son but : son oncle était le conseiller Hummelhauser.
Tron sentit son pouls s’accélérer.
— Le motif classique, dit-il. Estimez-vous possible que le sous-lieutenant ait tué son oncle ?
La réponse de Palffy ne se fit pas attendre :
— Ma carrière touche à sa fin en décembre prochain. Je ne crois pas avoir envie de réfléchir à cela. Vous trouverez Grillparzer au casino Molin.
— Le casino clandestin dans la sacca1 della Misericordia ?
— C’est cela, confirma le général. Mais il y a encore autre chose. Vous ne paraissez pas être au courant.
Le vieux militaire fit une petite pause.
— Moosbrugger a ouvert un bordel à bord de l’Archiduc Sigmund.
Pendant un instant, le commissaire fut convaincu d’avoir mal entendu. Mais Palffy poursuivit :
— À l’insu du capitaine, et avec un petit cercle de clients triés sur le volet : des conseillers auliques, des généraux, des archiducs. En règle générale, ces messieurs annoncent leur venue par télégraphe. Ces dames, elles, montent à bord avec un billet de deuxième classe et c’est Moosbrugger qui les introduit dans les cabines.
— Depuis quand cela dure-t-il ?
Le général de division haussa les épaules.
— Il paraît qu’au début, Moosbrugger fermait un œil quand des passagers de haut rang amenaient des filles. Puis un jour, il s’est décidé à prendre les choses en main. Je ne serais pas surpris que le conseiller fasse partie de ses clients.
— Mon Dieu, jamais je n’aurais cru cela possible !
Tron ne put s’empêcher de repenser à la maniaquerie du chef steward.
— Et comment dois-je procéder maintenant ?
— Allez parler au sous-lieutenant Grillparzer. Annoncez-lui que son oncle a été assassiné. S’il est le premier à avoir quitté le navire comme vous le dites, il ne devrait pas être au courant. Observez donc sa réaction.
— Mais comment entrer dans le casino ?
Tron savait qu’il y avait des douzaines d’établissements clandestins à Venise. Souvent, il fallait respecter certaines formalités si l’on voulait y avoir accès.
— Connaissez-vous la pension Seguso ?
Le commissaire fit oui de la tête.
— Dites au portier que vous désirez voir le gondolier Carlo, poursuivit le général. Et ensuite, demandez à celui-ci de vous y conduire. Parlez-lui du rio di San Felice. Il vous déposera à l’entrée du casino. Le lieutenant Grillparzer a une moustache. Vous le reconnaîtrez facilement à la petite tache rouge au-dessus de son sourcil gauche. Il ne joue qu’à la roulette.
1- Anse. (N.d.T.)